L’amandier sauvage

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L’amandier sauvage

A Malbosc c’est la première accolade du printemps. Les fleurs rose pâle de l’amandier sauvage donnent au vent l’intelligence de leur parfum. La couleur ajoute saveur à l’air, appuie son côté brise douce, son côté "fait pour l’homme". On est loin de la bourrasque, de l’ouragan, encore plus de la tornade qui évoque la violence des forces d’avant nous, d’avant les hommes, celles que les Grecs attribuaient aux Titans en leur prêtant à la fois la noblesse admirable du tellurique et du cosmique, l’énormité de tout ce qui, précédant l’homme, porte pour nous le nom si ambigu de Nature. Hérité du natura latin sensé traduire le φύσις, physis grec, elle ne correspondait nullement à ce qu’aujourd’hui nous appelons la matière physique, les objets du monde sensible, solides, palpables, mesurables, posés dans leur séjour terrestre et devant lesquels au fond les Grecs, comme nous, étaient interdits.

Ce n’est pas sans raison que je m’entiche de l’amandier sauvage au moment même où éclosent celles qui en font sa beauté : les fleurs. Les fleurs ne sont que le moment d’autre chose d’avant et de ce quelque chose qui viendra après, et c’est en se plaçant dans ce processus qui interroge nos âmes que nous pensons. Nous pensons à la fleur en tant qu’elle est éclose de ce qui avant n’était pas elle mais allait le devenir sans que nous connaissions le chemin qui allait y mener. De même, nous ne connaissons pas le chemin qui nous en éloignera et qui fera d’elle la chute du un à un de ses pétales. C’est alors la prairie qui prendra la relève en accueillant ce qui va lui être un tapis de splendeur. L’amandier au printemps est un moment de l’être, du εἶναι, eĩnai des Grecs, mot magique dont le sens ne peut que se mêler à celui de λόγος, contemplation non devant ce qui est, mais devant ce qui passe de toute éternité et qui, dans le passage bref de la manifestation, nous offre l’interrogation fondamentale sur ce "qui est, qui fut et qui sera", qu’Héraclite propose dans sa formule : Phúsis krúptesthai phileĩ, Φύσις κρύπτεσθαι φιλεῖ, « La nature aime à se cacher » et j’ajoute, ce qui est la ruse de la ruse, qui aime à se cacher en se montrant.

Alors, évidemment, il ne sera pas difficile d’étendre le concept à l’amour qui est précisément lui aussi ce qui aime à se cacher en se montrant. Et j’ajoute qu’il s’agit là de toutes les formes de l’amour, aussi bien la physique que la non physique, puisque, là encore, je suis bien obligé de revenir à ce qui fait notre dispute d’homme d’aujourd’hui, le "physique", qui n’est pas la φύσις mais un de ses moments. Aimer quelqu’un c’est apparaitre à lui et disparaître à nouveau en lui laissant subodorer l’artifice de la prochaine apparition. C’est au moment tragique où l’apparition de l’être ne peut plus ruser avec la physis moderne, rétrécie au physique, que surgit la promesse, souvent trahie, des amants. Si je me révèle à toi dans ce qui n’est plus que le physique de ma φύσις alors, tu ne m’en tiendras pas rigueur même si tu fais semblant de l’aimer plus que l’autre, dit la femme à l’homme. L’homme à cela, ne sais que répondre car il est tout autant embarrassé de savoir que son physique n’est pas sa φύσις. Et pourtant, c’est là que surgit une autre forme de l’amour qui est l’amour reconnu comme corporel tout comme le Dieu a lui aussi choisi d’être corporel, de laisser apparaître son physique dans le monde en espérant de tout son cœur de Dieu que les hommes ne seraient pas tout à fait dupes. Ils l’ont été mais cela ne pouvait pas être autrement. Révéler l’être aux hommes, la Chairdont ils sont faits était de la même nature que de les amener à ne plus seulement se réjouir des fleurs de l’amandier mais de leur passage. Nous sommes des passants avec pour tout vêtement, toute couverture, chacun, une ceinture non de fleurs mais de feuilles de figuier. A l’appel de Dieu, nous fûmes obligés de nous cacher. "Qui vous a révélé que vous étiez nus"? dit-il dans Genèse III, 11, que vous étiez devenus l’Être dans sa manifestation physique? Jésus fut passant. Tandis que les amants se querellent car il leur est bien difficile de se sentir avant la fleur et après elle, quand eux-mêmes, devenus tapis de pétales de leur propre vie, ils la foulent. C’est pourquoi Jean au chapitre XIII-18 affirme "Celui qui mange mon pain me foule aux pieds". C’est le mystère qui suit celui de l’amandier sauvage et de l’amour.

Marc Gébelin