La référence de 1992

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La référence de 1992

Dans notre “F&C” d’hier 14 avril, nous avons fait référence à la période de l’immédiat-après Guerre froide jusqu’à l’élection de 1992, comme à une période de “crise identitaire” US. Nous avons proposé l’idée que cette période constituait le début d’une séquence historique dont 2008 illustre le développement dramatique; nous avons même proposé l'hypothèse qu’elle contenait, d’une manière potentielle mais profonde, tous les effets catastrophiques qu’on identifie aujourd’hui aux USA, à l’occasion de la catastrophe irakienne.

«Cette intervention de la guerre en Irak sur la psychologie US est particulièrement impressionnante. Elle dément toutes les analyses qui opposaient la guerre du Vietnam à la guerre en Irak, en constatant que l’Irak n’avait guère d’effets sur la population US alors que le Vietnam avait déclenché des troubles profonds aux USA même. Le texte de Herbert est une bonne illustration de la prise de conscience que nous devons avoir, que l’effet de l’Irak, par le biais de l’économie mais surtout de la psychologie, est aujourd’hui très certainement beaucoup plus profond que l’effet du Vietnam sur les USA dans les années 1960.

»Pour élargir le propos, on devrait aller jusqu’à avancer l’hypothèse que l’effet de l’Irak sur l’Amérique a précédé la guerre elle-même, que l’Irak n’est évidemment, dans ses soi-disant effets sur l’Amérique, qu’un révélateur d’une situation dont la latence n’aurait pas du dissimuler la gravité. Tout ce qui a précédé la guerre en Irak dans la séquence historique concernée, c’est-à-dire toute l’évolution de l’Amérique au moins depuis sa “crise d’identité” de la fin de la Guerre froide, tout son malaise mis à jour par la fin de la Guerre froide, semble s’être synthétisé dans la guerre en Irak. Ce conflit semble être le “Moment” cathartique du malaise américaniste, qui se transforme désormais en crise intérieure ouverte: crise économique pour ses manifestations concrètes les plus précises, mais aussi crise générale de l’état du pays et, pire que tout, une crise de la psychologie d’une ampleur fondamentale.»

Certes, il va sans dire que cette “crise” en général oubliée, et même le plus souvent ignorée dans sa profondeur lorsqu’elle eut lieu, de la période 1989-92 et culminant en 1992, n’est qu’une reprise d’une crise latente qui fut dissimulée par la Deuxième Guerre mondiale et la Guerre froide. Néanmoins, elle a son intérêt spécifique et mérite d’être considérée pour elle-même.

Nous l’avons fait récemment dans nos éditions papier de notre Lettre d’Analyse de defensa & eurostratégie, dans le Volume 23, n°10 du 10 mars 2008 (rubrique Analyse). C’est cette analyse que nous reproduisons ici.

1992 revisité

Une référence s’impose de plus en plus pour l’année des élections présidentielles de 2008 aux USA: le climat (plus que les élections elles-mêmes) de l’année électorale 1992

Il est caractéristique pour notre propos, – et une bonne introduction à cet égard, – que l’indice de confiance des Américains dans la situation économique de leur pays soit tombé à 69,1. C’est le chiffre le plus bas depuis février 1992. Comme 2008, l’année 1992 est une année électorale (défaite du président sortant G.H. Bush, victoire d’un gouverneur de l’Arkansas parfaitement inconnu, Bill Clinton). Comme 2008, l’année 1992 est une année de crise économique.

Mais il y a d’autres similitudes plus intéressantes, sur lesquelles nous nous proposons de nous arrêter. La comparaison ne sera pas de type électoral, du point de vue précis des élections. Les conditions de 1992 étaient complètement différentes à cet égard de ce qu’elles sont en 2008. En 1992, au contraite de 2008, il y a un favori parfaitement identifié, et un président arrivé au terme de son premier mandat et sollicitant un second mandat, – il s’agissait du même, président sortant et favori.

Nous intéressent donc les similitudes de situation, aussi bien de la situation politico-économique dans son sens le plus large que de cette chose plus incertaine et plus insaisissable qu’on nomme “climat”, et qui définit une époque bien mieux que les chiffres et les statistiques.

Il se pourrait qu’on puisse offrir une méthodologie de classement à cette occasion, une méthodologie renvoyant justement à une situation générale et à un “climat” plutôt qu’aux séquences d’événements. L’hypothèse serait que 1992 a ouvert une période que 2008 pourrait bien achever. Un point fixera à cet égard notre pensée: c’est en 1992 (en février, justement) qu’une fuite communique à la presse les grandes lignes d’un document signé notamment par un nommé Paul Wolfowitz, fonctionnaire au Pentagone, et présentant les structures et les moyens d’une situation de domination militaire hégémonique du monde par les USA. Ce rapport est cité comme l’inspirateur de la politique hégémonique post-9/11 de l’administration GW Bush.

Une campagne électorale révolutionnaire et dissimulatrice... Derrière la crise économique finissante et la défaite de Bush-père se dissimulait bien autre chose.

Lorsqu’il commenta sa défaite complètement inattendue, le président George H Bush, père de l’actuel président, accepta l’explication qu’avaient avancée certains, selon laquelle il lui avait manqué la “vision thing” (“le truc de la vision”). Le slogan de l’inconnu du scrutin devenu candidat démocrate puis président des USA “par surprise”, le gouverneur Bill Clinton, était curieusement complètement à l’inverse, c’est-à-dire curieusement conforme à la faiblesse que s’était reconnu Bush-père: «It’s economic, stupid» (en gros: “c’est l’économie qui compte, idiot!”). C’est une chose assez curieuse: le vaincu donnait comme explication de sa défaite ce que le vainqueur n’avait cessé d’exprimer durant sa campagne électorale.

George Bush s’était montré terriblement terre-à-terre durant la campagne. Il était confiant d’une part dans son prestige de la victoire de la Guerre du Golfe, d’autre part dans le fait que la crise économique s’était effectivement terminée au printemps 1992, après des interventions assez “politiques” (pour le président sortant) du président de la Federal Reserve, Alan Greenspan. Il jouait son bilan et son prestige, et rien d’autre. Il estima qu’il s’était gravement trompé en n’offrant aucune vision (“MI>the vision thing”) au public américain, en ne leur parlant que de choses concrètes, pratiques, courantes. Mais qu’avait donc fait son vainqueur, sinon de parler de cela, justement? Clinton parlait d’économie et de rien d’autre, offrait des perspectives de croissance, de technologies nouvelles, etc. Clinton offrait le “jeunisme” en matière d’économie.

En réalité, cette campagne électorale ne se joua sur rien de concret. Seules parlèrent les “images”. En cette matière, Clinton était le maître. Il sut si bien y faire à cet égard, en faisant naître autour de lui une sorte d’aura de nouveauté, de mystère de renaissance, que son élection, puis sa prestation de serment au début de 1993, se déroulèrent dans une ambiance survoltée où l’on évoqua le «mystère de la renaissance de l’Amérique». Le reste est connu: ce fut la présidence Clinton. Si certains veulent y voir une “renaissance”...

L’intérêt de ces élections de 1992 nous avait peut-être échappé. Sans doute le situerait-on plus volontiers lors des premières primaires de février 1992. Un candidat républicain dissident et isolationniste, Patrick J. Buchanan, devançant temporairement le candidat George Bush le père dans le New Hampshire, provoqua une panique mémorable dans la direction du parti républicain. On y crut presque lorsqu’on entendit Buchanan annoncer dans un ricanement sarcastique que les Américains en colère, «avec les fourches de leur révolte», allaient marcher sur Washington. Cette victoire sans lendemain de Buchanan ponctuait un automne (1991) de mécontentement que le colonel David H. Hackworth, héros huit fois décoré de Corée et du Vietnam, devenu collaborateur de Newsweek, décrivait de cette façon le 10 novembre 1991: «Une insatisfaction révolutionnaire souffle sur l’Amérique comme un vent glacé. Une révolte est en train de naître. [...] Les gens en ont assez d’entendre qu’ils sont sur la terre promise alors qu’ils se voient pris dans les rets des raisins de la colère. Ils veulent une direction qui mène par l’exemple, non par les sondages. Ils nous disent dans les rues qu’ils en ont assez de ceux qui ont corrompu l’Amérique. [...] Et les cyniques parmi nous interrogent: “Pourquoi nous sommes-nous battus? Nous avons gagné la Guerre froide mais nous avons perdu notre pays!»

Ce mécontentement suivait une sorte de “bulle” d’enthousiasme qui avait naturellement accompagné la victoire dans la guerre du Golfe, en février 1991. Cet enthousiasme avait culminé à l’été 1991, alors que les sondages donnaient un indice de satisfaction en faveur du président Bush de plus de 90%. C’était évidemment une popularité sans précédent pour un président qui se trouvait dans sa troisième année de présidence. Quatre mois plus tard, à l’automne, sa cote de popularité était en-dessous de 40%. Les Américains avaient retrouvé une réalité qui était faite de conditions économiques de récession, d’une inégalité grandissante, d’une colère et d’une méfiance sans précédent pour la direction politique et les élites du pays. En décembre 1991 le jeune candidat démocrate inconnu Bill Clinton, gouverneur de l’Arkansas, donnait une conférence à Georgetown University où il déclarait: «Etant donné nos problèmes intérieurs, nous devons d’abord prêter attention à notre population et à ses besoins. [...] Nous devons avoir à l’esprit la principale leçon de l’effondrement du communisme. Nous ne l’avons jamais battu sur le champ de bataille. L’Union Soviétique s’est désintégrée de l’intérieur, – de ses échecs économiques, politiques et spirituels.» L’éditorialiste Leslie Gelb commenta ce discours en observant, dans la même veine et, d’une façon plus directe, en évoquant la possibilité de l’arrivée d’un Franklin Delano Roosevelt, – qui aurait pu être le jeune Bill Clinton, pourquoi pas? «1992 pourrait être une année aussi déterminante que 1932. Les Américains ont peur de l’avenir. Ils sont prêts à des changements en profondeur.»

Cet extraordinaire pessimisme de la population américaine était largement débattu. Pour la plupart des analystes, il était effectivement dû à la situation économique. Cette analyse était bien courte et, surtout, elle aurait dû annoncer une renaissance dès 1992 puisqu’à partir de mars l’économie abandonna sa tendance négative pour recommencer à s’améliorer avec régularité et vigueur. Cette reprise n’apporta rien de fondamental du point de vue politique. Le désenchantement pour le président sortant, c’est-à-dire pour les élites washingtoniennes, se confirma et conduisit la campagne électorale jusqu’à la surprise de novembre 1992 et l’élection du jeune gouverneur de l’Arkansas qui n’était pas un homme de Washington. On salua avec enthousiasme le «mystère de la renaissance de l’Amérique».

L’année électorale 1992, qui aurait pu être “aussi déterminante que 1932”, avait montré la crise d’identité de l’Amérique

Il y eut beaucoup d’analyses et d’exégèses durant cette période, sur le malaise de l’Amérique. On pouvait en percevoir les prémisses dans les années 1985-1990, marquées notamment par le livre best-seller de Paul Kennedy sur le déclin des empires qui s’appliquait au cas américaniste. En février 1992, l’historien William Pfaff publia son analyse sur le cas, en deux articles publiés par l’International Herald Tribune. Pfaff expliquait:

«But we are in another dimension when people can say — as does the distinguished psychiatrist Robert Jay Lifton — that individual Americans “no longer know how to view the world or how to understand our own national problems.

»To a remarkable degree, the personal lives of Americans have been shaped by the conflict with communism. This always is true in a war, of course. But when other wars have ended, Americans have been left in no doubt about who they are, what they should do, or what the nation’s purpose really is.

»Today those doubts exist. It is as if the quality of America itself has in these 40 years been stripped clown, so as to cause people to believe that winning the Cold War was all that the United States was about.»

La thèse est claire. Pfaff jugeait que la crise que traversait l’Amérique était une “crise d’identité”, – beaucoup plus qu’une crise parce que les Américains n’avaient plus d’ennemi, comme de nombreux analystes faisaient l’hypothèse. («I argue simply that the disorientation and anxiety felt by Americans in this aftermath, this hangover, of the Cold War, have to do with the loss of an identity — not the loss of an enemy.») Implicitement, on pouvait ajouter que la disparition de l’ennemi avait révélé, ou précipité la crise de l’identité, donc que souvent l’“ennemi” fut utilisé, sinon créé pour dissimuler la crise de l’identité. Cette appréciation dépassait évidemment la seule dimension économique (la crise qui affectait les USA depuis 1988-1989) pour aborder les matières essentielles. C’est elle qui se reflétait dans les soubresauts de la campagne électorale et, finalement, dans la défaite de Bush-père. Effectivement, il avait manqué au président sortant la “vision thing”.

Pour autant, Clinton leur avait-il donné cette “vision”, aux Américains? On dira plutôt que son élection dut l’essentiel au fait qu’il se trouvait là, nouveau-venu sympathique, en apparence sans guère de liens avec les politiciens de Washington, et surtout maître de l’“image”, de la manipulation des perceptions. Clinton épousa irrésistiblement le mécontentement populaire, avec le nécessaire complément du succès du candidat indépendant Ross Perot (19% des suffrages exprimés) qui attira à lui une partie non négligeable de l’électorat naturel de Bush-père.

L’élection de 1992 fut parfaitement une élection contre l’establishment, correspondant tout aussi parfaitement à cette crise d’identité dont parle Pfaff. Le rôle non écrit mais fondamental des élites dirigeantes d’un pays qui se prétend une nation est bien de représenter cette identité nationale dans laquelle la population entend se reconnaître et autour de laquelle elle entend se rassembler. Le divorce d’avec l’establishment impliquait d’abord que la population ne se reconnaissait plus dans ces élites. De ce point de vue, on se trompait si on attribuait les turbulences de l’élection à la seule crise économique, malgré le «It’s the economic, stupid» du vainqueur. La belle victoire de Clinton, – “belle” qualitativement plus que quantitativement, – reposait sur un quiproquo, sur une interprétation largement contestable.

L’année 1992 fut une année de dupes, si l’on en juge par ses suites. L’élection de Clinton fut à cette image. Partie sur des orientations réformistes en répudiant de trop grandes ambitions en matière de politique extérieure, elle se heurta au coup d’arrêt des élections de 1994 qui envoyèrent une majorité républicaine radicale au Congrès et abandonna ses orientations principales. Elle abandonna ses projets réformistes intérieurs et adopta une politique extérieure d’affirmation tonitruante, basée notamment sur une représentation virtualiste où Clinton était évidemment le maître. Le grand tournant dans la psychologie américaniste se situe à l’été 1996, avec les Jeux Olympiques d’Atlanta et l’affirmation hyper-nationaliste qui l’accompagna, précédant une réélection surprenante d’aisance de Clinton. Moins d’un an plus tard sont proclamés les principes d’une nouvelle association, Project for a New American Century, qui proclame: «We aim to make the case and rally support for American global leadership.» Parmi les 25 signataires, des gens qu’on retrouvera rapidement: Cheney, Rumsfeld, Wolfowitz, Libby. Un seul Bush est présent à la signature: Jeb, – GW n’ayant semble-t-il pas été averti. La présidence GW Bush est en marche, avec, dans la foulée, la politique belliciste, interventionniste et hégémonique d’après le 11 septembre 2001.

Ainsi est résolu le quiproquo originel (c’est-à-dire, pour la période, le quiproquo de l’année 1992). Contrairement à la réponse proposée par William Pfaff («...have to do with the loss of an identity — not the loss of an enemy»), l’affirmation est faite que c’est l’absence d’ennemi qui est la cause du malaise de la psychologie américaine qui a connu un point paroxystique à l’occasion de l’élection de 1992. La démarche consiste à confondre la cause et la conséquence. A l’idée que c’est la crise d’identité qui crée le “besoin” d’ennemi est substituée l’idée implicite que c’est l’existence d’un ou de plusieurs ennemi(s) qui crée la crise d’identité. Le groupe du New American Century, néo-conservateur dans la manipulation mais très américaniste dans l’esprit (selon la doctrine de l’américanisme), argumente a contrario que l’Amérique a besoin de n’avoir plus aucun ennemi pour vivre paisiblement et écarter toute crise d’identité. Il suffit donc de dominer le monde d’une main de fer. Ce sera fait...

Comment 2008 ressemble à 1992 d’une façon à la fois mimétique et antinomique: la crise d’identité insiste décidément

La conclusion de cette appréciation de l’année 1992 est évidemment que le malaise qui se manifesta à cette occasion, qui fut souligné, ponctué ou “authentifié” par la crise économique, fut “kidnappé” et détourné plutôt que guéri. C’est évidemment Clinton qui lança, dès 1993-1994 une globalisation financière puis économique à outrance, avec ce modèle ultra-libéral que Anatole Luttwak baptisa “turbo-capitalisme”; puis, à partir de 1996, la course à l’affirmation hégémonique des USA, dans laquelle la politique post-9/11 s’inscrit comme une dramatisation brutale mais nullement contradictoire. C’est un cas typique de “fuite en avant” à l’échelle de la planète, avec accélération de type post-combustion à partir du 11 septembre 2001.

L’année 2008 est-elle l’année électorale de retour aux réalités, ou un double à la fois mimétique et antinomique de l’élection présidentielle de 1992 qui révéla le malaise fondamental mais ne permit pas qu’on s’attelât sérieusement à son examen? (D’ailleurs, la question subsidiaire mais fondamentale se pose évidemment et irrésistiblement: est-il prudent et concevable d’examiner ce malaise? A-t-il un remède, sinon dans les thérapies les plus radicales que le système ne peut envisager sérieusement? 1992 serait alors l’année où l’on fut bien contraint d’ôter le pansement couvrant la plaie, et où on le remit précipitamment devant le spectacle ainsi découvert.)

On peut avancer un élément de réponse en détaillant les analogies mimétiques ou/et antinomiques des caractères des deux élections.

• La crise du rôle des USA dans le monde. En 1992, ce problème posé depuis la fin de la Guerre froide avait semblé connaître un début de résolution avec la guerre du Golfe: une victoire rapide et éclatante, mais aussitôt suivie d’un repli. L’accueil très défavorable fait à la Policy Guidance signée par Wolfowitz et dévoilée en février 1992 par une opinion toute entière accaparée par la crise économique semblait indiquer une réponse ambiguë par élusion du problème. En 2008, le même problème est posé par le biais de la catastrophe irakienne mais il ne pourra pas cette fois être éludé. Les candidats sont obligés de prendre des attitudes marquées sur cette question.

• La crise économique. Elle était dans tous les esprits en 1992 mais elle était à son terme. Clinton fut élu sur des promesses économiques qui pouvaient être bâties sur un certain optimisme. Aujourd’hui, il y a également une crise économique mais à son début, sur la phase la plus sombre de la descente vers le pessimisme. L’indice de 69,1 de février 1992 signalé plus haut est le point le plus bas du pessimisme du public US pour la période, à partir duquel s’amorce la remontée. On jurerait que l’indice 69,1 de février 2008 est loin d’être le fond du gouffre du pessimisme du public, mais plutôt une étape vers un pessimisme encore plus noir. Les deux crises se répondent d’une façon mimétique mais s’opposent dans leurs effets d’une façon antinomique.

• La globalisation. L’élection de 1992 fut l’occasion de relancer (plutôt que lancer) un processus de globalisation “vendu” par l’optimisme clintonien et appuyé sur les connexions du même Clinton (du parti démocrate) avec les milieux financiers (Wall Street, avec Robert Rubin nommé secrétaire adjoint puis secrétaire au trésor de l’administration Clinton). En 2008, la globalisation est encore plus nettement à l’ordre du jour, mais cette fois en position d’accusée avec un net affrontement entre le “corporate socialism” (voir notre rubrique Journal) que dénoncent les démocrates (surtout Obama) et le libre-échange que soutiennent les républicains (de Romney à McCain).

• ...C’est en effet le dernier point que nous choisirons, qui caractérise l’élection de 2008 comme celle de 1992 et différencie ces deux élections de toutes les autres de l’époque post-1945: la présence d’un puissant courant “populiste” dans l’élection, à la fois anti-establishment, néo-protectionniste, opposé à la politique des grands conglomérats d’affaires (c’est-à-dire opposé à la globalisation). En 1992, c’est l’indépendant Ross Perot qui représenta ce courant et fit un remarquable résultat avec 19% des votants, qui fut un facteur important de la défaite de Bush-père. Une part non négligeable de ces 19% était des républicains refusant le libre-échange (ceux qui avaient soutenu Patrick J. Buchanan au début des primaires) mais refusant aussi de voter démocrate.

Cette fois, en 2008, la situation est à la fois plus confuse mais potentiellement bien plus originale ou exceptionnelle. Le plus remarquable de cette situation est que le courant traditionnellement marginal, par définition dirait-on, de l’opposition aux engagements de l’establishment, pourrait venir de cet establishment. C’est bien le candidat possible du parti démocrate qui s’affiche comme le plus populiste, le plus tenté par le néo-protectionnisme et la dénonciation du système dit “corporate socialism”. Obama sera-t-il le Ross Perot de 2008, qui mettrait en cause le principe sacro-saint du libre-échange? On comprend que celui qui est dénoncé comme «a dangerous left-winger» par Gerard Baker, du Times de Londres, puisse poser désormais un redoutable dilemme à l’establishment washingtonien et transatlantique.

Sans aucun doute, les similitudes sont nombreuses et remarquables, et touchent l’essentiel des choses, entre l’élection de 1992 et celle de 2008. Pour autant, il serait déraisonnable de chercher dans le déroulement de l’une (1992) un modèle prévisionniste pour l’autre (2008). Ne serait-ce que ce point capital, qui l’interdit: les acteurs principaux ne tiennent pas les mêmes rôles et ne répondent pas aux mêmes motifs. L’année électorale 2008 est à la fois très similaire à l’année électorale 1992, et complètement différente. L’essentiel est bien qu’il existe, au-dessus de tout, la sensation de l’essentiel, de se trouver effectivement à un moment politique charnière.

Le passé éclaire le présent comme jamais sans doute il ne fit: nous ne pouvons comprendre le caractère exceptionnel des événements que nous vivons si nous nous privons de cette lumière

2008 n’est pas 1992 et pourtant 1992 éclaire 2008. Entre les deux élections, les problèmes fondamentaux identifiés en 1992 sont restés irrésolus. Ce sont toujours les mêmes. L’entre-temps, agité comme l’on sait d’événements exceptionnels, n’a fait que les aggraver. On pourrait croire que 2008 pourrait figurer comme l’année où il n’est plus possible d’écarter ces problèmes, qu’il faut décidément les affronter pour ce qu’ils sont.

Cette idée est renforcée par le fait que ces problèmes, qui étaient jusqu’alors ignorés par les deux grands partis et laissés aux extrêmes et aux marginaux, ne le sont plus désormais et ont pénétré d’une façon ou l’autre les deux partis.

Pour autant, rien n’est fait et il est impossible de tirer de ces constats quelque conséquence que ce soit, pour nous autoriser une prévision. La situation que nous décrivons est rendue extrêmement fluide et incertaine par les querelles et affrontements internes à l’intérieur des deux grands partis, qui tiennent autant à des querelles de personnes qu’à des affrontements de positions devant ces grands problèmes identifiés. La querelle est ouverte au sein du parti démocrate. Elle existe également au sein du parti républicain, de façon plus diffuse. La nomination de John McCain est loin de faire l’unanimité et réserve peut-être des surprises par rapport à la base républicaine.

Il reste, par-dessus tout, les événements. La catastrophique guerre irakienne alimente une crise économique dont la puissance pourrait n’avoir pas de précédent, exactement de la même façon que personne ne l’a vue venir dans la situation où elle se trouve aujourd’hui. Le système de l’américanisme est puissant mais la crise générale pourrait s’avérer l’être bien plus. C’est peut-être là la plus grande différence entre 1992 et 2008.


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