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2418Ce texte est extrait de la Lettre d'Analyse bimensuelle dedefensa & eurostratégie (dd&e), à partir de laquelle le site dedefensa.org a été développé. Il a été publié dans la rubrique Analyse, de defensa & eurostratégie, Volume 14, n°07 du 10 décembre 1998.
Il est assez rare qu'un officier britannique prenne la plume pour exprimer un avis assez tranché sur une matière qui, bien que militaire, a une forte connotation polémique, et par conséquent une dimension politique implicite ; encore plus lorsque le Britannique parle, en termes également assez tranchés et fort critiques, de l'allié (militaire) américain. Accordons donc toute notre attention au texte du lieutenant-colonel D.T. Eccles, du Royal Tank Regiment, publié dans The British Army Review n<198>114, du 14 novembre 1998. Le titre de l'article est : « Risk Aversion and the Zero Defects Culture ».
L'avertissement du lieutenant-colonel nous rassure : « Ce qui suit n'est pas une tentative de dénigrer l'Amérique ou les Américains. » Il y a encore d'autres phrases pour renforcer notre soulagement, et notre conviction qu'il n'y a chez l'officier britannique aucune détestable malice. Il s'agit plus simplement d'un constat de la propagation d'« un processus insidieux qui pourrait fort bien se développer au coeur de nos propres forces armées » (habile lieutenant-colonel : le “mal américain” n'est peut-être pas seulement américain).
Suivons la description que fait Eccles du phénomène. Il énumère quatre points, que nous lui empruntons :
• « La nervosité sur la question de [...] la sécurité physique des soldats. » Eccles décrit le comportement des militaires américains, pour lesquels « chaque dépla-cement hors d'une base se fait avec quatre véhicules, les soldats portant leurs tenues de combat, leurs casques et leurs fusils ». Toute mission est aujourd'hui planifiée selon le principe du “100%” (« opérations organisées de façon qu'il n'y ait aucune perte »). Le résultat est l'impression d'une tension permanente, et l'effet inverse à celui d'un pays revenant à une situation normale.
• L'attitude du politically correct est générale dans le corps des officiers, avec des promotions « basées non sur les capacités réelles, mais sur l'origine raciale et le sexe ».
• La crainte du corps des officiers d'une erreur administrative qui pourrait être exploitée par les médias et dénoncée comme un abus de privilège est devenue paralysante jusqu'à la caricature.
• Un conformisme systématique dans les attitudes et les jugements : « le jugement indépendant et le débat intellectuel est l'exception et, en public, un consensus total et malsain prévaut ».
Cet ensemble de caractères a engendré une « intolérance pour les erreurs qui est connu comme la “zero defect culture” chez les militaires américains ». Le lieutenant-colonel n'en veut pas de manière spécifique aux Américains ; il n'empêche que sa description s'attache à des caractéristiques psychologiques et de comportement qui sont, pour l'instant, spéci- fiques aux Américains. La « zero defect culture » est bien cette attitude qui consiste à refuser la possibilité de tout accident qui pourrait interférer dans les règles, et par conséquent le refus de l'intrusion de la réalité ; pour faire bref, et pour notre compte, il s'agit de ce que nous désignons comme la doctrine du “zéro-mort”, car c'est bien autour de cette idée centrale qu'est apparu ce refus de la réalité, les autres attitudes conformistes (refus d'une opinion contradictoire, refus d'une initiative personnelle, refus du jugement personnel) s'étant greffées naturellement autour de ce comportement général.
Deux points à noter encore pour mieux clarifier la forme du débat que nous proposons dans cette analyse :
• La conviction très intéressante, que nous partageons, qu'il s'agit désormais d'une « culture », bien plus que d'un accident, d'un “syndrome”, d'une aberration, etc. C'est-à-dire quelque chose qui a pénétré les comportements, la psychologies et les moeurs, et qui influe désormais sur la pensée (i.e., la doctrine militaire et son évolution) et sur les actes (i.e., les opérations militaires et la façon dont elles sont planifiées, décidées et exécutées). Au-delà, et compte tenu de l'usage considérable de la puissance militaire que font les Américains dans leur politique étrangère, c'est cette dernière qui est d'ores et déjà imprégnée par cette culture et le sera de plus en plus.
• L'affirmation répétée par le lieutenant-colonel Eccles qu'en parlant des Américains, c'est à toutes les forces armées (d'abord les britanniques) qu'il adresse un avertissement ne nous convainc pas. Jusqu'à nouvel ordre, le zéro-mort n'est pris en compte que par les Américains, notamment au niveau essentiel de la forme et de la planification des missions. D'autre part, et c'est le fondement de cette analyse, nous pensons qu'il y a derrière cette attitude pour l'instant seulement américaine et qui a ainsi de fortes chances de rester seulement américaine, une formidable réalité américaine, à la fois historique et psychologique, qui marie effectivement ce phénomène à ce pays.
D'où vient zéro-mort ? Quelles sont ses racines ? L'affirmation commune est qu'il s'agit d'une pression populaire relayée par le phénomène médiatique, qui force les dirigeants politiques et militaires à réduire à quasi-rien le risque de pertes humaines. C'est une affirmation gratuite, ou en tout cas de circonstance, qui n'est vérifiée par rien, et qui est par contre démentie par des réalités statistiques. Les enquêtes d'opinion américai-nes sont très révélatrices : elles montrent la constance d'une opinion assez classique, repoussant évidemment les pertes inutiles, les pertes subies dans des “guerres injustes” ou des guerres injustifiées, et par contre l'acceptation des pertes malheureusement nécessaires lorsque le conflit est justifié. (1) La pression médiatico-populaire apparaît dans ce cas comme un mythe, créé pour les besoins de la cause, et d'ailleurs pas nécessairement d'une manière consciente, et dont l'effet principal est évidemment de justifier une attitude désormais fondamentale dans la direction politico-militaire américaine (il s'agit bien de « cul- ture »).
Nous chercherons les racines de zéro-mort du côté de ceux qui ont assimilé cette idée jusqu'à en faire une part de leur culture, c'est-à-dire principalement le corps des officiers américains et surtout le commandement, qui donne l'impulsion des attitudes générales. Nous déterminons la circonstance décisive avec cet événement fondamental que fut, pour les États-Unis et son establishment militaire, la guerre du Viet-nâm. Nous verrons aussitôt qu'il ne s'agit pas, avec l'événement du Viet-nâm, des racines elles-mêmes de zéro-mort, mais de l'événement qui, à l'occasion d'une crise majeure, activa ces racines pour mener à la situation présente ; il nous y conduira néanmoins, plus sûrement que peut le faire un fil rouge.
On considère ici l'effet de la guerre du Viet-nâm sur l'establishment militaire américain à travers l'histoire durant la période de son haut commandement, l'équivalent américain d'un “grand état-major général” ; il s'agit de ce que les Américains désignent comme le Joint Chiefs of Staff (JCS), établi formellement en 1947 mais déjà en activité depuis 1941, où les trois chefs d'état-major (USAF, Army, Navy) siègent avec le commandant du Marine Corps sous la direction d'un président du JCS issu de l'une des trois armes, et ce dernier plutôt un coordinateur qu'un “chef” à proprement parler. Le JCS subit dès l'origine de l'engagement vietnamien des USA l'effet psychologique de ce conflit. Un des membres du JCS, dont l'influence fut réelle pour le domaine qui nous occupe (l'aboutissement à zéro-mort), tint dès l'origine un rôle important : le général Harold Johnson, chef d'état-major de l'U.S. Army, et par conséquent membre du JCS, de 1964 à 1968. [C'est en effet principalement l'évolution de l'U.S. Army qui est à la base du développement de la culture zéro-mort, qui a ensuite touché les autres armes.]
Au travers de l'attitude et des sentiments de Johnson, tels que l'historien Mark Perry les rapporte dans son livre Four Stars (2), on découvre le cheminement de la pensée militaire américaine à cet égard. Johnson était un rescapé de “la Marche de la Mort” de Bataan, en 1942 (cette marche forcée imposée par les Japonais, dans des conditions inhumaines, à des milliers de prisonniers américains faits à la chute des Philippines au début de 1942, et qui amena la mort de milliers d'entre eux pendant la marche elle-même). Pour Johnson, il s'agissait d'un événement tragique à la fois par son caractère cruel du point de vue humain (« Dieu nous était très proche et très réel », dit-il), et par l'humiliation délibérée qu'il imposa aux États-Unis au travers de leurs forces armées. Bien plus encore que le Viet-nâm, la chute des Philippines constituait la première et la plus terrible défaite, et la plus profonde humiliation qu'ait subie l'Amérique dans son histoire, et surtout la première défaite et la première humiliation de cette ampleur infligées aux forces armées américaines dans leur histoire. Ce qui justifie cette appréciation est qu'on pourrait apprécier que la guerre du Pacifique est, pour les militaires américains, et essentiellement pour l'U.S. Army, constituée de “deux guerres”, entre l'attaque de Pearl Harbor et les mois de déroute qui suivirent, et d'autre part la contre-attaque dont le point initial est la victoire de la bataille de Midway en mai 1942, et qui démarra réellement avec la victoire au terme de la longue et terrible campagne de Guadalcanal en 1942-43 : la première “guerre” fut une défaite et une humiliation complètes, dans les premiers mois du conflit, dans le théâtre du Pacifique oriental, et elle frappa particulièrement les garnisons avancées de l'U.S. Army (les Philippines) ; la seconde “guerre” fut une victoire totale, après la coupure de l'incertitude de 1942-43, celle-ci justifiant cette interprétation de “deux guerres”, essentiellement pour l'U.S. Army (la reconquête, en 1942-44, fut prise en charge essentiellement par l'U.S. Navy et le Marine Corps, avant que l'U.S. Army n'intervienne de façon substantielle sur le théâtre, avec la reconquête des Philippines, en 1944-45).
Pour des hommes comme Harold Johnson, il n'y eut qu'une seule “guerre”, et pas de reconquête et de victoire : capturé àBataan, Johnson passa le conflit dans des camps de concentration japonais, dans des conditions extrêmement pénibles et humiliantes. Pour lui, la reconquête et la victoire ne furent que des événements abstraits, extérieurs à lui, et d'autant plus aisément qu'effectivement ce sont des armes différentes (la Navy et le Marine Corps) qui en assurèrent l'essentiel de la charge.
Ainsi l'attitude de Harold Johnson pendant le conflit vietnamien apparaît très spécifique, et très démonstrative du phénomène qui mène à la culture zéro-mort. Si l'aboutissement (la culture zéro-mort) peut apparaître comme une caricature de comportements conformistes et administratifs, et par conséquent un blocage systématique de tout ce qui nourrit un comportement militaire efficace, l'origine apparaît au contraire pathétique et tragique et plonge dans la recherche d'un comportement militaire efficace, c'est-à-dire qui ne fasse pas bon marché des vies humaines.
Johnson était un officier sorti du rang. Sa carrière, autour du pivot que constitua la défaite des Philippines, la “Marche de la Mort” et son internement jusqu'en septembre 1945, est celle d'un officier préoccupé des réalités quotidiennes, des problèmes concrets, en un sens de la “majorité silencieuse” des soldats de l'U.S. Army, bien loin des affectations prestigieuses et des intrigues politico-militaires du Pentagone, et, au-delà, des théories brillantes des experts. Johnson commanda une unité au combat en Corée. Il fut un critique bouillant des tactiques de feu massif (artillerie, aviation) qui écrasent théoriquement l'ennemi et parfois les forces amies, qui nourrissent les statistiques mais ne conquièrent pas le terrain, qui font bon marché au bout du compte de la vie du soldat puisqu'elles lui laissent la tâche principale de la conquête du terrain après avoir donné l'illusion que la victoire n'est plus qu'une formalité. A cette époque, expliquait Johnson, « [l]'élément dominant des forces armées était le Strategic Air Command [SAC]. Il y avait l'affirmation que le SAC empêchait, dissuadait la guerre. Je n'étais pas très à l'aise avec cette affirmation, parce que j'avais servi en Corée et l'U.S. Army avait perdu dans ce conflit 35.000 hommes, tués au combat ... On avait du mal à comprendre comment tant de soldats étaient morts alors que le SAC, en principe, empêchait la guerre ».
Dans un establishment militaire américain dominé par les querelles des intérêts particuliers (ceux de la marine, ceux des aviateurs, etc.) et par l'accent essentiel mis sur les capacités technologiques (celles de la marine avec ses porte-avions et ses missiles, celles de l'aviation avec ses bombardiers et ses missiles), Johnson en arriva en 1964-65, à l'égard du conflit vietnamien, à adopter une attitude logique mais dont l'effet pourrait apparaître objectivement comme paradoxale. Lui qui dénonçait l'usage du feu massif, l'utilisation de la force aérienne (et navale par l'intermédiaire de l'aviation embarquée) comme moyen essentiel de mener une guerre dont le sort se réglerait finalement sur le terrain, lui qui tenait que la victoire revenait au fantassin confronté au quotidien de la boue et du sang, il se fit de facto l'avocat du “traitement” de cette guerre telle qu'on l'envisageait par les moyens “extérieurs” (feu massif justement, par le biais d'une intervention aérienne et navale privilégiée) qu'il dénonçait régulièrement. Mais l'on dit bien « cette guerre telle qu'on l'envisageait » : Johnson n'était pas adversaire d'une intervention terrestre massive (celle qui eut finalement lieu), mais selon une politique de rappel des réservistes qui aurait impliqué une véritable mobilisation générale, indiquant que le pays s'engageait véritablement dans la guerre, et dont il espérait qu'elle aurait galvanisé l'opinion publique. Cette thèse fut d'ailleurs quasi-constante au sein du JCS durant le conflit, et notamment chez le président du JCS, le général Earle Wheeler : les États-Unis devaient s'engager totalement dans le conflit, mobiliser la nation, et par conséquent impliquer toute la population autour de leurs forces armées, et écarter les terribles problèmes d'opposition à la guerre aux États-Unis même, et de moral puis d'indiscipline des forces armées sur le terrain. On sait que rien dans ce sens ne fut fait : on eut l'opposition àla guerre aux États-Unis, dans un climat de quasi-guerre civile, de terribles problèmes de moral et d'indiscipline sur le terrain, et pourtant un engagement massif (525.000 hommes) au bout de la stratégie dite du “gradualisme”, avec les pertes en conséquence (57.000 morts) et la défaite au bout du compte.
Le 22 juillet 1965, après le discours du président Lyndon Johnson annonçant l'envoi des premières forces régulières au Viet-nâm, Harold Johnson passa son plus bel uniforme, ferma son bureau et demanda à son chauffeur de le conduire à la Maison-Blanche. Dans la voiture, il décrocha ses étoiles de col de sa vareuse et joua avec. Arrivé à la Maison-Blanche, après un temps de réflexion, il remit en place ses étoiles et fit rebrousser chemin. Quelques années plus tard, il se rappelait cet instant : « J'aurais dû aller voir le président. J'aurais dû jeter définitivement mes étoiles. J'aurais dû démissionner. Ce fut [la décision de rebrousser chemin] la pire, la plus immorale décision que j'ai jamais prise. »
Johnson critiquait constamment la stratégie de son commandant en chef de théâtre (le général Westmoreland). Son calvaire personnel devant une guerre cruelle qu'il voyait promise à la défaite était symboliquement marqué par sa volonté systématique d'écrire personnellement aux parents de tous les soldats tués. Certaines semaines terribles de 1967-68, cela faisait plus de 500 lettres que le général Johnson écrivait de sa propre main. Dans cette anecdote pathétique et cruelle, on trouve bien évidemment, plus qu'à débiter une longue théorie, la démarche qui conduit àl'absurde attitude représentée aujourd'hui par la “doctrine” zéro-mort. Entretemps, le pathétique a été remplacé par la caricature et l'inefficacité.
Parce qu'elle n'est pas exceptionnelle mais exemplaire, et parce qu'elle est effectivement la marque tragique d'un état d'esprit devenu général au sein des forces armées américaines depuis le Viet-nâm, la dimension tragique du destin de Harold Johnson fait s'interroger de façon fondamentale. Il existe nombre d'exemples de grandes armées ayant subi des défaites bien plus graves que celle du Viet-nâm pour les Américains (les Allemands en 1918 et en 1945, les Français en 1870, en 1940 et durant les guerres coloniales), et n'ayant pas pour autant engendré une “culture” si étrange qu'elle rejette comme insupportable et inacceptable le tribut inévitable de toute utilisation des forces armées dans leur fonction naturelle, une culture qui repousse la nature même de l'activité qu'elle prétend caractériser. Pourquoi, au contraire, les forces américaines ont-elles été à ce point transformées par le Viet-nâm, jusqu'à ce point qu'on leur voit aujourd'hui où la réalité frôle la caricature et en tout cas engendre l'inefficacité par paralysie, en complète contradiction avec l'affirmation pompeuse de George Bush du 27 février 1991 (« Nous avons enterré dans les sables d'Irak le syndrome du Viet-nâm »)? Il doit nous apparaître évident qu'il y a une spécificité américaine, et elle dépasse le tragique accident vietnamien, et, à cette lumière, effectivement, ce n'est plus un accident ; et elle dépasse même le seul problème du fait militaire, et, à cette lumière, il ne s'agit plus d'un problème de culture militaire qui pourrait être confronté avec une autre culture militaire (non-américaine), mais bien d'un problème de culture américaine.
Nous trouverons une explication plus générale, c'est-à-dire fondamentale par rapport à l'idée et aux nécessités de la “nation” américaine, dans ce que le sociologue Tom Engelhardt nomme «la culture de la victoire». (3) Engelhardt explique comment la Guerre froide et les incertitudes qui l'ont accompagnée, et notamment l'incertitude sanglante que constitua la guerre du Viet-nâm, ont constitué pour l'Amérique un choc culturel immense. L'Amérique a dû abandonner la « culture de la victoire », qui s'exprimait souvent, et même systématiquement, par un travestissement et une réécriture constants de l'histoire américaine. Exemple fameux, les Indiens, qui furent les victimes interprétatoires de cette “culture” (et la Guerre froide mit effectivement fin àtout cela : parallèlement aux crises intérieures que connut l'Amérique, on vit fleurir, surtout à partir des années mil neuf cent soixante, du temps du Viet-nâm, une réinterprétation de la question indienne qui finit par imposer la thèse des Indiens victimes d'un génocide poursuivi sur trois-quarts de siècle alors qu'ils étaient jusqu'alors présentés comme des barbares qui ne devaient leur élimination qu'à leur agressivité et leur hostilité nihiliste aux bienfaits de la civilisation).
Ainsi comprend-on mieux le comportement de Harold Johnson. Ce qu'il craignait par-dessus tout, lui qui était un des rares Américains à avoir connu la défaite (à Bataan), c'était que la nation américaine fût contrainte au Viet-nâm d'abandonner la « culture de la victoire ». Engelhardt montre combien celle-ci a constitué, dès l'origine, un des ciments essentiels de la nation américaine, et ciment nécessaire dans la mesure où cette nation n'est pas née des vicissitudes de l'Histoire, et qu'elle est par conséquent profondément vulnérable à la relativité qu'impose l'Histoire : l'Amérique doit nécessairement gagner face aux défis de l'Histoire, puisque son existence même est un défi fondamental à l'Histoire ; céder à celle-ci, c'est mettre en cause sa propre essence.
Effectivement, la défaite du Viet-nâm a laissé dans la psychologie américaine une trace indélébile. En avril 1995, un analyste politique de la CBS, Joe Klein, faisait cette remarque : « Dans les années cinquante, quand tout était parfait, l'historien C. Vann Woodward écrivait que la grande différence entre les Américains du Nord et ceux du Sud était que le Sud avait perdu la guerre. Perdre une guerre a de sérieuses conséquences psychologiques. [...] Le reste de l'Amérique n'a jamais porté un tel fardeau, jusqu'au Viet-nâm. En ce vingtième anniversaire de la seule guerre que nous ayons perdu, nous sommes plongés dans une nostalgie dangereuse. Nous risquons de perdre une chose bien plus précieuse qu'une guerre, c'est notre optimisme, notre confiance naturelle, les qualités essentielles qui nous ont toujours définis aux yeux du reste du monde. » Traduisons : vaincus, nous, Américains, nous nous perdons, nous ne nous reconnaissons plus, nous ne sommes plus nous-mêmes, nous ne nous supportons plus, et au fond nous n'avons jamais existé ... La Victoire, c'est l'oxygène de l'Amérique. La défaite, c'est la négation par l'Histoire de cette nation non-historique.
Le lieutenant-colonel Eccles parle, dans l'analyse qu'il fait de l'étrange “doctrine” zéro-mort, de la guerre du Golfe comme de la cause originelle de cette conception américaine. « Le public américain, écrit-il, et par conséquent le Congrès, est une victime de son propre succès durant l'opération Desert Storm et croit désormais qu'une guerre peut être menée sans risquer aucune perte. » Bien sûr, sur ce point nous ne suivrons pas l'officier britannique, et même nous adopterons une interprétation quasiment inverse.
Comme on l'a vu, la guerre du Golfe a été présentée, selon la proclamation de George Bush déjà citée, comme l'occasion formidable « d'enterrer dans les sables d'Irak le syndrome du Viet-nâm ». On comprend désormais que cette proclamation ait été faite, et surtout dans quel but. Elle est évidemment éclairée par l'importance que nous accordons, à l'invitation des Américains eux-mêmes, à la guerre du Viet-nâm. Certes, la guerre du Golfe semblait l'occasion rêvée de guérir définitivement cette affreuse maladie (la maladie vietnamienne, ou disons « le syndrome du Viet-nâm », qui avait privé l'Amérique de sa « culture de la victoire »). La victoire guérirait la maladie et rétablirait dans sa complète nécessité « la culture de la victoire ». C'est le contraire que nous avons eu, car il apparaît décidément impossible de se débarrasser de la maladie, car la maladie s'est transformée entretemps en une véritable nouvelle culture, ou disons un ersatz de culture. A la place de « la culture de la victoire », nous avons la “culture zéro-mort”. Le remède (le Golfe) n'a pas guéri une maladie qui n'existait plus et était devenue une culture ; elle a agi comme une drogue dispersant un instant ses symptômes.
Depuis le Golfe, l'establishment militaire américain a décidé qu'il prolongerait désormais de manière structurelle l'application du remède que constitua la guerre du Golfe : non pas la « culture de la victoire » mais la culture zéro-mort. Son interprétation de la guerre du Golfe a été que ce conflit avait été une grande victoire parce que les pertes avaient été extrêmement réduites, par conséquent que le public américain, et la nation elle-même, étaient réconciliées avec la guerre dans la mesure où celle-ci ne ferait plus de victimes américaines. Bien entendu, tout cela est faux, et l'on a vu qu'on charge à cette occasion le public américain d'attitudes et d'appréciations qu'il n'a pas.
Tout naturellement, la logique absurde est poursuivie à son terme. Ce qui compte désormais, ce n'est plus la victoire per se, mais le zéro-mort, puisque le zéro-mort est devenu synonyme de victoire dans l'interprétation qu'on fait du sentiment du public. L'absurde effectivement est complet : àcette aune, et pour conserver intacte la thèse désormais sacrée du zéro-mort, on en viendra un jour à refuser complètement la guerre, c'est-à-dire à accepter la défaite, et ainsi, effectivement, on ne subira absolument aucune perte et la thèse zéro-mort sera spectaculairement confirmée.
(1) Voir dd&e, Vol13, n°09 du 25 janvier 1998, rubrique Journal. Une étude de la Rand Corporation analyse le comportement du public américain vis-à-vis des pertes et des conflits qui les occasionnent depuis la Deuxième Guerre mondiale (Deuxième Guerre mondiale, Corée, Viet-nâm, Liban, Panama, Golfe, Somalie). Elle note notamment que « l'aversion du public américain pour les pertes n'est pas nouveau, et celui qui est constaté dans certaines interventions récentes des États-Unis a moins à voir avec un refus accru supposé des pertes au combat qu'avec les mérites contestables des opérations engagées ». Ainsi, les pertes américaines pendant la Deuxième Guerre mondiale, guerre perçue comme “juste”, n'amènent aucune réserve de la part du public.
(2) “Four Stars, the Inside Story of the Forty-Year Battle between the Joint Chiefs of Staff and America's Civilian Leaders”, Mark Perry, Houghton Mifflin, 1989.
(3) “The End of Victory Culture, Cold War America and the Disillusion of a Generation”, Basic Books, 1995.