La Belgique en embuscade

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La Belgique en embuscade

La Belgique tient une place et un rôle inattendus, et trop peu dits, dans la “rébellion” européenne qui se développe depuis le 20 janvier. Ce fait si surprenant pour beaucoup mérite une observation un peu plus soutenue.

Nous extrayons cette rapide analyse de notre dernière parution, du 10 février 2003. Reprise de la rubrique Contexte, du Volume 18, n°10, du 10 février 2003, de la Lettre d'Analyse dedefensa & eurostratégie (dd&e).

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Belgique en embuscade

Depuis le 20 janvier, jour où la France a laissé entendre, — cela a été entendu très sérieusement,  — qu'elle pourrait mettre son veto à une résolution autorisant la guerre en Irak, — depuis ce jour, la crise Europe-USA est entrée dans sa phase aiguë. Les choses restent confuses. Nombre de spécialistes du genre évitent de prendre position et de mettre en cause leur position officielle. Les positions des uns et des autres sont si souvent travesties d'une rhétorique trompeuse que tout le monde s'entend à manier. Là-dessus, il reste les faits. L'on sait donc bien que le front de l'opposition à la poussée US, c'est la France et l'Allemagne.

Eh bien non... C'est, par ordre alphabétique, l'Allemagne, la Belgique et la France. (On pourrait ajouter le Luxembourg, quatrième larron à avoir voté contre l'acceptation immédiate du soutien aux USA, le 22 janvier à l'OTAN. Le Luxembourg est aussi un cas à part.) La Belgique travaille aujourd'hui de concert avec l'Allemagne et la France à trouver une solution pour écarter l'option de la guerre que veulent imposer les Américains. Lors d'une récente conférence du ministre des affaires étrangères Louis Michel, un auditeur signalait avoir reçu d'un ami médecin américain un message de son association félicitant Chirac et Schröder pour leur action contre la guerre, à l'ONU et ailleurs ; le conférencier répondit, dans un grand sourire : « Il aurait pu ajouter Louis Michel. » Nous nous intéressons donc au cas belge, auquel il semblerait qu'on ne rende pas toute la justice qu'il mérite.

Depuis quelques années, de façon très caractéristique et appuyée depuis l'arrivée de GW au pouvoir, de façon toujours plus affirmée depuis que l'ère post-9/11 tourne à l'aigre avec l'unilatéralisme US, la Belgique est apparue de plus en plus souvent au premier rang des évaluations discrètes qu'on peut faire des positions politiques. Si ce n'était indécent à dire, on dirait qu'elle est anti-américaine, et autant du côté flamand que du côté wallon. C'est le cas mais ne le disons pas de cette façon. La Belgique a pris de plus en plus ses distances avec les États-Unis, au point qu'une haute personnalité belge peut aujourd'hui visiter Washington et le Pentagone (quoique les invitations s'y fassent rares), assister à un briefing où on lui décrit les derniers systèmes d'arme américain, — mais ne pas entendre un mot sur le Joint Strike Fighter (JSF) ; s'en étonner auprès de son briefer (quand l'on sait l'importance attachée par les Américains à l'exportation de cette machine, et le fait que la Belgique va devoir envisager de nouveaux avions de combat pour cette décennie) ; enfin, l'entendre répondre sur un ton résigné mais sans hésiter « Nous savons que vous ne l'achèterez pas.  »

Tout cela n'a rien de déclaré, encore moins de déclamatoire, encore moins d'officiel, et tout ministre concerné commence son discours par un avertissement solennel selon lequel il n'est pas question une seconde, on y veillera, de verser dans 1“’antiaméricanisme primaire”. On sait alors que cela va barder pour GW et pour sa bande sur le Potomac.

L'origine est dans l'âme belge, – c'est du solide

Enfin, que se passe-t-il ? Faire partie, aujourd'hui, des opposants déclarés au bellicisme “bushiste” n'est pas chose aisée. On a vu des plus puissants que la Belgique battre en retraite piteusement pour bien moins de risques que ceux qu'ont pris les Belges. La Belgique est-elle héroïque ? Non, — ou bien oui ou non, ça dépend, et le lecteur jugera. Nous dirions plutôt que la Belgique est d'idéologie modérée, centriste si l'on veut, et que cela la place, du fait des rapports avec une puissance américaine devenue extrémiste, dans un camp nécessairement “radical” et opposé. La différence avec beaucoup d'autres pays également modérés, c'est que les autres sont du camp des modérés qui modèrent leurs convictions, et qui se font extrémistes si le parrain américain devient extrémiste. Constatons que ce n'est pas le cas de la Belgique.

Pour comprendre la position de la Belgique, nous allons développer quelques remarques. On verra que cela ne fait pas de la Belgique un phare de vertu, mais on lui accordera une certaine fidélité à des convictions qui sont ancrées dans une vision réaliste du monde et de ses intérêts. Disons que, dans son cas, nécessité fait vertu ; ce n'est pas si mal quand on observe que chez tant d'autres, nécessité fait lâcheté et capitulation au quart de tour.

• La Belgique est européenne comme aucun autre pays. C'est une question de survie, s'imagine-t-on en Belgique. Depuis 40 ans, les Belges, hommes politiques et le reste, se sont persuadés de l'éclatement imminent du pays (entre Flamands et Wallons), si quelque chose de fondamental n'intervient pas. C'est une sorte de fervente croyance collective, à laquelle 40 ans de vie communautaire acceptable depuis que la menace imminente existe n'ont rien changé. L'annexe du décret sur la fin de la Belgique et que seule l'intégration du pays dans une Union européenne avec ses obligations et ses pressions évitera cet éclatement. La Belgique est donc européenne à toute épreuve, et européenne dans le sens de l'évidence puisqu'on ne peut se bercer de mot : européenne autonomiste, indépendantiste, — c'est-à-dire, sans main-mise ni influence grossière et extérieure, par conséquent sans main-mise ni influence des Américains.

• La Belgique est totalement légaliste. Sa “puissance” est de peu de signification en termes de poids et de force, elle ne peut prétendre concurrencer les puissances majeures de la scène internationale et elle sait (elle l'a expérimenté) ce que cela coûte de s'en remettre aux rapports de force où elle est si défavorisée. Placée où elle est (“carrefour” entre France, Allemagne et UK), et “inventée” pour tenir une fonction de “tampon” (notamment entre les grands du continent et l'Angleterre), elle connaît l'importance des traités et des lois qui les régissent, et le malheur de ne pas les respecter ; elle vénère les vertus du droit international par essence multilatéraliste, par essence qui fait primer le droit sur la force. La Belgique abhorre toutes les tendances poussées à l'extrême par l'administration GW : unilatéralisme, sortie des grands traités internationaux (ABM), refus des nouveaux traités et des structures multinationales (Kyoto, Cour internationale). Elle abhorre cette façon de mesurer tout, d'abord à l'aune de la puissance militaire.

• La Belgique est totalement pays de compromis : géographiquement, historiquement et mentalement. Sa politique est un compromis, comme l'est son commerce, comme l'est sa culture et ainsi de suite. Elle recherche donc l'équilibre, l'accord bien ficelé qui fait parts à peu près égales, l'entente qui peut aller se fêter autour d'un boulet-frites et de l'inévitable bière. Si elle était française, la Belgique dirait qu'elle est favorable à l'harmonie du monde. On peut d'ailleurs avancer que la fin de la Guerre froide, le développement de la politique américaine comme on l'a vu, que tout cela est la cause du rapprochement conceptuel des Belges, et en cela y compris les Flamands, des conceptions françaises ; les Belges ont remplacé la vision tragique, du temps d'un Baudouin, d'un de Gaulle presque considéré comme un relaps parce qu'il prenait ses distances de la Sainte Alliance, — par la vision réaliste mais non sans gloire d'une France comme première force politique dans la défense d'une conception équilibrée, “multipolaire” comme on dit, des relations internationales. La Belgique est, par conséquent, profondément étrangère et sans aucun doute hostile aux conceptions exceptionnalistes, nationalistes, unilatéralistes, prédatrices, de la politique extérieure des États-Unis.

Un pays bien rare en Europe

D'autre part, écrivant tout cela, on ne peut se départir de l'impression qu'on ne fait également que sacrifier aux lieux communs qui encombrent le paysage belge. Effectivement, la Belgique n'est pas exemptée de cette médiocrité du lieu commun et du convenu, cette médiocrité du conformisme, celle-là qui semble par ailleurs l'une des marques les plus notables d'une époque qui porte haut, mais qui porte haut le toc et le faux-semblant. On pourra même ajouter que la médiocrité a un côté historique dans la Belgique, — Baudelaire a écrit, là-dessus, des pages étourdissantes et qui laissent à penser. Les Belges en rigolent et, pour un peu, d'un air presque complice, comme si l'on jugeait ensemble quelque chose qui ne les concerne pas, vous parleraient de la médiocrité de leur pays comme d'une “mission historique”.

Encore une fois, la médiocrité est aujourd'hui une chose si partagée qu'on ne peut en faire la pièce essentielle d'un procès de la Belgique. Par contre, les événements courants nous révèlent quelque chose qui est remarquable, qui est à mettre à son actif, qui devient, à bien y réfléchir, une sorte de “dignité belge”. C'est, en Europe, comme le montre son comportement dans ces dernières semaines, sa présence avec les soi-disant “rebelles” franco-allemands, quelque chose de si rare qu'elle en est presque unique, dans tous les cas parmi les pays européens qui ne sont pas dotés d'une puissance historique notable : un pays qui fait la politique de sa conviction, — et qu'importe, et quoi de plus naturel enfin, si cette conviction reflète ses conceptions, intérêts, vertus et travers, jusqu'à l'absence de grandeur que certains lui reprochent ?

C'est par comparaison aux autres qu'il faut mesurer le comportement de la Belgique, et porter un jugement sur lui. Aujourd'hui, la plupart des pays ont choisi une non-politique comme politique, ils réfutent la mémoire de ce qu'ils furent, ils écartent leur substance, ils s'offrent comme clones pathétiques d'un “modèle américain” qui n'est plus lui-même que la caricature de lui-même, — caricature d'une caricature en quelque sorte ; ce qui marque notre temps historique, c'est bien cette entreprise auto-mutilante générale de refus de soi, de répudiation de l'être qu'on fut et qu'on est, cette volonté généralisée et presque joyeuse, — comme les fous sont joyeux et dansent la Saint-Guy parfois, — d'abandon de soi-même. On comprend, à la lumière de ce qu'on a écrit, que la Belgique est un pays qui échappe à cette règle générale. Le pays qui n'en finit pas d'exploser depuis quarante ans, le pays qui pourrait faire de la médiocrité une vertu nationale, ce pays-là devenu une sorte de modèle de dignité au regard des autres tels qu'ils sont devenus. Ce temps historique qui vous réserve des surprises.