Jeanne, Falconetti, Dreyer, Denning et Verdun…

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Jeanne, Falconetti, Dreyer, Denning et Verdun…

Comment commencer un tel texte ? Par le commencement, dit le sens courant… Lequel commencement, chronologie à rebours, se situe le 8 août 2010 au matin, lisant dans The Independent une interview du peintre Guy Denning publiée le 7 août 2010. Ce peintre expose à la Tate Gallery de Londres, à partir du 3 septembre, une série de cinquante “portraits”, que l’on désignerait plutôt comme des allégories. L’exposition prendra pour référence de promotion le 9ème anniversaire de l’attaque du 11 septembre 2001… La chose signalée au départ n’est pas encourageante mais il faut persévérer. On en est récompensé.

(Tout cela pour observer, en guise d'avertissement qui permettra de mieux situer ce texte, que nous ignorons le sens politique et l'opinion du peintre, – s'il y en a de son chef, – en peignant ces allégories dont certaines ont trait à l'actualité. Mais cela ne nous importe en aucune façon. Ce qui nous importe ici est ce qui ressort de ces peintures, comme nous les avons ressenties, de l'histoire qui les accompagne, de leur puissante source d'inspiration... Considérer ce que dit l'oeuvre elle-même, en dehors des intentions de celui qui l'a faite.)

Britannique, Denning s’est installé en France (en Bretagne) il y a quelques années, sans doute autour de 2007. Dans les années 1980, sur Channel Four, il avait vu le film de Carl Dreyer, La Passion de Jeanne d’Arc, et en avait gardé une forte impression. Denning développa sa carrière de peintre et d’illustrateur, sans grande passion semble-t-il, avec à l’esprit le vague projet d’une série de tableaux allégoriques. En 2007, il connut un certain succès et une certaine notoriété, ce qui lui permit de s’installer en France. Là, le projet se renforça, se précisa puis se matérialisa enfin sous la forme d’une série baptisée “Jeanne d’Arc”… Et Denning revint au film de Dreyer, ce chef d’œuvre du cinéma, si singulier, si intense, nourri pour l’essentiel par ce que l’on désignerait comme une sorte d’étude photographique et tragique, en noir et blanc, du visage de son actrice, Renée Falconetti, dans le rôle de Jeanne.

«I started by watching the film and breaking it up into screen shots. I chose 10 minutes of film towards the end when Jeanne is having a crisis of faith. I made over a hundred 6 inch sketches. And then another 50 A3 size drawings from which I worked on the paintings.

»Every picture I made is related to a political scandal or significant event in France or Britain. The biggest theme, or rather indictment, for me is the wars in Iraq and Afghanistan, and this is reflected in the work’s titles: Hutton, September-Dossier, Halabja.

»For me the strongest painting in the collection is Halabja. But then there are two or three paintings relating to the First World War: there’s Schneider CA, which was the first French tank; Somme, a French battlefield; and there’s Verdun.»

The Independent, du même 7 août 2010, présente (en couleurs) 14 des 50 portraits allégoriques. Il s’agit de peintures superbes d’originalité et de force, avec un dessin torturé, imprécis et pourtant d’un effet aussi vibrant que celui d’un trait furieux tracé sans hésiter ; qui rend soudain, par instant et par contraste, l’acuité et l’intensité métaphysique d’un regard habité. Le visage de Falconetti, au-delà du temps et au-delà des idées, semble avoir le pouvoir singulier de se multiplier à l’infini pour exprimer la souffrance, le martyre, l’accablement, la résurrection, la foi, – pour exprimer toutes les facettes de la tragédie humaine au travers d’un martyre qui atteignit une dimension métaphysique.

La peinture Verdun, placée en tête de la série, semble exprimer toute cette tragédie humaine dans sa dimension métaphysique, ce par quoi la destinée humaine est vraiment tragédie. Elle exprime si bien à la fois le martyre de Jeanne tel qu'il fut vraiment, le visage de Falconetti filmé par Dreyer, les peintures de Denning s’inspirant directement des mille expressions et facettes du visage de Falconetti figurant jusqu’à l’essence de la chose, pour la caméra de Dreyer, le martyre de Jeanne. Contemplant cette peinture Verdun où le visage baissé de Falconetti semble exprimer un regard qu’on ne voit pas tant il est intérieur, mais qu’on devine chargé de tant d’intensité pour l’expression de la souffrance de la tragédie humaine, je pense à nouveau que Verdun vaut surtout par ses âmes dont on retrouve la trace sublime sur le champ restauré de la bataille. Dreyer disait à propos de son film : «J’ai voulu interpréter un hymne au triomphe de l’âme sur la vie.»

Jeanne, de Renée à Gérard

Très curieusement, et faussement, Denning dit de Falconetti : «Falconetti, from what I know, only made this one film, giving up acting soon after to become a nun. It’s quite strange. You look at her performance and it makes you think that Dreyer must have been quite a hard director. This is pure speculation, but people think the role affected her so deeply that she committed herself to a nunnery.»

Cela est faux. Renée Falconetti était une actrice de théâtre de bonne renommée (un séjour à la Comédie Française, directrice du théâtre de l’Avenue en 1924-1925, etc.). Dreyer la rencontra après avoir pensé à Lilian Gish et à Madeleine Renaud pour le rôle de Jeanne. (Dreyer était venu en France en 1926 pour tourner ce film sur Jeanne, à partir d’un scénario de Joseph Delteil, parce qu’il s’intéressait à Jeanne d’Arc depuis son procès en béatification de 1924.) Leur rencontre fut effectivement décisive, chacun des deux sentant qu’il s’agissait d’une ouvre impérative à faire. Il semble que leur entente durant le tournage fut ce qu’il importait qu’elle fut, et rendue intense par la puissance et la hauteur du sujet. Falconetti tint son rôle comme il fallait, sacrifiant sa chevelure aux ciseaux de ses tortionnaires, comme ce fut le cas pour Jeanne elle-même, et évoluant à partir de là, le cheveu très court et hirsute.

«La tonte des cheveux est un moment inoubliable. Dreyer filme le visage de Jeanne d'Arc en très gros plan. On voit les détails de la chair sur fond de mur blanc. La chair a une présence incroyable, soulignée par les très gros plans et un décor blanc et nu. Les scènes de torture mettent en avant l'esthétique des instruments utilisés, tels que roues dentées ou marteaux. Le génie de Dreyer est d'instaurer une relation organique entre la chair, les instruments de torture et la justice ecclésiastique qui inculpe une innocente.» (Citation de Freddy Buache, ancien directeur de la Cinémathèque suisse, en 1999 ; on passera sur la remarque concernant la “justice ecclésiastique qui inculpe une innocente”, qui nous ramène aux basses querelles d’ici-bas, d’autant que cette justice travaillait pour les Anglais et pour la primauté de l'Eglise dans les relations terrestres avec Dieu ; et l’on gardera les remarques sur la photographie de Dreyer, dont l’esthétique est effectivement dans ce cas une métaphysique.)

Après Dreyer, Falconetti n’entra pas dans les ordres mais poursuivit sa carrière parisienne, jusqu’en 1935 (dernière prestation dans une pièce mise en scène par Jouvet), avant de s’envoler pour l’Argentine où elle mourut de maladie en 1946. Elle eut une fille, Hélène.

• En 1987, Hélène publiait un livre, Falconetti, aux éditions du Cerf. Elle entendait rétablir certaines vérités, autant sur sa mère que sur son fils, Gérard, qui venait de mourir à l’âge de 35 ans. Le livre est aujourd’hui épuisé et, semble-t-il, très difficile à trouver (nous avons essuyé deux échecs sur deux grands vendeurs en ligne de livres d’occasion). La présentation du livre, sur le site des éditions du Cerf, nous dit ceci, qui, au travers de l ‘habituel langage racoleur du “prière d’insérer”, nous laisse deviner un aspect tragique des deux destinées confondues (celle de la grand’mère et celle du petit-fils) :

«C’est la mort tragique de son fils, Gérard Falconetti, qui l’a décidée. Cherchant à retrouver les racines du malheur que les deux comédiens portaient en eux, elle révèle la troublante ressemblance (héréditaire?) de leurs destins. Elle et lui, Renée et Gérard, possédaient des dons éclatants. Renée, plus heureuse que son petit-fils, put les exploiter pendant les “années folles” dont elle fut l’un des monstres sacrés. Ils eurent cependant le même don de se rendre insupportables à ceux qui les aimèrent. Rançon du génie? Mère et fille d’artistes, l’auteur, n’a pas voulu ni n’aurait pu rédiger une “biographie”, mais porter témoignage du combat des démons et de l’ange auquel, impuissante, elle a dû assister.»

• Gérard Falconetti eut une carrière d’acteur, nécessairement courte puisqu’il mourut à 35 ans. Il joua notamment dans Perceval le Gallois et Le genou de Claire, de Eric Rohmer. Le lien est fait, entre Rohmer, dont on connaît les goûts et les convictions pour la Tradition, Jeanne et Dreyer/Falconetti. Sur un site consacré à Gérard Falconetti, on lit cette intervention d’un lecteur, à la date du 27 janvier 2010 :

«Je repense à Gérard à l'occasion de la disparition de Eric Rohmer. Je l'ai bien connu et apprécié bien que son mal-être le rendait parfois incontrôlable. Il fallait s'accrocher, mais c'était un être hypersensible et qui savait être charmant à condition de se laisser aprivoiser. Moi j'étais étudiant à la fac des Saint-Pères, lui habitait rue Jacob. On se croisait et on prenait un verre. On déconnait bien quand il était sur terre, rarement, parfois, trop peu souvent. Je me souviens... Rest in peace – Tu es parti retrouver Jeanne d'Arc, ta grand-mère dont tu étais tellement fier!»

De Jeanne à Dante

Cette accumulation de détails insolites ou tragiques, de réalités dissimulées ou cachées, de légendes colportées, presque plus justes que la réalité – Falconetti entrant dans les ordres après le film de Dreyer, – tout cela renforce, à notre point de vue, la dimension de beauté tragique du travail de Denning, comme en en faisant un écrin. Les portraits allégoriques de Falconetti sont évidemment perçus comme des portraits allégoriques de Jeanne d’Arc, et la sainte devient alors une image sortie de l’Histoire pour nous désigner la dimension tragique de notre histoire, y compris dans les événements les plus proches de nous comme dans un événement aussi essentiel de la métahistoire que la bataille de Verdun.

Que dire de plus ? A ce point du propos, l’on se trouve dans le cours d’un texte dont on ne sait plus comment l’articuler selon toute l’importance et l’éclat qu’on voudrait lui donner, alors qu’il ne présente aucune orientation précise pour cela, et qu’on en est ainsi manifestement au terme. Mais c’est enfin l’essentiel, la vision des portraits de Falconetti/Jeanne par Denning, les références que le peintre nous offre, les autres détails recueillis ici et là, – tout cela fait percevoir intuitivement qu’il y a dans ce cas un phénomène important à signaler, une intensité très grande, une rencontre directe et aussi par-delà le temps d’un sentiment d’une mystique et d’une spiritualité communes. Faire d’un visage de Falconetti interprétant Jeanne d’Arc, d’une façon symbolique approchant tellement plus que par n'importe quelle forme d'entendement ce que fut le martyre de Jeanne, faire de ce visage le symbole de la bataille et l’intituler Verdun en tête de la série, et nous confier que la visite du champ de la bataille fut un facteur déterminant de cette inspiration générale, – voilà bien le sentiment d’une mystique et d’une spiritualité communes. Qui mieux que Jeanne, et qui mieux que Falconetti interprétant Jeanne, peut représenter un visage bouleversé et tragique pleurant sur la souffrance des “âmes de Verdun” ? Pour paraphraser Dreyer, une âme qui a vaincu les souffrances de la vie autant que les peurs de la vie au seuil de la mort.

…Ou bien, pour en venir enfin à Péguy, et ce visage de Falconetti devenu Verdun, qui mériterait cette épitaphe – «Mère, voici tes fils qui se sont tant battus…»

Enfin, pour finir cette rapide évocation comme peut l’être une prière, voici ce post-scriptum qui importe… Denning a une autre série d’allégories en projet, qui se rapporte à La divine comédie de Dante Alleghieri. Denning ne veut pas “illustrer” l'oeuvre de Dante parce que le sens des choses et du monde, et les âmes des morts elles-mêmes, nous disent qu’on n’“illustre” pas une telle œuvre qui est évidemment liée aux “choses derrière les choses”, exactement à la mesure de ce que représente Dante dans le monde supérieure de l’initiation… Par contre, Denning sait parfaitement comment commencer ce travail auquel on ne peut donner un nom, comment lui donner son impulsion et son sens ; “par le commencement”, dit le sens courant, et pour lui, pour Denning, ce sera de se rendre à nouveau à Verdun. Là-bas, certes, les âmes vous inspirent et sont de bon conseil.

«I don’t want to “illustrate” it. I want to relate it to my journey through life, which is basically what Dante was doing for himself. And the first thing I’m going to do before I start work is to go to Verdun again.»