Deux compères et notre temps historique

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« Only three months ago George Bush and Tony Blair were smiling masters of the universe. How different it will be when they meet in Washington today. » (The Independent, 17 juillet 2003.)

17 juillet 2003 —

Aujourd’hui, Tony Blair arrive aux USA. Il rencontre GW. Il va recevoir la médaille du Congrès, haute distinction qui doit le remplir d’aise et de fierté : le précédent Britannique à la recevoir fut Churchill. (Non pourtant, dernière nouvelle sur laquelle il faudra revenir, au 18 juillet : la remise de cette médaille a été mystérieusement reportée, sine die...) On célèbre l’amitié entre les “cousins”. Les discours claquent mollement, avec leurs proclamations sur la démocratie, la liberté, la force, avec l’orgueil anglo-saxon qui ploie décidément sous la pâle et lourde pression de la vanité humaine, la vanité trop humaine. Il n’y a pas de rencontre qui soit plus de notre temps historique, celui qui devrait être plutôt qualifié de temps non-historique, le temps historique de la non-histoire.

Ces deux hommes, en vérité, sont pathétiques. Ce qu’ils viennent mettre ensemble, c’est une si impressionnante accumulation d’échecs, une si grande vanité de l’action politique qu’ils ont réduite à sa représentation et aux manigances faites pour la réaliser, une si systématique utilisation de la tromperie, une si pâle image d’une civilisation qui n’arrive plus à se dégager des chaînes de sa force et des caricatures de sa spiritualité déformée, boursouflée, aseptisée jusqu’à n’être plus que conformismes, croyances, préjugés, superstitions... On souffre pour eux de la distance, que leur rencontre permet de mesurer et qu’ils devront eux-mêmes mesurer, entre la vanité de leurs projets qui devaient bouleverser l’histoire et la piètre réalité où ils barbotent, comme on barbote dans un bourbier désormais familier.

Il ne s’agit pas seulement d’eux. Il faut avoir à l’esprit que ces deux hommes représentent ce qui est perçu officiellement (plutôt qu’“unanimement”, premier mot venu sous notre plume) comme un modèle, le seul modèle de notre avenir, la formule de la “fin de l’Histoire”, — cette soi-disant civilisation avec son déchaînement déstructurant, sa fureur destructrice de toute tradition et niveleuse de toutes les différences, sa spiritualité réduite à la fascination de l’or et sa morale à la manifestation de la force, sa liberté de l’esprit à la meilleure imitation possible du conformisme, son élan à la pression nihiliste de l’entropie. Certains d’entre nous, à les regarder, ne se sentent plus solidaires de l’homme.

Nous sentons si fortement combien cette imposture épuise la psychologie des gens. La tragédie du monde, la pire qu’on puisse imaginer, n’est ni dans l’injustice, ni dans la cruauté, ni dans l’indifférence, ni dans l’ignorance ; elle est dans ce qu’on veuille nous faire penser “librement”, encore plus que croire par acte de foi, qu’injustice, cruauté, indifférence et ignorance sont des vertus et qu’elles caractérisent la “fin de l’Histoire”, et qu’on ne peut faire mieux.

Mais tout cela ne les concerne pas. Ils se rencontrent pour faire leurs petits comptes d’apothicaires ; leurs comptes de sondages, l’état de leurs mensonges, leurs chances de rester en place, leur attention aux réactions de la Bourse et aux contrats à passer dans l’Irak idyllique qu’ils n’auront jamais. Nos regrets vont surtout à l’Anglais de la bande, que l’Histoire retiendra comme le plus époustouflant bradeur de la souveraineté nationale d’une nation qui se voulait un exemple de souveraineté nationale pour les nations. Aujourd’hui, le Royaume-Uni est la tristesse du monde, pour ce qu’il aurait pu être et pour ce qu’il est en train de devenir. Eux, ils auraient besoin d’une bonne Révolution ; mais on sait bien que leur vertu, c’est de ne pas savoir faire ça. (On laisse le bordel révolutionnaire aux Français.)

Contemplez notre civilisation au bout d’elle-même, qui se roule dans la caricature d’elle-même, qui est tellement une caricature que ce n’est plus “notre” civilisation mais la leur, aux deux compères de Washington. L’individualisme qu’ils prônent comme la vertu suprême est au bout de sa logique : il rompt les solidarités ancestrales de l’espèce. Désormais, nous savons, non que les civilisations sont mortelles, — on le savait déjà et ce n’est pas le plus effrayant, — mais que les civilisations peuvent transformer la tragédie de leur chute en une farce burlesque. Le Diable doit en rire déjà : « To Finish in a Burlesque of an Empire », certes.