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370319 août 2014 ... Au départ pour mon compte, il y a la lecture d’un court essai de Cioran, sous son nom de plume de E.M. Cioran (Emil Michel Cioran), Essai sur la pensée réactionnaire, qui a un destin complexe. C’est d’abord, pour le compte de Cioran, une longue introduction à un livre sur Joseph de Maistre aux éditions du Rocher, datant de 1957 ; l’introduction est prise à part et devient essai en 1977, Essai sur la pensée réactionnaire. À propos de Joseph de Maistre , aux éditions Fata Morgana ; réédité en 2005, aux mêmes éditions, sous le simple titre que j’ai signalé plus haut...
Bien entendu, ce qui m’attirait dans ce livre, c’était Cioran, c’était Joseph de Maistre, c’était Cioran parlant de Joseph de Maistre. La langue est belle, les réflexions sont enrichissantes même si l'on est en désaccord, le résultat est souvent d’une curieuse et amère incertitude. Les observations de Cioran sur Maistre présentent d'une façon significative des critiques et des attaques souvent très vives sinon impitoyables, portant d’ailleurs plus sur la méthode, le comportement, l’état de l’esprit de Maistre, et souvent conclues, ces critiques et ces attaques, d’une phrase qui semble parfois les réduire notablement et qui pourrait faire croire qu’au terme de ce jugement sans appel il y a une sorte de petit codicille qui dit “Tout de même, ce Maistre...”. C’est une démarche qui paraîtrait peut-être inattendue mais qui s’explique, peut-être également, par le paradoxe d’un esprit lugubre (celui de Cioran) qui s’astreint à faire éventuellement, par simple réaction à la dénonciation des réactionnaires, l’éloge de la modernité pour finalement conclure à l’inanité des utopies portant cette modernité... Dans tous les cas, ce constat me conduit à m’attacher à ce passage, sur la fin de l’essai, qui va me servir ici de base pour une interrogation et une incitation à une réflexion en faisant à nouveau le lien entre deux époques que j’estime fort proches (la Révolution et nous), et un historien visionnaire plutôt que philosophe et théologien auquel j’accorde une extrême importance (Maistre), et plus pour son caractère (on verra plus loin cela) d’où jaillit son style inspirateur que pour ses idées.
«On insiste trop sur l’amour-haine, et on oublie qu’il existe un sentiment plus trouble encore et plus complexe : l’admiration-haine, celui-là même que nourrissait Maistre pour Napoléon. Quelle chance que d’avoir pour contemporain un tyran digne d’être abhorré, auquel vouer un culte à rebours et à qui, secrètement, on voudrait ressembler ! En obligeant ses ennemis à se hisser à sa hauteur, en les contraignant à la jalousie, Napoléon fut pour eux une vraie bénédiction. Sans lui, ni Chateaubriand, ni Constant, ni Maistre, n’eussent pu si facilement résister à la tentation de la mesure : la cabotinage de l’un, la versatilité de l’autre, les colères du dernier, participaient de son cabotinage à lui, de sa versatilité, de ses colères. Dans l’horreur qu’il leur inspirait entrait une bonne part de fascination. Combattre un “monstre”, c’est nécessairement posséder quelques mystérieuses affinités avec lui, c’est aussi lui emprunter certains traits de caractère...»
Il y a beaucoup de choses dans ce passage, et, pour mon compte, beaucoup à boire et à manger, – intellectuellement je veux dire. D’abord, on devrait distinguer que le sentiment paradoxal que décrit Cioran (“admiration-haine”) pourrait s’appliquer, mais inversé, au sentiment qu’il porte lui-même, par moment, à Maistre ; ensuite, effectivement, qu’il importerait d’inverser les termes et réfutant l’analogie “amour-haine”, ou plutôt en l’acceptant par inversion : c’est donc “haine-admiration” qu’il faudrait dire, plutôt que “admiration-haine” ; enfin, que les deux termes eux-mêmes sont contestables, alors que Cioran donne lui-même la clef de cette réserve lorsqu’il parle d’horreur et de fascination («Dans l’horreur qu’il leur inspirait entrait une bonne part de fascination») : “horreur-fascination” vaudrait bien mieux que “haine-admiration”. (L’“horreur” est un «[m]ouvement de l’âme généralement accompagné d’un frémissement physique, d’un frisson du corps et causé par quelque chose d’affreux, de révoltant ou de terrible», – mais aussi, selon Camus, un «sentiment de saisissement , de crainte mystérieuse et de mystère».)
Là-dessus me vient une autre réserve, la plus importante pour mon propos, qui permet effectivement d’établir un enchaînement entre les circonstances autour de la réflexion citée et celles que nous connaissons, aujourd’hui dans notre époque effectivement horrible, c’est-à-dire terrible et mystérieuse. Voici Cioran qui affirme que des auteurs tels que Maistre, Chateaubriand et Constant sortirent grandis de leur affrontement avec Napoléon, parce que Napoléon était un génie:
«En obligeant ses ennemis à se hisser à sa hauteur, en les contraignant à la jalousie, Napoléon fut pour eux une vraie bénédiction.»
Mais il me semble, à moi, pour Maistre certainement et pour Chateaubriand presque tout autant, – et mettant à part et sans en dire plus Benjamin Constant que je ne hausserais pas au niveau des deux premiers, – il me semble que leur sentiment d’auteurs engagés dans la fureur de leur temps et d’historiens prophétiques scrutant l’horizon des catastrophes appuyés sur la puissance de l’histoire déjà faite, fut justement à propos d’une époque bien plus que d’un homme. Maistre est tout entier pénétré de l’horreur originelle de la Révolution, et il ne fait certainement pas de Napoléon l’origine même de cette horreur, ni même le signe le plus remarquable ; pour Chateaubriand, j’ai ce même sentiment, notamment nourri à ces pages des Mémoires d’outre-tombe où il fait, saisi d’une horreur fascinée et d’une fascination horrible, la description des premières scènes révolutionnaires de massacres de rue qui vont le décider à quitter la France. Je privilégie d’autant plus cette interprétation que mon sentiment à l’égard de Napoléon a beaucoup évolué, que je le considère de plus en plus, sans nier son génie propre, comme une création de la Révolution et son continuateur dans le sens de l’entreprise déstructurante d’une brutalité inouïe de l’événement. (Guglielmo Ferrero m’a beaucoup aidé dans cette évolution, avec son livre Aventure, Bonaparte en Italie où l’on voit Bonaparte en exécutant minutieux et fidèle des consignes du Directoire.)
Du fait de cette interprétation qui s’éloigne de Cioran sans pour autant le trahir, me semble-t-il, le sentiment paradoxal d’“horreur-fascination” me paraît beaucoup plus acceptable, beaucoup plus justifiable, beaucoup plus durable. Il écarte l’aspect humain qui est souvent un piège mortel pour de telles interprétations, et, pour mon compte, un support bien trop fragile pour justifier de telles extrémités de jugement. La Révolution, par contre, par son exceptionnalité dans tous les sens, celui de la déstructuration, celui de la cruauté, celui de la puissance, par son espèce d’unicité et sa sorte d’autonomie qui lui font disposer des hommes qui s’imaginent la conduire pour en faire des pantins de convenance, la Révolution mérite sans aucun doute d’être la cause de l’horreur et de la fascination. Elle justifie qu’on lui consacre une vie d’études et de réflexions, qu’on aiguise toute sa pensée essentiellement pour elle, qu’on en fasse enfin l’objet, la cause et le but d’une existence.
C’est alors que mon propos découvre son véritable dessein ... Faisant ces observations avec la référence notamment à Maistre et à la Révolution, sachant l’intérêt qu’on lui porte sur ce site, et notamment l’extrême proximité avec notre époque qui est offerte comme hypothèse dans La Grâce de l’Histoire, on en vient évidemment à l’hypothèse que ce sentiment d’“horreur-fascination” pourrait aussi bien être utilisé pour notre époque, cette ère qu’on qualifie de “crise d’effondrement du Système” et qu’on pourrait aisément caractériser par un aspect monstrueusement “révolutionnaire”, – et alors, dirais-je, horreur-fascination pour le Système, sans nul doute. C’est à ce point, me semble-t-il, que change la perspective ... En installant fermement le combattant de la plume face au “monstre” qui n’est pas d’humaine nature, certes on grandit vraiment ce combattant, on l’ennoblit, on le couvre à la fois de l’humilité de sa position et de la gloire de ses ambitions ; surtout, on l’inscrit dans son époque qui est celle de l’événement exceptionnel, on forge un sens à sa vie, et ce sens passant par sa plume comme l’on forgerait un glaive pour ce qu’on devine être une bataille finale, – et en cela, sans aucun doute, affinités et traits de caractère communs...
«Combattre un “monstre”, c’est nécessairement posséder quelques mystérieuses affinités avec lui, c’est aussi lui emprunter certains traits de caractère...»
Nous sommes dans une époque, comme fut la Révolution, où le désespoir évident qui colore nos pensées ne nous permet pas une seconde qu’on puisse désespérer. Je n’imagine pas, moi, une plus grande liberté que de pouvoir contempler un “monstre” qui est une entité, qui est un morceau de l’histoire du monde qui voudrait achever l’histoire du monde, qui est par instant le maître de mon destin, et d’en même temps éprouver pour lui, à la fois, horreur et fascination. Je ne crains pas une seconde d’exprimer mon horreur pour lui, et je n’ai pas peur de montrer quelque faiblesse d’un instant, en avouant la fascination que cet épouvantable événement exerce sur moi. Cette fascination qui s’apparente au chant des sirènes qu’Ulysse affronte, je la soutiens comme on soutient un regard, sans crainte d’y céder, parce que je sais que je suis retenu au mat de mon embarcation comme le fut Ulysse, par l’horreur que j’éprouve également à contempler le “monstre”.
Il faut hausser son ennemi, il faut l’appréhender dans toute sa stature, dans toute sa puissance, et ainsi, ne pas craindre de le défier. «En obligeant ses ennemis à se hisser à sa hauteur, en les contraignant à la jalousie, Napoléon fut pour eux une vraie bénédiction», écrit Cioran, et quoiqu’avec toutes les réserves que j’ai dites, pour mon compte ; mais le contraire dans l’initiative n’est pas moins vrai et il l’est peut-être plus : en haussant mon ennemi à la dimension d’un monstre, je m’oblige moi-même à bien plus de hauteur ; car c’est là, dans la hauteur des choses, que l’on découvre sa propre vérité et que l’on devine la vérité du monde ; et certes, nul ne peut ignorer que ce monstre-là, dans toute sa catastrophique entreprise, mérite d’être mis à cette hauteur pour qu’on l’affronte mieux. Tout cela n’a rien d’une idée et encore moins d’une idéologie, ces choses qui sont élaborées par la raison alors que je tiens aujourd’hui que notre raison est touchée par la maladie de la subversion ; tout cela, c’est une entreprise du caractère qui, seul, mesure les risques qu’il est nécessaire de prendre pour figurer là où il faut qu’on soit.
C’est bien dans cette dimension du caractère que se trouve le secret des époques exceptionnelles, comme le fut avant la nôtre celle de la Révolution, comme celle de la Grande Guerre il y a un siècle. Finalement, qu’importent les idées une fois que vous avez trouvé le sens de la grande bataille qui anime l’histoire que vous vivez ; là-dessus, également me séparant de Cioran, tant les personnages qu’il nous désigne sont trop exclusivement définis par des idées lorsqu’on les qualifie de “réactionnaires”, il est vrai que ce qui me pousse vers eux c’est le caractère. C’est une conception générale sur laquelle je reviendrai, tant le caractère me semble ce qui est le plus apte, chez le sapiens, à recevoir par le canal de sa psychologie l’onction de l’intuition haute, pour alimenter l’énergie de l’esprit vers des hauteurs qui justifient de vivre ... Je suis absolument pénétré, baigné, par cette appréciation instinctive et spirituelle à la fois, selon laquelle le caractère occupe la place essentielle, lui seul qui vous permet d’assurer à la fois un sentiment d’horreur et un sentiment de fascination, pour le même objet, sans succomber à cette contradiction, et même en se sentant plus libre que jamais en l’éprouvant. Notre époque trempe les caractères ou les pulvérise c’est selon, et mesure ainsi la force qu’on en retire en distinguant ceux qui ont l’audace tranquille d’affronter le monstre. Notre époque est le temps de la débâcle des idées et de l’offrande suprême de leur caractère pour ceux qui veulent faire de leur vie un juste combat.
On reviendra là-dessus, donc, sur cette “question de caractère”, lequel, seul, permet de porter tout ensemble l’horreur et la fascination. Le mot (le “caractère”), la puissance de la chose telle qu’elle m’est apparue dans toute son évidence, m’ont été résumés par une citation du Diable boiteux, ce diable de Talleyrand qui disait ceci en 1813... (Décembre 1813 précisément, scène rapportée par Charlotte de Laborie, fille d’Antoine-Athanase Roux de Laborie, ami de Talleyrand.) :
«…Il dit alors une de ces choses qui ne sortent jamais de la mémoire quand on les a entendues ; “Je suis bien aise de vous communiquer une pensée qui est venue dans beaucoup de têtes mais que je n’ai vu bien nettement développée nulle part. Il y a trois choses nécessaires pour former un grand homme, d’abord la position sociale, une haute position ; ensuite la capacité et les qualités ; mais surtout et avant tout le caractère. C’est le caractère qui fait l’homme.” Et il citait, poursuit-elle, à l’appui de son dire, tous les demi-dieux de l’histoire : Alexandre, César, Frédéric, et ajoutait : “Si un des pieds de ce trépied qui doit se maintenir par l’équilibre doit être plus faible que les deux autres, que ce ne soit pas le caractère… que ce ne soit pas le caractère !”»
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