Autopsie d’un massacre

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Autopsie d’un massacre

Un soir du 2 février 1933, deux sœurs, Christine 28 ans et Léa 22 ans, servantes depuis longtemps chez une famille bourgeoise du Mans, se rendent auteurs d’un double assassinat non prémédité. Subitement et sans cause déclenchante, chacune s’empare d’une des deux victimes, la maîtresse de maison et sa fille, lui arrache vivante les yeux des orbites, l’assomme, puis s’emparant de ce qui se trouve à portée de mains, couteau de cuisine, marteaux, écrase sa face, lacère et découpe le corps.

Elles ne peuvent donner aucun motif à leur acte et se contentent devant le juge de revendiquer le partage de leur responsabilité. Elles n’apparaissent pas délirantes, ni démentes et ne présentent aucun trouble actuel physique ou psychique selon trois experts psychiatres commis pour leur examen.

Les péripéties du jugement de ce fait divers avaient été largement reprises par la presse. Il avait bouleversé et enflammé durablement l’opinion publique de la France de 1933.

Les surréalistes s’en saisissent, en font un crime sublime.

Lacan le reprend dans la suite de sa thèse de médecine soutenue en 1932 déjà consacrée à l’étude d’un cas d’une criminelle paranoïaque comme emblématique de cette structure psychique dans un petit opuscule.

Jusqu’à Jean Genêt qui le déforme dans sa pièce Les Bonnes représentée dans une mise en scène de Jouvet pour la première fois en 1947, très violemment critiquée pour son a-moralité et fort peu appréciée par le public de l’après-guerre.

Vendredi 11 mars 2001, cinq membres d’une même famille, les parents et trois de leurs six enfants se font poignarder à mort dans leur sommeil dans une colonie juive – illégale au sens du droit international défini par les Alliés victorieux en 1945 - en territoire palestinien au Nord de la Cisjordanie.

Ce crime aura lui aussi une certaine fortune dans la presse locale et internationale et sera vite recensé par le gouvernement de Tel Aviv comme un pogrom réalisé par des nationalistes arabes. Il attend le prochain mouvement culturel dissident qui s’en saisira pour qu’une parole à effet de vérité advienne, l’aléthéïa, au sens ionien de la négation de l’oubli.

Très vite dès la découverte du crime, les différentes organisations de la libération de la Palestine affirment n’en être pas les responsables. Mahmoud Abbas, l’encore (1) dénommé Président de l’Autorité Palestinienne, téléphone à son ami Netanyahou Premier ministre du régime de Tel Aviv, l’assure de sa sympathie en ce moment douloureux et s’empresse de lui offrir son aide pour rechercher les coupables. Il ne fait pas mention de la punition collective subie par les éléments du peuple qu’il est censé représenter.

Awarta, le village palestinien le plus proche de cette colonie, est soumis à un siège de plusieurs jours par l’armée d’occupation, et en particulier des centaines de villageois sont arrêtées et parmi eux des femmes de tout âge, puis interrogés avec la délicatesse que l’on connaît aux services de Shin Beth. Le siège d’une collectivité palestinienne signifie intrusion inopinée de soldats dans les maisons à toute heure du jour et de la nuit, destruction des éléments mobiliers et dégradation des lieux, vol de ce qui facilement transportable, bijoux, argent. Ici le metteur en scène devra inclure l’inévitable moment du regard apeuré de l’enfant qui cherche en vain celui de ses parents incapables de le protéger contre cette injustice, non dans le souci de produire un effet mélodramatique un peu facile mais parce qu’il est constructeur d’une identité infantile palestinienne. Cette enfance est soumise au viol constant de son innocence. Elle deviendra une adolescence rebelle insensible aux remontrances parentales qui voudraient la mettre en garde contre le petit jeu de défier lapidairement l’occupant, le plus souvent emmuré dans son char. Jeter des pierres contre des soldats de l’occupation lui vaudra des emprisonnements.

Au cours de la séquence suivante, l’on apprend coup sur coup que quatre personnes parmi les victimes sont de nationalité française et qu’un ancien employé de maison d’origine thaïlandaise aurait menacé devant témoins ses anciens patrons de mort. Ils détenaient par devers eux une part de son salaire qui ne lui aurait jamais été réglée.

Tout d’abord comment peut-on être français et occupant israélien ?

Une petite incise dans le déroulement du récit exige de passer un moment parmi les recruteurs sionistes en France qui obtiennent des candidatures à la “montée” pour Israël le plus souvent dans les quartiers relativement populaires en France et parmi une population qui a connu elle-même une transplantation depuis l’Afrique du Nord. Les indépendances formelles arrachées à la France ont donné lieu à un exode massif des juifs arabes et berbères présents depuis plus de deux millénaire vers la France, vécue comme la nouvelle mère patrie. Ils font miroiter à des familles intégristes l’acquisition aidée par fonds juifs d’un bien immobilier à vil prix puisque la part du foncier, volée aux Palestiniens, est nulle. Lorsque ces colons se prévalent de leur nationalité française, ne revient-il pas aux instances politiques françaises de se distancier publiquement d’eux ? Dans le cas contraire, la France endosse sa participation à la colonisation de la Palestine.

Puis comment donc une famille modeste venant d’une banlieue parisienne peut-elle se payer quasiment à demeure une domesticité ? Une telle apparente anomalie trouve son explication dans l’usage devenu très répandu en Israël d’une main d’œuvre originaire du Sud Est asiatique, Philippine et Thaïlande, comme solution de rechange à la palestinienne, trop chère et susceptible de “terrorisme”. Cette catégorie de travailleurs jetés sur les chemins de l’exil par la mondialisation capitaliste et financière s’apparente à tous les sans droits et exploités retrouvés là où existe un gisement d’emplois qui rebutent les autochtones comme en Arabie dite séoudienne. Des associations de bénévoles leur viennent en aide et dénoncent qu’ils soient privés de leurs papiers et à la merci de leurs patrons dès qu’ils pénètrent le territoire.

Des prises de vue sur les hangars, leur résidence le plus souvent, où ils sont entassés comme de la volaille élevée en batterie illustreraient leurs conditions d’encagement.

Plusieurs semaines plus tard, le 17 avril, deux jeunes Palestiniens de Awarta sont arrêtés et inculpés pour l’assassinat de cette famille en partie française implantée en Palestine.

Ils appartiennent au Front de Libération Nationale de la Palestine, formation politique laïque d’obédience communiste. Pour des raisons historiques évidentes, tout Palestinien est impliqué en politique, soit il milite pour la libération de son pays occupé et l’éventail politique qui lui est offert est large, soit il s’en abstient et il est collaborateur. Ils auraient “avoué” leur crime.

Si le supplice de la ‘question’ instituée par les tribunaux de l’Inquisition fut aboli sous Louis XV en deux ordonnances de 1780 puis 1788, des pressions physiques et morales ‘modérées’ sur les détenus, l’intensité de la modération est laissée à l’appréciation de l’interrogateur, sont admises dans le droit israélien pour l’obtention d’aveux. Dans la recherche de preuves, il a été fait usage de la question ‘préalable’ car le jeune Hakim Awad, 18 ans, aurait peut-être dénoncé son partenaire Amjad Awad, étudiant lui aussi, 19 ans quelques jours plus tard.

Pour faire bonne mesure, six autres Palestiniens ont été arrêtés pour avoir aidé à la réalisation du crime et/ou sa dissimulation.

Le journal de gauche Haaretz donne la relation précise du voyage des deux jeunes gens et nous la fait vivre comme si nous y étions. Sans doute désœuvrés, ils projettent d’occuper leur soirée en s’emparant d’un parapluie, de divers coutelas et d’une cisaille. Une version antérieure parle de coteaux et d’une simple prière pour tout viatique.

Ils mettent dix minutes à découper la barrière métallique qui sépare Itamar de Awata, enjambent le mur de sécurité et marchent environ 400 mètres avant de pénétrer sans effraction une maison vide de ses habitants pour y dérober une mitraillette M-16, des cartouches de munition, des vestes et un casque. Ils repèrent le couple parental Fogel depuis une fenêtre. C’est d’abord lui qu’ils assassinent mais là, en plus des coups de couteau, ils se seraient servis de l’arme à feu volée quelques minutes avant, dont les détonations n’ont réveillé personne dans la colonie. Ce fusil n’apparaît que très tardivement comme un élément du récit qui ne fait que l’alourdir et le rendre encore plus invraisemblable.

Ils détalent mais pris d’une impulsion soudaine reviennent récupérer l’arme à feu et encore assoiffés de sang, ils égorgent le bébé de trois mois et les deux enfants de 2 et 8 ans.

Ils quittent définitivement la colonie vers 23 heures et le massacre est découvert 1 heure et demi plus tard par un autre enfant de la famille qui rentrait d’une réunion de jeunes.

Maintenant, l’œil d’une caméra pour documentaire va balayer les conditions d’implantation d’une colonie quelconque en Cisjordanie. Toujours en hauteur, elle domine les alentours et a nécessité la déforestation de la colline sur laquelle elle va être posée. Elle est toujours très à distance d’un village des indigènes pour des raisons de sécurité immédiate et d’expansion ultérieure, de développement ‘naturel’ et de mise en place future de routes réservées exclusivement aux colons.

Elle va détailler l’étendue de la zone tampon de plusieurs milliers de mètres qui entoure la colonie surveillée par des caméras, des gardes, des soldats et les résidents eux-mêmes dans laquelle les envahisseurs sont à découvert.

Puis porter sa focale sur la nature de la barrière de sécurité. Quand il ne s’agit pas de murs, ce qui ne semble pas le cas d’Itamar, il y a des barbelés qui sont une spécificité israélienne vendue de par le monde car hérissés de manière très dense de lames de rasoir en rendant l’approche impossible. D’une hauteur de 2,5 mètres, ils sont équipés de ‘senseurs’ électroniques qui déclenchent des caméras et des alarmes. Ce matériel est vanté comme infaillible et il aurait donc connu une panne antisémite inexpliquée et devinée par la paire d’égorgeurs.

Haaretz ne le détaille pas mais il faut imaginer les compères rebrousser chemin à travers la colonie dans laquelle ils ne croisent âme qui vive, la clôture de ‘sécurité’, la zone tampon à découvert.

Puis tout le long du mois qui a précédé leur arrestation, ils auraient assisté impassibles et lâchement aux exactions de l’armée d’occupation exercées à l’encontre des huit mille habitants d’Awarta. Parmi les activités empreintes d’humanité enregistrées des investigateurs, une petite fille de six ans, Halaa, est battue par les soldats et une autre de 14 ans arrêtée.

Le 12 mars, dès l’horrible crime découvert et sans attendre plus avant un quelconque élément d’enquête, les autorités de l’occupation coloniale annoncent comme mesure de ‘rétorsion’ le démarrage de la construction de quatre cents nouveaux logements au sein des colonies.

Le scénario pourrait être schématisé en termes topologiques avec les notions d’appartenance, de frontières, de limites, de territoires soustraits qui font trous et discontinuités à leurs bords sans cesse extensibles.

Il pourrait aussi se dire en situations d’enfermements.

Itamar est une tâche dans la texture de la Cisjordanie et pour exister comme élément hostile à un environnement qu’il spolie, il lui est nécessaire pour maintenir le gradient juif pur dans un contexte arabe de s’emprisonner à l’intérieur d’une double barrière, physique et mentale. Il s’aide également de l’enfermement auquel est soumise la population indigène par l’armée d’occupation, routes de contournements, check points. Un troisième niveau d’enfermement est celui de la prison intérieure érigée autour des travailleurs migrants, prison physique elle aussi et symbolique car il en est fait mention en creux. Le domestique asiatique est évacué de la scène aussitôt cité. Cette occultation cèle une autre immigration. Le Thaïlandais et le Philippin sont commis à servir des familles venues d’Europe. Deux éléments exogènes se trouvent confrontés au cours d’une situation de dominants dominés dans un lieu auquel ils n’appartiennent pas.

L’étoffe de cette improbable rencontre a été tissée dans le matériau d’un mythe politique développé à la fin du dix neuvième et au début du vingtième siècle.

L’invention d’un peuple juif contraint à la diaspora est une entreprise sioniste qui cède à l’examen historique. Bien avant l’expansion du christianisme et d’ailleurs freiné par celui-ci, le judaïsme s’est répandu dans le pourtour méditerranéen, et au-delà vers la mer caspienne, sous l’effet d’un prosélytisme vigoureux de juifs émigrés librement, à l’instar de la dissémination des Phéniciens qui lui est antérieure.

Aucune trace d’un mouvement d’une sortie forcée de Palestine n’est retrouvée à l’époque de l’empire romain ni même plus tard.

Tout au plus, peut-on trouver dans la charte signée (2) de la main même du deuxième calife de l’Islam, lors de la reddition de Jérusalem, une clause très inhabituelle exigée par le patriarche chalcédonien Sophronius. Omar Ibn Alkhattab lui a accordé qu’aucun juif ne devait plus séjourner à l’intérieur de l’enceinte de la ville sainte. Lors de la fulgurante conquête islamique des deux empires byzantin et sassanide, tous les contrats de paix signés entre les vainqueurs et les Gens du livre leur accordaient protection et disposition de leur bien en échange d’un tribut et d’une dénonciation active des agissements des ennemis des Arabes.

Le roman d’Itamar et Awarta croisé par l’aéroport international de Bangkok n’a pas fini d’être écrit.

Mais quand il sera reprisé de tous les accrocs qui lui ont été portés, il démarrera sur la vision d’un poulailler truffé de petits hommes jaunes filmé dans la périphérie de Tel Aviv.

Celui sordide des deux sœurs Papin en pleine préparation d’une Europe qui va se livrer avec délectation à l’ivresse du fascisme avait eu un tel écho en raison du contexte politique de l’époque. Foucault viendra expliquer plus tard que la parole ultime revient à l’ordre politique qui décide de la norme du discours. Refouler la parole du fou, du déviant, de ce qui troublerait l’ordre politique dominant et maintenir étanche la frontière entre les classes sociales.

Ici, un autre drame ancillaire dont on escamote le véritable auteur indigne de figurer dans les annales de la martyrologie juive sioniste au profit d’un faux crime politique indispensable au cycle de la répression colonialiste. Mais dans ce cas, tout porte à penser que le porteur du syndrome paranoïaque n’est pas l’assassin, mais celui qui forge les récits et fournit la ‘narrative’ avec fort réajustements et arrangements avec le véritable déroulement des faits:

Cette entité morbide se distingue selon la psychiatrie classique essentiellement par trois gros traits :

- un délire intellectuel qui emprunte ses thèmes à des idées de grandeur et de persécution ;

- des réactions agressives très fréquemment meurtrières ;

- une évolution chronique.

Badia Benjelloun


Notes

(1) Son mandat, après les élections de janvier 2005 au cours desquelles il a recueilli 62% des suffrages ayant pu s’exprimer, est arrivé à son terme en janvier 2009. Cette situation abusive diffère des précédents tyrans arabes qui se font réélire à 95% ou à vie.

Ici, il n’est pas question de mettre en place de nouvelles élections car elles seraient garanties par un observatoire international et nul doute que le remplaçant chéri de l’Occident trouvé à Yasser Arafat assassiné en 2004 les perdrait.

(2) Intégralement conservée par les archives arabes et chrétiennes, datée de l’an 15 de l’Hégire.

Il importe de noter que c’est l’empereur Hadrien qui a frappé de bannissement les Juifs de Jérusalem suite à leur grande insurrection de 117-118.