Une nécessité américaine : la politique paroxysmique

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Une nécessité américaine : la politique paroxysmique

On se rappelle la phrase fameuse de Georgyi Arbatov (alors président de l'Institut des États-Unis et du Canada, à Moscou), en mai 1988 dans une interview à Newsweek : « Nous allons vous faire une chose terrible, nous allons vous priver d'Ennemi ». Il s'adressait à l'interviewer, c'est-à-dire à un Américain, et en fait à l'Amérique toute entière. Il suggérait ainsi qu'il y a une fragilité inhérente à cette nation, qui en marque à la fois le caractère et le destin exceptionnels. On a remarqué combien la fin de la guerre froide avait été, en Amérique, le contraire de l'enthousiasme qu'eût fait attendre la vigueur de l'affrontement. «Notre victoire est paradoxale, remarqua un rapport stratégique publié par le Carnegie Endowment for International Peace (1). Il n'y a pas eu de Jour de la Victoire ou de parade à New York pour la fin du communisme, pas d'étrangers s'embrassant dans les rues. Plus encore, il y a bien longtemps que l'Amérique ne s'est pas sentie aussi mal à l'aise, aussi incertaine à propos du futur».

Depuis quatre ans, l'establishment intellectuel américain s'est mis à la recherche d'un nouvel Ennemi. La tentative de Francis Fukuyama (2) de regrouper sans autre tourment le monde “civilisé” sous la bannière de l'Amérique comme tutrice incontestée de la démocratie, du libéralisme et du marché libre, est aujourd'hui oubliée. C'était une maladresse parce que la thèse était fondamentalement démobilisatrice, disant que l'essentiel du combat était achevé. Au contraire, un courant nouveau tente d'accréditer l'idée que la structure des relations internationales se modifie dans le sens d'un affrontement encore plus net qu'au temps de la guerre froide, bipolaire en substance plus que selon des circonstances, et selon les lignes déterminées par des religions antagonistes. Un article du professeur Samuel Huntington, Clash of Civilizations? (3), a illustré cette thèse en annonçant rien moins qu'une guerre de religion, et en proposant implicitement que le monde occidental, sous la houlette américaine, se prépare à un affrontement de cette sorte, principalement avec les pays du Sud. Huntington a marqué une étape ainsi plus ambitieuse dans la recherche, d'ores et déjà annoncée par d'autres réflexions, d'ores et déjà relayée et poursuivie jusqu'au niveau de certaines dispositions politico-militaires, d'une nouvelle version de la mobilisation que les États-Unis ne cessent de susciter dans leurs rangs autant que chez leurs alliés.

Ces tentatives diverses écartent l'essentiel, ce qui n'étonnera pas de la part d'un establishment américain qui a toujours évité de mettre en question les fondements de la République. Il s'intéresse aux moyens, rarement à la fin elle-même ; il cherche des remèdes divers à un mal dont il ne s'attache nullement àidentifier les causes.

La tragédie américaine

Alors la question centrale reste irrésolue : pourquoi un Ennemi est-il nécessaire à l'Amérique? En fait d'Ennemi, il s'agit d'abord de la représentation d'un Ennemi, par le pouvoir politique, et plus précisément le président. Depuis la Grande Dépression s'est installée une politique qu'on pourrait qualifier de paroxysmique (une “politique du paroxysme”). Elle consiste à tenir un discours mobilisateur dont l'un des facteurs formels principaux est la référence nécessaire à un adversaire (l'Ennemi), qu'il soit humain ou pas (en ce sens, la Dépression était évidemment un Ennemi). Roosevelt est l'inventeur incontestable de cette “politique du paroxysme”, lui qui avait défini la présidence en termes spirituels plus que politiques («La présidence est d'abord un lieu de leadership moral. Tous nos grands présidents furent des leaders conceptuels en leurs temps, quand certaines idées historiques de la nation devaient être clarifiées»).

Dès son installation à la Maison-Blanche en mars 1933, il ne dissimula plus à ses concitoyens l'ampleur de la tragédie vécue par l'Amérique. Le laps de temps de l'automne et de l'hiver 1932 avait apporté des signes de la décomposition de la Nation. Une panique terrifiante avait parcouru l'Amérique comme une fièvre de mort. A cette lumière, l'attitude d'interventionnisme modéré de Hoover, qui avait semblé jusqu'alors acceptable, paraissait soudain insensée. «C'était Roosevelt ou le néant», disait un businessman républicain, logiquement ennemi politique mortel de FDR. André Maurois rapportait cette description, dans ses Chantiers américains (septembre 1933) : «Si vous aviez fait le voyage vers la fin de l'hiver (1932-33), vous auriez trouvé un peuple complètement désespéré. Pendant quelques semaines, l'Amérique a cru que la fin d'un système, d'une civilisation, était tout proche». Le professeur et critique littéraire Albert Guérard expliquait en 1945 : «Je doute (que) beaucoup d'Européens (aient) pleinement réalisé l'étendue du désastre, et à quel point le pays était proche de sa ruine absolue, au moment où Roosevelt prit le pouvoir» (4). L'extrême rapidité des événements, la tension écrasante donnaient l'image d'une marée qui emportait tout. Pendant la cérémonie d'investiture, le 4 mars 1933, on passait des dépêches urgentes au nouveau secrétaire au Trésor, qui devait aussitôt quitter les lieux pour son bureau, et prendre des mesures nécessaires dans l'instant. Seconde après seconde, l'Amérique s'effondrait, se dissolvait littéralement. Dans les souvenirs du ministre du Travail de Roosevelt, Frances Perkins, l'événement exceptionnel dans ce jour d'inauguration du nouveau président ne fut point l'inauguration elle-même, mais une prière collective à l'église St John : «Nous étions dans une situation terrifiante. Les banques fermaient. La vie économique du pays était pratiquement paralysée. Roosevelt devait prendre en main le gouvernement des Etats-Unis. Si un homme avait jamais voulu prier, ce devait être en ce jour-là. Il voulait vraiment prier, et il tenait à ce que chacun vint prier avec lui. (...) Ce fut impressionnant. Chacun priait, alors que le Docteur Peabody lisait l'action de grâce pour “Ton Serviteur, Franklin, qui est sur le point de devenir Président de ces Etats-Unis”» (5).

Du jour au lendemain pratiquement, Roosevelt transforma l'atmosphère du pays. Un économiste américain, Elliott Janeway, remarqua qu'«en 1933, un acte simple – sans grande signification économique mais psychologiquement cathartique – fit de Roosevelt “le champion”: il ferma les banques de façon à les faire rouvrir ensuite et ainsi exorçisa la Dépression» (6). C'était exactement cela : un acte de magie bien plus qu'économique, une incantation autour du grand Trou Noir où s'enfonçait l'Amérique, et puis aussi le signe incontestable qu'une autorité s'était installée à la direction du pays. L'essentiel de l'action de Roosevelt à ses débuts consista en un exercice de mobilisation permanente, l'effet de ce que nous avons identifié comme la “politique du paroxysme”. Il y était conduit par le caractère extraordinaire d'apathie où était tombée l'Amérique (on entendit Roosevelt, dans un discours en mai 1933, s'écrier : «Faites quelque chose, et si ça ne marche pas, faites autre chose !» [«Do something, and if it doesn't work, do another thing !»]). Ses causeries radiodiffusées hebdomadaires, dites “au coin du feu”, devinrent un événement politique régulier de la mobilisation en cours. Elles rythmaient la vie habituelle du pays et en devenaient la part essentielle. Adolescent pendant les années trente, l'historien David Halberstam faisait cette remarque sur un sentiment commun, réunion de l'Amérique alors au coeur du malheur : «Pour nombre d'Américains de ma génération, le principal souvenir de politique aura été de rester assis, àécouter à la radio cette voix forte, confiante, totalement àl'aise. Quand il allait parler, l'idée de faire autre chose que l'écouter était impensable». Roosevelt avait des phrases d'identification et d' “humanisation” de la Dépression pour mieux la désigner à la nation comme l'Ennemi, puisqu'effectivement un Ennemi était nécessaire et qu'il devait d'abord être humain. «Je vaincrai cette chose», disait-il. L'homme avait les qualités pour mener une telle action, sans précédent en Amérique : «Sa séduction est extrême, son sourire est irrésistible, notait André Siegfried après une rencontre avec lui. Quand il vous dit, en vous accueillant : “Je suis content de vous voir”, il vous donne l'impression qu'il le croit, et l'on se sent en confiance». On retrouve les mêmes mots chez un témoin cité par Maurois : «Quand il a dit “My Friends”, il l'a dit d'un tel ton, avec une telle douceur et une telle force, que j'ai compris que c'était vrai, que cet homme était un ami et qu'il allait essayer de faire pour nous ce que les autres n'avaient pas fait».

Pour tout dire du caractère du président dans les dramatiques circonstances que traversait le pays, Roosevelt était un homme qui riait (comme Reagan plus tard), faisant un saisissant contraste avec son prédécesseur Herbert Hoover dont les mines furieuses et renfrognées étaient célèbres. Ce comportement signifiait beaucoup pour une population plongée dans un si profond désarroi. La crise était un drame sans aucun précédent historique. Il importait de n'en pas s'en dissimuler la profondeur mais il n'y fallait rien voir de fatal, — telle était l'exhortation de Franklin Roosevelt.

La politique du paroxysme devrait être alors décrite comme une “dramatisation volontariste”. Il s'agissait de quelque chose de tout à fait différent de ce qui avait précédé en Amérique, puisqu'on distinguait au plus profond de la Crise un élément de tragique si étranger à la philosophie de ce pays, et que cela semblait être pris en compte. Cet aspect particulier de la situation historique s'avéra accidentel. Après le Roosevelt de 1933, passés les événements tragiques du plus profond de la crise, les politiques paroxysmiques à venir deviendraient un théâtre qu'il faudrait monter, une représentation. Il s'agirait de créer des conditions, qu'elles répondissent à une réalité ou la sollicitassent peu importe, qui permettraient de clamer un discours paroxysmique. De la substance de la mobilisation nécessaire de mars 33, on passerait à l'apparence de la politique paroxysmique devenue un outil de la politique “politicienne”.

Une crise jamais résolue

Ces quelques exemples et descriptions nous rappellent la force historique de l'événement que fut la Grande Crise aux États-Unis. Quelques jugements américains nous la feront apprécier dans la perspective historique. Albert Guérard écrivit que «  Le choc physique, qui toucha tout le monde (aux États-Unis), est incommensurable ; c'est peut-être le seul accident de notre histoire qui ait apporté un changement notable dans le caractère national »(7). Felix Frankfurter, collaborateur de Roosevelt, en 1937 : « La crise aura laissé, dans le coeur et la conscience de quelques-uns des Américains les meilleurs, une empreinte ineffaçable. Nous ne serons plus après ce que nous étions auparavant » (8). Enfin John Galbraith, avec cette remarque qui liait la Crise au cas européen, en différenciant d'autant les deux histoires : «  En Europe, c'est la Grande Guerre qui secoua les anciennes certitudes. Les tranchées venaient hanter la mémoire sociale comme un paroxysme d'horreur. Aux Etats-Unis, ce fut la Grande Dépression. Celle-ci demeura dans la mémoire sociale des Américains pendant les quarante années suivantes et plus. Quand quelque chose semblait ne pas aller, les gens demandaient : “Est-ce que ça veut dire une nouvelle dépression?” » (9).

Un tel choc devait avoir des effets durables, sinon définitifs, sur la nation américaine. L'historien J.M. Grevillot pouvait alors noter (10), en pleine décennie des années cinquante, dans l'opulence de la réussite américaine de l'après-guerre : « Ce sentiment d'insécurité s'est accru depuis la Grande Crise que les années de prospérité d'après-guerre n'ont pas réussi à faire oublier. N'est-ce pas d'ailleurs parce qu'ils savent que le peuple est inquiet, que ses dirigeants s'appliquent tant à les rassurer? ». (Cette dernière phrase est bien une référence faite à la politique paroxysmique, où l'on remplacerait “rassurer” par “mobiliser”, – mais cela revient au même).

Techniquement, ou économiquement, la crise ne fut jamais résolue. En 1937, après le redressement de 1935-36, l'Amérique replongeait dans une dépression d'ampleur presqu'égale à celle des années 32-33. Cette fois, FDR était désarmé. A la lumière de cette simple réalité historique, on pouvait d'ores et déjà constater l'inadéquation de la mobilisation au sens originel de l'idée (telle que décrite pour 1933, avec sa part de réalité tragique). Il devenait inconcevable de la relancer sous la forme initiale. Pour cette raison, on devrait admettre l'idée qu'au constat du besoin de l'Amérique d'un chef mobilisateur et d'une mobilisation, s'ajouterait aussitôt l'hypothèse que cela ne suffisait pas. C'était un substitut, rien d'autre. Mais il n'y avait pas d'alternative puisque FDR n'avait rien changé de fondamental dans la société américaine et dans son organisation sociale, voire dans son appréciation du monde, qu'il avait lancé une réforme mais nullement proposé une révolution. A partir de là, l'Amérique se mit à vivre “à crédit” d'une révolution jamais faite, à court terme, en constant état de remise en question, à la recherche d'un état apaisé qu'elle n'a jamais trouvé. Ainsi les dernières années trente représentèrent-elles, selon cette interprétation des rapports du président et de son peuple, une capitulation de Roosevelt. Il n'y avait plus qu'une formule de survie : la fuite en avant, par n'importe quel moyen, et la politique du paroxysme devint ce théâtre mentionné plus haut, où la partie devait être jouée avec un Ennemi comme deus ex machina.

FDR abandonna l'application sociale de sa politique paroxysmique et choisit son application industrielle. C'était en revenir au business en capitalisant sur la défaite de la haute finance, discréditée par le krach de 1929, au profit de l'industrie. Les circonstances le servirent, ou bien elles imposèrent ce tournant, comme on veut et qu'importe ; ou bien encore, puisque Roosevelt avait reculé finalement personne n'avait le choix et c'était cela ou la plongée dans un état endémique de crise, l'angoisse et la fièvre remplacées par le cynisme, le désespoir glacé, l'abandon ... Dans ces conditions, personne ne peut plus ignorer que la guerre vint à point. En lançant une formidable production (l'Amérique semblait se retrouver : la production à outrance, la surproduction !), dont les premiers signes apparaissaient dès 1938-39, on sortit le pays d'une crise dont plus personne ne voyait le bout et que plus personne ne comprenait, et qu'ainsi on ne résolut pas. Cette idée est fondamentale pour comprendre l'Amérique moderne et son évolution.

Même si l'on insiste sur l'aspect moral de la campagne ainsi lancée, qui allait mener à l'entrée en guerre de l'Amérique, il apparaît à la lumière des circonstances de l'époque en Amérique que l'aspect économique primait. C'est ce que le Center for Defense Information a désigné (11) : «FDR – L'équivalence entre la défense et l'économie », pour expliquer plus loin « En décembre 1940, le président Roosevelt fit son fameux discours sur “l'Arsenal de la Démocratie”. (...) Son argument était plus qu'un appel à la mobilisation, plus qu'une attaque contre les isolationnistes du Congrès, c'était un appel à la création de nouveaux emplois qui sortiraient l'Amérique de la Grande Dépression ». Le Français Roussy de Sales qui vécut aux États-Unis au début de l'engagement américain dans le conflit mondial, décrit ainsi les deux tendances de la “pensée” interventionniste américaine au travers de son appréciation de deux déclarations publiques parallèles (en 1942), du vice-président Wallace et du représentant du business Barton : « Du point de vue pratique, Wallace recommande la production, l'abolition des privilèges, le contrôle des cartels et des matières premières, l'abolition des discriminations de races et un litre de lait pour tout le monde. C'est l'utopie classique. La glorification du “Common Man” n'est pas nouvelle non plus. (...) Mais Wallace aussi est un “Common Man”, nous sommes en plein dans dans l'ère de la “collective mediocrity” qu'annonçait J.S. Mill. Le hasard a voulu qu'aujourd'hui j'écoute à la radio un discours de Bruce Barton. Il s'est moqué de Wallace et de son litre de lait. Le but de la guerre est simple, a-t-il dit, c'est de rétablir à la place qu'il doit occuper l'“American Business”. Entre Wallace et Barton, qui choisir? Ni l'un ni l'autre parce que pour des raisons différentes également répugnantes. » (12).

Pour nous qui cultivons en général l'image d'une Amérique enfin libérée de l'isolationnisme rétrograde, jaillie de l'entre-deux guerres pour achever son triomphe pendant la Deuxième Guerre mondiale, tout cela paraît bien contradictoire : cette fuite en avant, ce retour aux pires pratiques du business dont pourtant la responsabilité dans la Grande Crise était très grave, etc. C'est à cette époque que l'écrivain Henry Miller prit sa Buick 1931 et parcourut 40.000 kilomètres de routes américaines pour voir à quoi ressemblait le grande Amérique en 1940-41. Il en tira Le Cauchemar climatisé, l'un des deux livres pour lesquels il voulait que la postérité se souvînt de lui, l'une des plus violentes attaques écrites contre l'américanisme et l'American Way of Life, et également un cri d'amour brisé pour l'Amérique des origines. Il nous montra une Amérique bien différente de notre image d'Épinal. « Oui, l'Amérique a changé, écrivait-il sombrement, l'absence de réaction, l'impression de désespoir, la résignation, le scepticisme, le défaitisme... ». Et il constatait : « Le rêveur dont le rêve n'est pas utilitaire n'a pas de place dans ce monde. (...) Un cochon bourré de grain y jouit d'une vie meilleure qu'un écrivain, un peintre ou un musicien ».

L'état de mobilisation

Il est aisé, tant c'est l'évidence même, de montrer que depuis l'Amérique n'a cessé de vivre en état de mobilisation. Retenons le cas de la conquête de l'espace (programmes Mercury et Apollo) parce qu'il est moins souvent perçu comme une mobilisation. L'effort industriel entrepris alors fut décrit par la revue Aviation Week & Space Technology (13) comme « très proche de l'utilisation de toutes les capacités de la nation. La NASA menait un effort de mobilisation jugé impossible sauf en temps de guerre ». Lorsque le président Kennedy proposa une coopération spatiale à l'URSS, en septembre 1963, l'initiative fut condamnée dans ces mêmes milieux proches de cette mobilisation non par opposition nationaliste au fait de la coopération, non par hostilité idéologique à l'encontre de l'URSS communiste, mais parce qu'une telle possibilité « frustrerait des millions de travailleurs du sens patriotique de l'extrême urgence » (14).

On peut tenter d'établir une approche schématique de la chronologie de la mobilisation américaine : celle de la guerre poursuivie dans celle de l'anticommunisme, avec comme caractéristiques un paroxysme extrême, une certaine cohésion imposée par les événements et ses lois, et des outrances souvent dramatiques mais sans surprise (le McCarthysme ne fut pas la moindre, et c'est plus un produit de la mobilisation, et au-delà une manifestation de l'“américanisme” dans tous ses effets extrêmes, qu'un hypothétique “fascisme à l'américaine” comme on l'a interprété en Europe) ; puis le doute et la crise multiforme, de l'assassinat de JFK, de la contestation étudiante, du Viet-nâm, jusqu'au Watergate et aux scandales des années soixante-dix (CIA, ITT, etc). Reagan vint, en 1980, pour réveiller l'Amérique (Wake Up, America était son slogan). Il fabriqua de fausses “réalités”, une économie idéale où le marché marcherait, un monde hollywoodien où les gens seraient gentils et les dollars fleuriraient partout. Il fit un remake des Voies du Paradis (les années vingt d'avant la Crise qui restent la véritable référence de l'américanisme). Le formidable communicateur maintenait constamment la pression, totalement indifférent aux réalités, et notamment aux diverses manigances de son administration (la corruption et le gaspillage atteignirent des sommets durant les années Reagan, notamment autour des contrats du Pentagone). Il parlait au coeur des Américains, exactement comme il faisait àHollywood, avec cette même voix, ce même talent, avec cette même façon de dire My Friends que FDR lui-même (le New York Times avait titré son éditorial du 21 janvier 1981, jour de l'inauguration du nouveau président : «Franklin Delano Reagan». Ce ne devrait être qu'une demi-surprise de voir rapprocher le progressiste et l'ultra-conservateur. Ce que le Times saluait, c'était la proximité paroxysmique des deux présidents).

Cette fois, les choses tournèrent plus mal. Le paroxysme rooseveltien avait été sauvé par la guerre, le Mal hitlérien, la mobilisation au nom de la morale ; le paroxysme reaganien était confronté à l'effondrement de la menace, c'est-à-dire l'événement affreux de la perte de la référence extérieure vitale. Il ne resta plus que des problèmes de comptabilité, un déficit énorme du trésor public creusé par un “keynésianisme” dissimulé (les considérables dépenses de défense de 1981-85, cause du déficit de l'état, alimentèrent la relance de l'économie du pays) ; et puis, au niveau social, les inégalités accentuées jusqu'à des situations de blocage, l'insécurité, la drogue, etc.

Laissons le Golfe et le New World Order de Bush, programmes de mobilisation dérisoires qui n'eurent rien de l'envolée des grands présidents paroxysmiques (et l'on comprend tout lorsqu'on sait la révérence de George Bush pour le personnage de Herbert Hoover, prédécesseur de FDR et responsable de la transformation du krach de 1929 en Grande Dépression de 1933). Venons-en à Clinton.

Le chroniqueur George Will notait récemment (15) : « Mr. Clinton peut sembler un président en miniature mais c'est parce que 60 ans d'urgences – du krach d'octobre 1929 àla chute du Mur de Berlin de novembre 1989 – ont fait que plusieurs présidents ont semblé d'une dimension bien plus grande que des êtres humains normaux ». Clinton est le premier président du doute américain enfin exprimé publiquement, de la mise à nu, même involontaire, de ce que Henry Miller désignait comme « l'Amérique secrètement inquiète » (16). C'est là une réalité psychologique, échappant aux contraintes de l'explication rationnelle et factuelle d'une politique. On n'entend nullement suggérer par là un jugement sur le président, mais plutôt une appréciation du climat qui baigne son administration, et qui contraste avec les précédentes. Certains aspects de sa politique s'en éclairent mieux, cette pusillanimité nouvelle, ce refus désormais évident partout, à l'OTAN, dans le processus moyen-oriental, etc, d'assurer les responsabilités de superpuissance dominatrice (sans pour cela, loin de là, perdre de vue les intérêts de la nation, y compris ceux de l'imagerie du leadership mondial, conçue plutôt comme un “bon investissement”). On comprend mieux la véritable obsession de cette administration pour l'économie et l'emploi par la relance des exportations, et par conséquent la surprenante issue des négociations GATT où l'Amérique a accepté une défaite politique (au profit de la France et de l'Europe) pour pouvoir boucler ce qu'elle estime être une victoire économique pour le commerce et surtout pour son commerce (tout cela reste à prouver). On comprend mieux que les Américains soient ces “néo-mercantilistes” décrits par Erik Israelevitch (17), qui se réfèrent à une « une “philosophie” du dix-septième siècle, le mercantilisme, pensée dans laquelle les exportations sont le “bien absolu”, les importations le mal ». On comprend mieux cette politique d'un président qui paraît “en miniature” parce qu'il est “élu pour favoriser la création d'emplois” et nullement pour des tâches ambitieuses et historiques.

Dans ce cadre très déstabilisé, la politique paroxysmique est risquée (où trouver un Ennemi qui soit une grande cause nationale s'il n'y a plus de tâches historiques?). Mais est-elle seulement évitable? Peut-on s'en passer? L'Amérique dissimule de cette façon la grande question originelle posée à sa fondation, toujours évitée, toujours irrésolue, qui est à la base de ses déséquilibres et par conséquent des enchaînements économiques qui menèrent à la Grande Dépression (phénomène qui, tel qu'on l'a décrit, fut spécifique à l'Amérique bien qu'on a coutume de le présenter dans le cadre général de la Dépression mondiale). Depuis l'origine, l'Amérique souffre du divorce entre ses promesses, qui ont constamment habillé de riches atours l'image qu'on se fit et qu'on se fait de ce pays (le “Nouveau Monde”, la Terre Promise, etc), et les réalités. Le processus est connu, répertorié, analysé régulièrement par les historiens : le détournement du sens initial (jeffersonien) de la Constitution par les amendements imposés, en 1787, par Hamilton et Madison, représentant des puissances financières du nouveau pays (18). Le problème nous apparaît moins se poser dans l'injustice, voire dans le désordre de la situation ainsi créée, que dans le mensonge qu'il a fallu véhiculer depuis sous diverses formes pour sauvegarder les apparences d'une Amérique idyllique. Ce mensonge officiel est la cause de la tension permanente qui caractérise la dialectique américaine, qui marque le moindre des incidents pour le transformer en crise profonde, entre un “américanisme” proclamé sans aucune retenue comme la plus grande vertu du monde, et les critiques d'un radicalisme et d'une profondeur rares qui lui sont régulièrement adressées («Si de nombreux Américains sont fiers de leur drapeau, note Paul Auster dans son roman “Léviathan”, de nombreux autres en sont honteux, et pour chaque personne qui le considère comme un objet sacré il y en a une qui aimerait lui cracher dessus, ou le brûler, ou le traîner dans la boue»).

Comme le cinéma hollywoodien des années trente (époque de son triomphe justement) puis comme la représentation médiatique, la politique paroxysmique est, depuis la Grande Crise, l'outil essentiel de la sauvegarde de l'apparence. La grave question ontologique qui se pose aujourd'hui est de savoir comment poursuivre cette politique sans la présence d'un Ennemi qui en était la justification.

En gardant les anciens schémas à l'esprit, l'Amérique nous serait simplement de plus en plus incompréhensible. Au contraire, si nous acceptons d'en modifier notre perception, et de voir une immense nation bafouée par un mécanisme pernicieux couvert par un Mensonge avec la complicité de la plupart de ses dirigeants, et ainsi une immense nation malade et jamais soignée plutôt qu'un empire monstrueusement prédateur ou un modèle échappant à toute critique, — alors on commencerait à comprendre son évolution. Cela ne serait pas sans intérêt dans les années qui viennent, où, à notre sens, l'évolution intérieure de l'Amérique va devenir le point central de la crise mondiale.

Philippe Grasset

Cet article a paru dans La Revue des Deux Mondes, avril 1994

Notes

(1) Rapport (« Changing Our Ways: America and the New World »), publié en juillet 1992 après un travail de réflexion de 23 experts des problèmes de sécurité et de relations international (voir « International Herald Tribune », 24 juillet 1992).

(2) Rappellons que Fukuyama lança sa “thèse” sur « la fin de l'Histoire » au printemps 1989. Au départ, il s'agissait d'une conférence qui n'était pas destinée à un sort particulier. Le directeur de « National Interest », qui assista àla conférence, proposa une publication. Cela fut fait à l'été 1989. La célébrité médiatique suivit, avec un livre en 1991.

(3) “ The Clash of Civilizations ? ”, dans “ Foreign Affairs ”, été 1993.

(4) Dans sa présentation du recueil de nouvelles d'écrivains américains, « Écrit aux USA », Robert Laffont, Paris 1947.

(5) Frances Perkins, « The Roosevelt I Knew », Hammond, Hammond & Co, Londres, 1948.

(6) « The Economics of Crisis, War, Politics & the Dollar », de Eliot Janeway, Weybright & Talley, New York, 1968.

(7) Guérard, op. cité.

(8) Cité dans Fohlen, « L'Amérique de Roosevelt », éditions de l'Imprimerie Nationale, Paris, 1982.

(9) « Une vie dans son siècle », de John Kenneth Galbraith, Gallimard, Paris, 1983.

(10) Jean-Marie Grevillot, « L'Amérique expliquée », éditions du Monde Nouveau, Paris, 1951.

(11) Voir “The Defense Monitor”, Vol XXII n<198>9, mai 1993.

(12) « L'Amérique entre en Guerre », de Raoul Roussy de Sales, La Jeune Parque, Paris, 1948.

(13) Paul Mann, « Aviation Week & Space Technology », 12 août 1991, « Fear Makes a Dream Come True ».

(14) Mann, article cité.

(15) Will, « International Herald Tribune », 29-30 mai 1993.

(16) Cité dans « Les nouveaux Cow-Boys », de Georges Suffert, Paris 1984.

(17) Dans “Le Monde”, 17 décembre 1993.

(18) Voir encore récemment le livre “The Radicalism of the American Revolution”, de Gordon Wood, dont Bernard Legendre a fait une recension récente (“Le Monde”, 21 mai 1993), où l'on peut voir confirmé que si la révolution américaine fut effectivement radicale à ses débuts, « las, elle prit rapidement un autre cours ».