Une “loi scélérate” pour le temps des scélérats

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Une “loi scélérate” pour le temps des scélérats

On a débattu au Parlement, en France, sur la loi communément désignée comme anti-FakeNews. La fortune de cette expression en international english, – qui n’est pas celui de Shakespeare, – est telle, puisqu’employée par ceux qui suivent le train de la FakeInformationcontre les dissidents qui tentent d’endiguer cette marée, qu’elle est devenue une sorte d’emblème de notre temps où le mensonge est devenu une narrative officielle dont la logique entraîne un déterminismede la négation des vérités-de-situation. On a donc fait une loi contre tout ce qui s’écarte des sentiers battus par la parole convenue. C’est une “loi scélérate” qui, sans véritable surprise, correspond complètement à son temps officiel : nos représentants officiels, nos gouvernements, constituent “le temps des scélérats”.

Devant un auditoire quasiment vide et une ministre de la culture venue d’une maison d’édition créée par son père pour défendre les paroles de dissidents et qui elle-même entend remettre les dissidents dans les Fake-chemins, Mélenchon a fait un discoursà la fois sur un ton mesuré et dans un style peu courant pour sa qualité, qui mérite largement son audition. Même s’il affirme que cette loi n’est pas due à une vindicte personnelle du président, ce dont nous doutons, Mélenchon a superbement plaidé contre cette “loi scélérate”. Depuis ilnous a apprisqu’il y avait eu une sorte de coup fourré peut-être bien dù à la gêne grandissante de ce pouvoir devant cette loi et le débat sur la loi ayant pris trop de temps, la loi n’avait pu être votée dans un tapage médiatique soudain réduit au silence de la méditation... On y reviendra...

« Grosse agitation médiatique et même la une du Figaro et du Monde. Mazette ! Puis Pchitttttt ! Plus rien. Certes, la loi a été discutée. Mais elle n’a pas été votée. Stupeur ! Les médias qui ont senti le vent du boulet sont rentrés dans leur coquille sans un mot, trop contents d’avoir échappé aux délires des macronistes. Officiellement, conformément aux normes habituelles de la désastreuse organisation des débats à l’Assemblée, le temps aura été insuffisant pour aller au bout de la procédure. En effet, il s’agissait de la niche parlementaire de la République en Marche. Ce temps spécial a une organisation spéciale : on ne peut débattre au-delà d’une heure du matin. C’est comme ça que notre proposition de “loi pour le droit de mourir dans la dignité”a été évacuée. À une heure du matin, il restait une foule d’amendements. Tout fut clos. Malaise ! Étrange quand même, non ? Sont-ils nuls à ce point ? Ça parait curieux.

» Aussitôt a fleuri une hypothèse. Comme les macronistes ont compris que le tollé sur le sujet n’allait pas décroître, ils ont eux-mêmes organisé l’impasse. En effet, s’ils tenaient tant que ça à ce texte, pourquoi ne pas l’avoir mis en premier plutôt que celui sur l’interdiction des portables à l’école ? Cette organisation des débats aurait donc eu pour objet de permettre l’élimination du texte sans le dire. D’où le silence des médias eux-mêmes le lendemain de cet exploit grotesque. Conclusion, ils se sont moqués de nous. Moqués du Parlement. Ils nous ont contraints à passer une journée et un débat sans objet. Ne reste que le plaisir de les avoir ridiculisés dans l’argumentation et de les voir détruire eux-mêmes leur travail initial. »

Quoi qu’il en soit, le phénomène FakeNewsmérite beaucoup de commentaires dans la mesure de son extraordinaire singularité. En effet, cette “loi scélérate” a au moins, du fait de son ambition inepte et des conditions insensés de son fonctionnement, suscité un nombre élevé de commentaires pour mettre en évidence son absurdité. Une “loi scélérate“ pour un “temps des scélérats” ? Plus simplement, une loi de notre temps.

Ci-dessous, un texte de Jean Bricmont, publié sur RT le 7 juin 2018(Docteur en sciences et essayiste belge, Jean Bricmont est professeur à l’Université catholique de Louvain. Il est auteur et co-auteur de plusieurs ouvrages dont La république des censeurs, Impostures intellectuelles [avec Alan Sokal].)

dde.org

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Anastasie au pays des Lumières 

La loi sur les fausses informations portée par le gouvernement Philippe va loin. Entre la suppression du dialogue et le règne du subjectivisme généralisé, l'essayiste Jean Bricmont estime qu'une telle mesure mènera à un « totalitarisme de la naïveté ».

Le gouvernement a décidé d'introduire une nouvelle loi pour combattre la diffusion de fausses informations (« fake news » en franglais).  Il existe déjà dans la loi sur la presse de 1881 des dispositions réprimant l'insulte, la diffamation et le fait de provoquer des paniques artificielles. Mais aujourd'hui le gouvernement veut aller beaucoup plus loin, puisqu'il définit les « fausses informations » comme une « allégation ou imputation d’un fait dépourvue d’éléments vérifiables de nature à la rendre vraisemblable ». Ce projet va en effet très loin. 

Exit

Tout d'abord, un sceptique pourrait demander quels sont les « éléments vérifiables » prouvant l'existence de Dieu, de la vie après la mort ou de l'efficacité des prières. Exit les religions. Qu'en est-il des « éléments vérifiables » rendant vraisemblable l'efficacité de l'homéopathie, ou les prédictions de l'astrologie ? Exit les pseudo-sciences. Bien avant Michel Onfray, de nombreux scientifiques se sont posés des questions sur les « éléments vérifiables » qui justifieraient la psychanalyse et, en général, ils n'en ont pas trouvés. Faut-il aussi la bannir au nom de la lutte contre les fausses nouvelles ?

Mais que faire alors du plus gros de la philosophie française contemporaine dont le plus illustres représentants (Derrida, Foucault, Althusser, Badiou, Bernard-Henri Lévy et même Bouveresse) ont eu en général une attitude favorable à la psychanalyse et qui, même quand ils étaient critiques vis-à-vis de celle-ci (Deleuze et Guattari) ne l'étaient pas sur la base d'absence éléments vérifiables en sa faveur mais en proposant d'autres théories tout aussi peu justifiées ?

Ce n'est pas tout. Que faire des théories scientifiques qui sont avancées sans s'appuyer sur des éléments vérifiables ? On peut penser à la théorie des cordes en physique ou à diverses hypothèses en cosmologie.

Impossibilité du dialogue 

Finalement, qu'en est-il de la presse « mainstream » ? Dans toutes les affaires récentes (affaire Skripal, usage de gaz en Syrie, «meurtre» en Ukraine du journaliste russe Babtchenko, ou encore responsabilité du tir de missile ayant abattu un avion malaisien au-dessus de l'Ukraine en juillet 2014), il y a un conflit entre le point de vue dominant en Occident et le point de vue russe ou malaisien ou syrien, lesquels sont partagés par une bonne partie du reste du monde.

On en est peut-être plus à « vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà », mais au moins à « vérité d'un côté de la Méditerranée, erreur de l'autre » ou « vérité en deçà de la frontière russo-polonaise, erreur au-delà » ce qui, en quelques siècles, ne nous a pas fait fort avancer vers l'universel. La seule façon de résoudre nos différents avec le reste du monde, c'est la discussion libre. Comme la loi contre les fausses nouvelles a, semble-t-il, pour but principal de contrer ce que le gouvernement considère comme de la propagande pro-russe, il y a fort à craindre qu'elle ne fasse que renforcer la frontière mentale « russo-polonaise ».

Il a suffi que le journaliste un peu hétérodoxe André Bercoff pose des questions à propos du sauvetage providentiel de l'enfant suspendu à un balcon par Mamadou Gassama pour que le CSA soit saisi, qu'il soit mis en accusation par Laurent Joffrin pour « susciter des doutes » et quasiment convoqué pour se justifier de l'accusation de « complotisme » devant son (en principe) confrère Jean-Marc Morandini.

D'abord il est assez extraordinaire de reprocher à un journaliste le fait de poser des questions et d'inciter au doute. Indépendamment de cette affaire de sauvetage, il me semblait naïvement que c'était justement cela une des fonctions principales du journalisme. Et que la démarche rationnelle et scientifique pourrait se résumer ainsi : de même qu'il vaut mieux avoir dix coupables en liberté qu'un innocent en prison, il vaut mieux avoir dix doutes excessifs qu'un dogme infondé. 

Par ailleurs, il est vrai que ce que les médias dominants appellent les «théories du complot», et qui vont d'interrogations légitimes sur les récits médiatiques et sur les assertions gouvernementales aux spéculations les plus fantaisistes, prolifèrent sur les réseaux sociaux. Mais existe-t-il une seule personne sensée qui peut croire que cette façon de traiter monsieur Bercoff va en quoi que ce soit faire reculer cette prolifération ?

Totalitarisme de la naïveté

Finalement, la ministre de la culture, madame Françoise Nyssen, souhaite faire de l'audiovisuelpublicun média engagé qui permettra de combattre les idées « hautement réactionnaires » des Français, entre autre concernant la diversité. Tout d'abord, ce que LREM considère comme réactionnaire (défendre les services publics ou la souveraineté nationale) est exactement ce qui aurait été considéré comme progressiste il y a quelques décennies, ce qui fait que le terme mériterait d'être défini. Mais plus fondamentalement, est-il légitime de demander à des adultes de payer des impôts ou des redevances pour être rééduqués ?

Loin de moi l'idée que le gouvernement veuille consciemment instaurer un régime totalitaire. Le problème vient plutôt du subjectivisme généralisé de la culture contemporaine où les discours sur les valeurs ont permis de mettre de côté les questions touchant aux faits et à l'objectivité. On le voit assez dans la méfiance généralisée face aux progrès scientifiques et techniques. Certes, le droit n'a pas le même type d'objectivité que les sciences naturelles. Mais il cherche à établir des règles fondées en raison qui permettent de protéger l'individu face à l'arbitraire du pouvoir. Toute la réflexion classique sur la liberté d'expression, remontant au XVIIIe siècle, repose sur cette idée.

Les gens qui nous parlent sans arrêt de leurs valeurs ne font en réalité que mettre en avant leur propre supériorité morale. Et c'est bien cela qui est à la base de la corruption du droit à laquelle on assiste dans l'affaire de la loi sur les fausses nouvelles, des réactions hystériques face au « complotisme » de monsieur Bercoff, et de la bonne conscience de madame Nyssen. A partir du moment où un groupe d'individus se persuade qu'il incarne le Bien à cause de ses « valeurs », il ne perçoit même plus les limites légitimes que l'on peut mettre à son pouvoir. C'est ce qu'on pourrait appeler le totalitarisme de la naïveté.

Jean Bricmont