Un texte qui nous en dit long sur les relations transatlantiques, - volontairement et involontairement

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Un texte qui nous en dit long sur les relations transatlantiques, — volontairement et involontairement


On s'attache ici à un texte d'un professeur américain temporairement en poste au Royaume-Uni, qui livre le 5 décembre à ses compatriotes comme au public international de l'International Herald Tribune quelques réflexions sur l'état des sentiments en Europe et aux États-Unis, concernant la crise générale en cours. L'auteur est le professeur Peter D. Feaver, associate professor of political science à Duke University, visiting fellow au Corpus Christi College de l'université de Cambridge et visiting scholar au Centre of International Studies.

L'intérêt de ce texte est d'une part ce qu'il nous dit, d'autre part ce qu'il ne nous dit pas et que nous pouvons aisément distinguer. En ce sens, et parce que l'auteur peut aisément être reconnu comme un esprit éclairé et un esprit complètement américain tentant d'appréhender la situation en Europe (surtout au Royaume-Uni, certes), ce texte nous paraît exemplaire et un excellent exercice d'appréciation de l'état actuel des relations transatlantiques, au niveau qui importe, c'est-à-dire au niveau de la perception, de l'appréciation et, au-delà, au niveau fondamental de la psychologie.

Ce qu'il nous dit, ou plutôt ce qu'il dit à ses compatriotes américains, est bienvenu dans le sens où cela concourt à écarter un peu ce brouillard que nous-même tentons de dissiper avec nos faibles moyens, ce brouillard de la politique virtualiste suivie par les autorités politiques. Le professeur Feaver nous dit que nous devrions avoir la lucidité de ne pas prendre pour du comptant, ni les discours de Tony Blair, ni les communiqués du State department, sur l'entente transatlantique dans la guerre contre la Terreur. Une de ses remarques est intéressante pour résumer ce propos :


«[I]t would be a big mistake to take British support for granted. There is a fundamental divide between the way Americans and Britons interpret Sept. 11. [...] Americans view the terrorist attacks as a world-changing event, and expect to see the policies of other governments adjust to the new reality. Britons seem to view the attacks as an America-changing event, and thus expect to see American policies adjust, whether on missile defense, multilateralism, support for Israel or other issues.»


Remarque intéressante également parce qu'elle va certainement au coeur de ce qui caractérise les relations transatlantiques et, dans ce cas, des relations USA-UK (les Britanniques étant alors complètement perçus comme des Européens, — ce qui est le cas tout au long de l'article du professeur Feaver) : il s'agit moins d'un quiproquo que d'une perception différente du monde et des événements qui y surviennent ; il s'agit moins d'une différence accidentelle que d'une différence substantielle. Même si elle est perçue par un des acteurs (les USA) comme ayant changé fondamentalement les données de la politique mondiale, l'attaque 9/11 n'a rien changé de fondamental pour ce qui concerne les relations transatlantiques. Elle a accéléré et dramatisé une différence de perception d'ores et déjà existante (et qui, à notre sens, a toujours existé malgré les discours accrocheurs sur le cousinage anglo-américains et sur le ''partage des mêmes valeurs'' entre Européens et Américains). La tension même de la crise fait apparaître encore plus en lumière cette différence.

Le professeur Feaver expose ce qu'il juge être l'un des plus gros problèmes entre UK et USA, qui est la différence de traitement des informations par les presses américaines et britanniques. (Feaver ajoute que c'est encore pire avec la presse du continent [«If anything, media coverage is even less favorable on the Continent»]. C'est une gâterie conformiste qui sacrifie au discours convenu sur les relations US-UK, pour tenter de rattraper ce que son jugement sur les médias anglais a de sévère. L'exemple qu'il donne du Monde est rien moins que convainquant, pour qui suit un tant soit peu la presse britannique. Le fait est que les médias britanniques sont bien plus sévères, — ou bien, bien plus libres ? — à l'égard des actions américaines et leur critique ne souffre guère d'entraves. C'est après tout la bonne façon de fonctionner d'une presse libre, étant entendu que la compétence garantit la valeur de l'information, ce qui est souvent le cas chez les Britanniques.)

Les récriminations du professeur Feaver sur la couverture des événements de la crise par la presse britannique sont non seulement peu convaincantes, mais elles sont surtout très significatives de l'attitude conformiste des élites américaines depuis 9/11, ces élites désormais très inclinées à accepter sans aucune restriction la version officielle américaine des événements.

Affirmer que les médias américains ont présenté «a balanced picture of the war» alors que les médias britanniques auraient été «far more negative, increasingly adopting the role of designated war critic» relève d'une vision elle-même très largement partisane, consistant à juger «negative» toute critique du rôle et de l'action des forces armées américaines, un peu à la façon du secrétaire à la Justice Ashcroft, qui juge que les «négativistes» critiquant les mesures législatives anti-terroristes de l'administration Bush se font les complices des terroristes. Dans un cas, c'est oublier que l'action des forces armées américaines peut être critiquables à cause des effets produits, au niveau des pertes de civils, ou mieux (pire), lors de l'action qui aboutit au massacre de 600 prisonniers à la prison de Mazar-i-Sharif ; dans l'autre c'est oublier également que les mesures législatives de cette administration aboutissent à des restriction des libertés publiques que l'on est en droit de juger intolérables sans être accusés des pires mauvaises actions.

Ce qui nous intéresse ici n'est pas tant ''la critique du critique'', qui nous apparaît évidente et que tout le monde aura évidemment deviné de son côté, que l'appréciation qu'impliquent ces remarques du professeur Feaver. On ne peut évidemment faire au professer Feaver un procès d'intention ni le soupçonner d'une quelconque distorsion volontaire des faits selon sa perception. Il est manifeste qu'il apprécie effectivement que la presse américaine effectue un travail objectif, «balanced», et que la presse britannique est partisane et «négative» (ainsi que la presse continentale, dans un même élan), autrement dit que la vision de la presse américaine est objectivement la seule acceptable. On sait pourtant qu'elle suit volontairement une politique d'auto-censure et d'alignement sur les consignes officielles (c'est plus qu'une appréciation de l'évidence, il y a même l'exemple de notes internes de CNN depuis le 11 septembre, rendues publiques par des fuites, donnant une telle consigne d'alignement). En Europe, bien sûr, l'appréciation est complètement différente au point où elle est à peu près l'inverse. Ce constat conduit à conclure que ce qui sépare l'Europe des États-Unis est bien plus profond et grave encore que ne veut le dire le professeur Feaver, d'autant que celui-ci n'envisage pas une seconde de rechercher une attitude commune qui réconcilierait tout le monde mais plutôt de ''guérir'' les médias non-américains de leurs erreurs, pour ne pas dire pire («The Bush administration's renewed PR focus is tailor-made to address the exacerbating factor of foreign media bias»).

Bien plus que d'un désaccord sur l'interprétation d'un événement, il s'agit d'une différence fondamentale de perception du monde et de ses événements. Le professeur Feaver part de l'apriorisme que l'attitude américaine, et, par conséquent, la perception des médias américains est la seule juste et la seule acceptable en tout état de cause. Le seul problème pour lui, de l'ordre de la simple tactique de la communication, est de faire changer les Européens pour les aligner sur les Américains. Parce qu'il s'agit d'une signification involontaire, elle va au fond des choses et fixe effectivement la différence quasi-irréconciliable de perception du monde. Ces propos confirment largement qu'il faudra bien plus que des «valeurs» partagées («Europeans, on the whole, share American values») pour résoudre une telle différence de substance dans l'attitude, une véritable différence culturelle qui, depuis l'attaque du 9/11, s'est accentuée dans des proportions extraordinaires.