Tolkien contre le monde moderne : une mise au point

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Tolkien contre le monde moderne

Le texte ci-dessous constitue un des chapitres essentiels du livre que Nicolas Bonnal prépare sur Tolkien, à partir de son premier livre sur le sujet (Tolkien, les univers d’un magicien, Les Belles Lettres, 1998). Nous suivons avec attention et intérêt ce travail, d’autant que PhG, qui ne connaît pas assez Tolkien et se plongera pour l’occasion dans son univers, devrait en écrire la préface.

Bien entendu, il nous semble c’est principalement du point de vue de notre époque qui connaît le paroxysme de la crise d’effondrement de la modernité que Tolkien est apprécié. Singulier et grand auteur clairement inspiré par le courant de la Tradition, Tolkien jetait sur le monde moderne un regard désolé et furieux. C’est exactement le sujet qui est traité dans ce texte.

dedefensa.org

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Tolkien contre le monde moderne : une mise au point

But it is the aeroplane of war that is the real villain.  (Mais c'est l'avion de guerre qui est ici le vrai méchant.) – Tolkien

Nous sommes la civilisation de la destruction du monde. – Philippe Grasset

 

 

Tolkien refuse toute allégorie. Il envoie dinguer les interprètes, et il a raison, il y en a trop : faites-moi comme moi, écrivez de la fantasy, arrêter de courir après Tolkien ! (1)

Mais Tolkien déclare ensuite que Beren est son nom, Luthien celui de sa femme ; surtout, que le Mordor progresse à l'ouverture d'une station-service, ou l'Isengard. Puis il déclare être un hobbit, aimer fumer et qu'on le fiche en paix. Puis il se déclare même anarchiste à son fils, et pendant la guerre, tout en ajoutant que s'agenouiller devant un grand seigneur ne fait de mal à personne. Enfin il écrit qu'utiliser un bombardier reviendrait pour Frodon à chevaucher un nazgul pour libérer la comté !

Tolkien aime se contredire, suivant ses humeurs, suivant ses interlocuteurs ou lecteurs (certains l'énervent plus que d'autres), suivant les époques aussi. Par exemple il est selon nous beaucoup  plus sincère contre son époque pendant la guerre qu'après. A-t-il perçu la montée terrifiante du politiquement correct à partir des années soixante ? Certainement. En outre son monde a été tellement déformé et recyclé par la sillification (mot qu'il utilise à propos d'une adaptation débile de son oeuvre par... la BBC),  la stupidification si l'on ose dire. Il été récupéré par la gauche anar et hippie avant de l'être par l'industrie médiatique et son goût prononcé pour les monstres de tout poil et les univers sombres et tordus. Ici Melkor, avec sa cohorte d'orques, de balrocs, de dragons, de loup-garous pouvait trouver un emploi à sa mesure, tant le satanisme de masse est devenu la culture contemporaine de la jeunesse.

Nous n'allons pas réécrire l'histoire de la critique du monde moderne. Faisons quelques rappels toutefois.

Elle émerge avec le romantisme en Angleterre et en France à l'époque de la révolution française et de la révolution industrielle. C'est l'avènement de la vulgarité, de la masse, de la dictature, de l'industrie, de l'argent, de la pollution, de tout ce que nous adorons et déifions aujourd'hui. Balzac parle quelque part (dans Béatrix en fait) du remplacement de l’œuvre  par le produit.

Car à l'époque on résiste encore un peu. Voyez Edmund Burke, gentleman britannique qui a plus fait pour la France que n'importe quel Français (pauvre Rivarol, sinistre de Maistre !) à cette tragique époque :

« ...little did I dream that I should have lived to see such disasters fallen upon her in a nation of gallant men, in a nation of men of honor and of cavaliers. I thought ten thousand swords must have leaped from their scabbards to avenge even a look that threatened her with insult. But the age of chivalry is gone.

That of sophisters, economists; and calculators has succeeded; and the glory of Europe is extinguished forever. »(2)

Attends Edmund, y’a Barroso ! Les économistes ont remplacé les hommes d'honneur. Nous sommes bien d'accord. Un Alexandre Dumas très inspiré, plus en tout cas que ses collègues du Panthéon, écrit lui :

 La cause la plus sacrée qu’il y ait au monde, dit Athos ; celle du malheur, de la royauté et de la religion. Un ami, une épouse, une fille, nous ont fait l’honneur de nous appeler à leur aide. Nous les avons servis selon nos faibles moyens, et Dieu nous tiendra compte de la volonté à défaut du pouvoir...

Et Athos ajoute dans ces phrases sublimes :

— ...tous les gentilshommes sont frères, parce que vous êtes gentilhomme, parce que les rois de tous les pays sont les premiers entre les gentilshommes, parce que la plèbe aveugle, ingrate et bête prend toujours plaisir à abaisser ce qui lui est supérieur ; et c’est vous, vous, d’Artagnan, l’homme de la vieille seigneurie, l’homme au beau nom, l’homme à la bonne épée, qui avez contribué à livrer un roi à des marchands de bière, à des tailleurs, à des charretiers ! Ah ! d’Artagnan, comme soldat, peut-être avez-vous fait votre devoir, mais comme gentilhomme, vous êtes coupable, je vous le dis.(3)

Cette belle lancée est d'autant plus intéressante qu'elle concerne le roi d'Angleterre supplicié par les marchands et les agents du puritanisme qui préparent là une conquête mondiale.

Chateaubriand aussi (n'en déplaise au francophobe Tolkien!) chante et regrette sa vieille Angleterre (Old England! Voyez  le King Arthur de Purcell) dans des lignes sublimes qui évoquent la Fin de l'Histoire selon Hegel, Kojève ou Fukuyama. L'Angleterre se banalise sous le règne de Rothschild et des Windsor...

« Il me semble que j'achève une course en Angleterre comme celle que je fis autrefois sur les débris d'Athènes, de Jérusalem, de Memphis et de Carthage. En appelant devant moi les siècles d'Albion, en passant de renommée en renommée, en les voyant s'abîmer tour à tour, j'éprouve une espèce de douloureux vertige. Que sont devenus ces jours éclatants et tumultueux où vécurent Shakespeare et Milton, Henri VIII et Elisabeth, Cromwell et Guillaume, Pitt et Burke ? Tout cela est fini ; supériorités et médiocrités, haines et

amours, félicités et misères, oppresseurs et opprimés, bourreaux et victimes, rois et peuples, tout dort dans le même silence et la même poussière. »(4)

Encore n'est-on là que dans la métaphore et la nostalgie romantique. Mais Chateaubriand voit l'Angleterre déjà détruite, un siècle avant le Seigneur des anneaux. Et cela donne :

« Aujourd'hui ses vallées sont obscurcies par les fumées des forges et des usines, ses chemins changés en ornières de fer ; et sur ces chemins, au lieu de Milton et de Shakespeare, se meuvent des chaudières errantes.

Déjà les pépinières de la science, Oxford et Cambridge, prennent un air désert : leurs collèges et leurs chapelles gothiques, demi-abandonnés, affligent les regards ; dans leurs cloîtres auprès des pierres sépulcrales du moyen âge, reposent oubliées les annales de marbre des anciens peuples de la Grèce ; ruines qui gardent les ruines. »(5)

Après ces rappels voyons un peu Tolkien, sa description de la destruction du monde, sa description du monde moderne donc : anéantissement de la nature et des paysages traditionnels, constructions hideuses et polluantes, pullulement de ruffians et de règlements (il me semble qu'on a tout résumé là). C'est dans le Seigneur des Anneaux, épisode proche de notre âge de fer rouillé (ou de laiton) , qu'il a précisément donné ces descriptions. Alors on l'écoute :

« Il y avait là de nombreuses maisons, chambres, salles et passages creusés dans la face intérieure des murs, de sorte que le cercle découvert était surplombé d'innombrables fenêtres et portes sombres. Des milliers de personnes pouvaient habiter là, ouvriers, serviteurs, esclaves et guerriers avec de grands approvisionnements d'armes, des loups étaient nourris et logés en dessous dans de profondes tanières. La plaine aussi était forée et creusée. Des puits s'enfonçaient loin dans le sol, l'orifice en était recouvert de monticules bas et de dômes de pierre, de sorte qu'au clair de lune le Cercle d'Isengard avait l'air d'un cimetière de morts agités (a graveyard of unquiet dead). Car la terre tremblait. Les puits descendaient par de nombreuses pentes et escaliers en spirale vers des cavernes profondes, là, Saroumane avait des trésors, des magasins, des armureries, des forges et de grands fourneaux. Des roues d'acier y tournaient sans répit, et les marteaux y résonnaient sourdement. La nuit, des panaches de vapeur s'échappaient des trous d'aération, éclairés par en dessous de lueurs rouges, bleues ou d'un vert vénéneux (venomous green). »(6)

Un cimetière de morts agités... Le monde moderne est avant tout une « déformation dégoûtante », comme dit Lovecraft, de ce qui était original et ancien. C'est ainsi que Tolkien décrit cet endroit similaire à la tour de Barad-dûr, dont le nom vient du turc (bahadir, le héros) :

« L'Isengard était une étonnante place forte, et elle avait longtemps été belle, là avaient résidé de grands seigneurs, les gardiens du Gondor à l'Ouest, et des sages qui observaient les étoiles. Mais Saroumane l'avait lentement adaptée à ses desseins mouvants et, à son idée, bien qu'il s'abusât, améliorée car tous ces artifices et dispositifs ingénieux, pour lesquels il abandonna sa sagesse antérieure et qu'il se plaisait à imaginer siens, ne venaient que du Mordor, de sorte que ce qu'il faisait n'était rien d'autre qu'une copie en petit modèle d'enfant ou flatterie d'esclave de ces vastes forteresse, armurerie, prison, fourneau à grande puissance, qu'était Barad-dûr, la Tour Sombre, qui ne souffrait pas de rivale et se riait de la flatterie, attendant son heure, invulnérable dans son orgueil et sa force incommensurable. »(7)

Sylvebarbe, lui, comprend enfin la menace, faite de rouages, de métaux et puissance :

«Je crois comprendre à présent ses desseins. Il complote pour devenir une Puissance. II a un esprit de métal et de rouages, et il ne se soucie pas des choses qui poussent, sauf dans la mesure où elles lui servent sur le moment. Et il est clair maintenant que c'est un traître noir. Il s'est acoquiné avec des gens immondes, avec des Orques. Brm, houm ! Pis encore : il leur a fait quelque chose, quelque chose de dangereux. Car ces Isengardiens ressemblent davantage à de mauvais Hommes. C'est une marque des choses néfastes qui vinrent dans les Grandes Ténèbres parce qu’elles ne peuvent supporter le Soleil, mais les Orques de Saroumane le peuvent, même s'ils le détestent. Je me demande ce qu'il a fait. Sont-ce des Hommes qu'il a dégradés ou a t-il métissé la race des Orques avec celle des Hommes? Ce serait là un noir méfait! » (8)

Et dans le fameux chapitre du nettoyage de la comté, Tolkien démonte tout le mécanisme du monde dit moderne : comment on veut gagner plus, comment on saccage tout, comment on contraint tout ; comment on réalise le socialisme dont les factions, dit-il quelque part, se disputent durant la « Deuxième Guerre Mondiale »  (c'est ce que disent et constatent aussi les libertariens).

«Tout a commencé avec La Pustule, comme on l'appelle, dit le Père Chaumine, et ça a commencé aussitôt après votre départ, Monsieur Frodon. Il avait de drôles d'idées, ce La Pustule. II semble qu'il voulait tout posséder en personne, et puis faire marcher les autres. Il se révéla bientôt qu'il en avait déjà plus qu'il n'était bon pour lui, et il était tout le temps à en raccrocher davantage, et c'était un mystère d'où il tirait l'argent: des moulins et des malteries, des auberges, des fermes et des plantations d'herbe. Il avait déjà acheté le moulin de Rouquin avant de venir à Cul de Sac, apparemment... Mais à la fin de l'année dernière, il avait commencé à envoyer des tas de marchandises, pas seulement de l'herbe. Les choses commencèrent à se raréfier, et l'hiver venait, aussi. Les gens s'en irritèrent, mais il avait une réponse toute prête. Un grand nombre d'Hommes, pour la plupart des bandits, vinrent avec de grandes charrettes, les uns pour emporter les marchandises au loin dans le Sud, d'autres pour rester. Et il en vint davantage. Et avant qu'on sût où on en était, ils étaient plantés par-ci par-là dans toute la Comté, et ils abattaient des arbres, creusaient, se construisaient des baraquements et des maisons exactement selon leur bon plaisir. Au début, les marchandises et les dommages furent payés par La Pustule, mais ils ne tardèrent pas à tout régenter partout et à prendre ce qu'ils voulaient. »(9)

Les choses s'aggravent bien sûr :

«Et puis il y eut quelques troubles, mais pas suffisamment. Le vieux Will le Maire partit pour Cul de Sac afin de protester mais il n'y arriva jamais. Des bandits mirent la main sur lui et l'enfermèrent dans un trou à Grand’Cave, où il est toujours. Après cela, c'était peu après le Nouvel An, il n'y eut plus de Maire et La Pustule s'appela Shiriffe en Chef, ou simplement Chef, et fit ce qui lui plaisait, et si quelqu'un se montrait «arrogant», comme ils disaient, il prenait le même chemin que Will. »

Ce shériff fait penser à celui de Nottingham ! Ensuite comme chez Chesterton (10), on s'en prend au tabac, à la boisson, à tout ce qui est bon :

« II ne restait plus rien à fumer, sinon pour les Hommes, et le Chef, qui n'en tenait pas pour la bière, sauf pour ses Hommes, ferma toutes les auberges, et tout, à part les Règles, devint de plus en plus rare, à moins qu'on ne pût cacher un peu de ce qui nous appartenait, quand les bandits faisaient leur tournée de ramassage pour «une juste distribution» : ce qui signifiait qu'ils l’avaient et pas nous, excepté les restes qu'on obtenait aux Maisons des Shiriffes, si on pouvait les avaler. Tout était très mauvais. Mais, depuis l'arrivée de Sharcoux, ç'a été la ruine pure. » (11)

Chesterton a écrit des passages de la même veine (je veux dire : vraiment de la même veine), en 1925 encore, dans The improbable success of Mr Owen Hood.

Après cette aggravation (communisme, économie de guerre...), on en arrive à la phase terminale :

«Sharcoux est le plus grand bandit de tout le tas, semble-t-il, répondit Chaumine. C'est vers la dernière moisson, à la fin de Septembre peut-être, qu'on a entendu parler de lui pour la première fois. On ne l'a jamais vu, mais il est là-haut à Cul de Sac, et c'est lui le véritable Chef à présent, je pense. Tous les bandits font ce qu'il ordonne, et ce qu'il ordonne, c'est. surtout: taillez, brûlez et ruinez, et maintenant, ça en vient à tuer. II n'y a plus même de mauvaises raisons. Ils coupent les arbres et les laissent là, ils brûlent les maisons et ne construisent plus. »(12)

Comme on boit du petit lait en liant ces lignes immortelles, on continue :

«Prenez le moulin de Rouquin, par exemple. La Pustule l'a abattu presque dès son arrivée à Cul de Sac. Puis il a amené un tas d'hommes malpropres pour en bâtir un plus grand et le remplir de roues et de machins étrangers. Seul cet idiot de Tom a été content, et il travaille à astiquer les roues pour les Hommes, là où son papa était le Meunier et son propre maître. L'idée de La Pustule était de moudre davantage et plus vite, ou c'est ce qu'il disait. Il a d'autres moulins semblables. Mais il faut avoir du blé pour moudre, et il n'y en avait pas plus pour le nouveau moulin que pour l'ancien. Mais depuis l'arrivée de Sharcoux on ne moud plus de grain du tout. Ils sont toujours à marteler et à émettre de la fumée et de la puanteur, et il n'y a plus de paix à Hobbitebourg, même la nuit. Et ils déversent des ordures exprès, ils ont pollué toute l'Eau inférieure, et ça descend jusque dans le Brandevin. S'ils veulent faire de la Comté un désert, ils prennent le chemin le plus court. Je ne crois pas que cet idiot de La Pustule soit derrière tout cela. C'est Sharcoux, m'est avis » (13)

Ensuite les hobbits découvrent leur propre territoire dévasté et saccagé par les innovateurs et progressistes, les investisseurs et les planificateurs (c'est Byron qui dans Manfred conjure ainsi les démons : you agencies!)  :

« Ce fut une des heures les plus tristes de leur vie. La grande cheminée s'éleva devant eux, et, comme ils approchaient du vieux village de l'autre côté de l'Eau, en passant entre des rangées de nouvelles et vilaines maisons, ils virent le nouveau moulin dans toute sa rébarbative et sale laideur: grand bâtiment de brique à cheval sur la rivière, qu'il polluait d'un débordement fumant et nauséabond. Tout au long de la Route de Lézeau, les arbres avaient été abattus. »(14)

Ce qui rassure c'est qu'il y a toujours des imbéciles pour apprécier cela (aujourd'hui pour ne plus le voir).

Voyons maintenant ce que dit Tolkien de tout cela dans sa correspondance.

Des Orques et des hommes sauvages tout d'abord :

« In the case of those who now issue from prison 'brainwashed', broken, or insane, praising their torturers, no such immediate deliverance is as a rule to be seen. »(15)

Le terme de brainwashing est étonnant pour un auteur comme Tolkien. On n'est pas dans le Candidat mandchourien tout de même ! Ce serait là un orque : un être torturé et transformé pour les besoins de la guerre, un elfe brainwashé...

Il précise ailleurs sa pensée sur ce point :

« For we are attempting to conquer Sauron with the Ring. And we shall (it seems) succeed. But the penalty is, as you will know, to breed new Saurons, and slowly turn Men and Elves into Orcs. »(16)

Dans cette même lettre à son fils Christopher, Tolkien n'hésite pas à écrire cette phrase :

« Well, there you are: a hobbit amongst the Urukhai. Keep up your hobbitry in heart, and think that all stories feel like that when you are in them. You are inside a very great story! »(17)

Demeurer un hobbit au milieu des orques, tout un programme...

Sur l'esprit d'Isengard et la destruction d'Oxford, il ose aussi cette comparaison :

« Though the spirit of 'Isengard', if not of Mordor, is of course always cropping up. The present design of destroying Oxford in order to accommodate motor-cars is a case. »(18)

Tolkien et la menace américaine dans le monde dit moderne ? Voici ce qu'il écrit à son fils au moment de la terrifiante conférence de Téhéran :

My dearest,

« The Teheran Ballyhoo... I must admit that I smiled a kind of sickly smile... when I heard of that bloodthirsty old murderer Josef Stalin inviting all nations to join a happy family of folks devoted to the abolition of tyranny & intolerance! » (19)

L'oncle Joe, le copain du socialiste Roosevelt, était invité à célébrer avec lui la conquête de l'Europe, les droits de l'homme et tout le reste : mais le pire était à venir après la guerre, à savoir l'homogénéisation et l'américanisation du monde. Lisez ces lignes extraordinaires et presque comiques (la séquelle de pays arriérés à conquérir pour le féminisme et la marchandise US) :

 « The bigger things get the smaller and duller or flatter the globe gets. It is getting to be all one blasted little provincial suburb. When they have introduced American sanitation, morale-pep, feminism, and mass production throughout the Near East, Middle East, Far East, U.S.S.R., the Pampas, el Gran Chaco, the Danubian Basin, Equatorial Africa, Hither Further and Inner Mumboland, Gondhwanaland, Lhasa, and the villages of darkest Berkshire, how happy we shall be. »(20)

Sur le féminisme américain et sa tendance profonde à transformer le monde en nursery et les citoyens en enfants, Chesterton avait aussi tout dit dans son opus américain. Debord dira lui que dans un monde unifié on ne saurait s'exiler. Tolkien aussi, dans cette même lettre spéciale adressée donc à Christopher le 9 décembre 1943 :

« At any rate it ought to cut down travel. There will be nowhere to go. So people will (I opine) go all the faster. Col. Knox says ⅛ of the world's population speaks 'English', and that is the biggest language group. If true, damn shame – say I. May the curse of Babel strike all their tongues till they can only say 'baa baa'. It would mean much the same. »(21)

Et la cerise sur le gâteau sur la société américanisée et cosmopolite :

« I think I shall have to refuse to speak anything but Old Mercian.

But seriously: I do find this Americo-cosmopolitanism very terrifying. »(22)

On comprend pourquoi il redoutait pour son roman la récupération et la pollution commerciale américaine et mondiale ! Parler en vieux mercien pour ne plus se faire comprendre... Et de rappeler qu'il aime l'Angleterre mais certainement pas le Commonwealth (grrr... dit-il en énonçant cet infâme vocable). Chesterton avait aussi jadis remis Kipling à sa place, et considéré, dans ses Hérétiques, d'un œil les mondialistes post-impériaux comme l'inénarrable et médiocre H.G. Wells...

« For I love England (not Great Britain and certainly not the British Commonwealth (grr!)... »(23)

Théophile Gautier, de passage à Grenade (où nous résidons une partie de l'année) avait un jour écrit aussi ces belles et tristes lignes un siècle avant Tolkien ou presque :

« C'est un spectacle douloureux pour le poète, l'artiste et le philosophe, de voir les formes et les couleurs disparaître du monde, les lignes se troubler, les teintes se confondre et l'uniformité la plus désespérante envahir l'univers sous je ne sais quel prétexte de progrès.

Quand tout sera pareil, les voyages deviendront complètement inutiles, et c'est précisément alors, heureuse coïncidence, que les chemins de fer seront en pleine activité. À quoi bon aller voir bien loin, à raison de dix lieues à l'heure, des rues de la Paix éclairées au gaz et garnies de bourgeois confortables? » (24)

Nous en revenons à notre citation initiale. La catastrophe de l'aviation moderne et des bombardements qui mettent fin à la guerre :

« But it is the aeroplane of war that is the real villain. And nothing can really amend my grief that you, my best beloved, have any connexion with it. My sentiments are more or less those that Frodo would have had if he discovered some Hobbits learning to ride Nazgûl-birds, 'for the liberation of the Shire'. »(25)

Oui, la libération fait bien rire quand elle est gagnée à ce prix.

Mais on comparera ces lignes de Bernanos à celles de Tolkien :

« Je me permettrai pourtant de revenir sur ce type si parfaitement représentatif, en un sens, de l'ordre et de la civilisation des machines, l'aviateur bombardier. Torchez-vous une dernière fois les yeux, et revenons si vous le voulez bien à l'aviateur bombardier. Je disais donc que le brave type qui vient de réduire en cendres une ville endormie se sent parfaitement le droit de présider le repas de famille, entre sa femme et ses enfants, comme un ouvrier tranquille sa journée faite. »(26)

Bernanos ajoutait dans son même beau pamphlet qu'avant la Grande Guerre nous vivions comme dans la Comté – ou presque.

« J'ai vécu à une époque où la formalité du passeport semblait abolie à jamais. N'importe quel honnête homme, pour se rendre d'Europe en Amérique, n'avait que la peine d'aller payer son passage à la Compagnie Transatlantique. Il pouvait faire le tour du monde avec une simple carte de visite dans son portefeuille. »(27)

Tolkien insiste : il déteste cette guerre et son monde, ses conséquences et ses vainqueurs. Il écrit encore :

« Though in this case, as I know nothing about British or American imperialism in the Far East that does not fill me with regret and disgust, I am afraid I am not even supported by a glimmer of patriotism in this remaining war. I would not subscribe a penny to it, let alone a son, were I a free man. It can only benefit America or Russia: prob. the latter. »(28)

Oui, avec le triomphe du communisme en Europe pour les cinquante années à suivre ; et avec ensuite la folie américain de prolonger l'existence de l'Otan pour achever de détruire l'Europe. Finalement le Brexit redonne ses lettres de noblesse à l'Angleterre et à son fidèle et champêtre allié gallois (ses archers détruisaient nos armées au quatorzième siècle)...

A propos de la destruction de l'Europe, Tolkien se met à parler de Berlin et de sa prochaine prise catastrophique par l'armée rouge :

« I have just heard the news..... Russians 60 miles from Berlin. It does look as if something decisive might happen soon. The appalling destruction and misery of this war mount hourly : destruction of what should be (indeed is) the common wealth of Europe, and the world, if mankind were not so besotted, wealth the loss of which will affect us all, victors or not. Yet people gloat to hear of the endless lines, 40 miles long, of miserable refugees, women and children pouring West, dying on the way. There seem no bowels of mercy or compassion, no imagination, left in this dark diabolic hour. By which I do not mean that it may not all, in the present situation, mainly (not solely) created by Germany, be necessary and inevitable. But why gloat! We were supposed to have reached a stage of civilization in which it might still be necessary to execute a criminal, but not to gloat, or to hang his wife and child by him while the orc-crowd hooted. The destruction of Germany, be it 100 times merited, is one of the most appalling world catastrophes. » (29)

Massacre des femmes et des enfants d'abord, des prisonniers et des  réfugiés allemands, destruction de la plus importante civilisation-société européenne, dimension diabolique de l'heure. Que demander de plus à nos gouvernements démocratiques ? Les millions de morts de famine de l'après-guerre ! (30)

Tolkien reonnaît aussi que la guerre n'a pas été le fait des seuls allemands. Il n'est pas le seul et voyez -parmi beaucoup d'autres - le très bon livre de Preparata à ce sujet. (31)

Et comme Bernanos Tolkien dénonce dans cette lettre fantastique et eschatologique la guerre des machines :

 « Well, well – you and I can do nothing about it... Well the first War of the Machines seems to be drawing to its final inconclusive chapter – leaving, alas, everyone the poorer, many bereaved or maimed and millions dead, and only one thing triumphant: the Machines. As the servants of the Machines are becoming a privileged class, the Machines are going to be enormously more powerful. What's their next move?... »(32)

Il nous semble important d'ajouter qu'aujourd'hui les (jeunes) gens les plus riches du monde, les nouveaux « 300 » de Rathenau (et non de Léonidas) sont les maîtres des ordinateurs et des réseaux, qu'ils sont presque tous américains, de Gates à Zuckerberg en passant par Dell, Page et Bryn de Google. Et que le monde de Tolkien, ô comble de l'horreur été totalement recyclé et caricaturé, souillé et profané par ces agents. Même Gollum devient une entité numérique dans l'adaptation si frauduleuse du livre...

Mais la transformation du monde en dystopie a aussi été dénoncée par l’écrivain Gibson père du cyberspace. Dans ces conditions...

Dans ces conditions demeurons optimistes :

« ...et c’est ainsi que, si l’on veut aller jusqu’à la réalité de l’ordre le plus profond, on peut dire en toute rigueur que la « fin d’un monde » n’est jamais et ne peut jamais être autre chose que la fin d’une illusion. » (33)

Nicolas Bonnal

 

Notes

(1) Voyez nos infortunées et imaginatives fictions : Les Maîtres carrés ; les Territoires protocolaires (Michel de Maule) ; les contes latinos (publiés par Michel de Maule) ; Nev le bureaucrate (en PDF, sur france-courtoise.info)

(2) Burke, Reflections on the Revolution in France, p.63

(3) Dumas, Vingt ans après, chapitre LXI

(4) Mémoires d'Outre-tombe, 3 L27 Chapitre 11

(5) ibid.

(6) Les Deux Tours, chapitre 8

(7) ibid., ch. 4

(8) Le retour du roi, chapitre Le nettoyage de la comté

(9) ibid.

(10) Voyez l'Auberge volante, The Flying Inn

(11) Le nettoyage de la comté, suite

(12) ibid.

(13) Le nettoyage de la comté, suite

(14) ibid.

(15) Letters of Tolkien, From a letter to Miss J. Bum (draft) 26 July 1956

(16) Letters of Tolkien, From a letter to Christopher Tolkien 6 May 1944

(17) ibid.

(18) ibid., To Michael Straight [drafts], february 1956

(19) Letters of Tolkien ; To Christopher Tolkien 20 Northmoor Road, Oxford 9 December 1943

(20) ibid.

(21) ibid., to Christopher Tolkien 20 Northmoor Road, Oxford 9 December 1943

(22) ibid.

(23) toujours la même lettre !

(24) Théophile Gautier, Voyage en Espagne.

(25) Letters of Tolkien, From a letter to Christopher Tolkien 29 May 1945

(26) Bernanos, La France contre les robots, chapitre 8

(27) ibid. chapitre I

(28) Letters of Tolkien, From a letter to Christopher Tolkien 29 May 1945

(29) Letters of Tolkien, To Christopher Tolkien 20 Northmoor Road, Oxford 30 January 1945 (FS 78)

(30) Voyez James Bacques, Other losses.

(31) Guido Preparata, conjuring Hitler

(32) Letters of Tolkien, To Christopher Tolkien, Oxford 30 January 1945 (FS 78)

(33) René Guénon, Le règne de la quantité, chapitre LX, dernières lignes...

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