Notes sur une “panique nucléaire” de communication

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Notes sur une “panique nucléaire” de communication

25 octobre 2017 – En trois jours, nous avons vécu un épisode particulièrement démonstratif du fonctionnement du système de la communication, sous tous ses aspects, sur un sujet évidemment très sensible. Il est en effet question en arrière-plan de la possibilité d’un conflit nucléaire telle qu’elle a largement été développée par le président Trump, jusqu’à des occurrences solennelles comme son discours de l’ONU où il parla de la possibilité de l’anéantissement de la Corée du Nord. On détaille ci-dessous les points spécifiques décrivant les principales caractéristiques de l’épisode :

• imprévisibilité des effets de la communication ;

• incontrôlabilité de ces effets par les autorités institutionnelles ;

• importance essentielle de la presse antiSystème et des réseaux internet dans les effets de perception ;

• interconnexion des crises en cours (“tourbillon crisique”) dans le sens de la dramatisation ;

• extrême sensibilité défensive des réactions institutionnelles ;

• ... Tout cela à partir d’une nouvelle qui, selon notre point de vue, ne contenait que des éléments factuels de type technique.

Mise sur orbite d’une information

Il s’agit de la nouvelle concernant certains aménagements autour des capacités nucléaires des bombardiers B-52, dont le point de départ est une interview du chef d’état-major de l’USAF, le Général Goldstein, au site DefenseOne. Nous avons donné le détail de la première phase de cet épisode, à partir de l’interview et avec la réaction quasi-immédiate de ZeroHedge.com (les deux interventions publiées le 22 octobre).

On a vu que le commentaire de ZeroHedge.com dramatisait clairement les déclarations du Général Goldstein, pourtant prudentes et basées sur des considérations techniques sur la question de la dissuasion et la place du nucléaire dans les situations de tension crisique si particulières de notre époque. Le dernier paragraphe de ZeroHedge.com résume l’effet de dramatisation, par ailleurs relevant du commentaire courant dans la situation crisique de communication que nous connaissons aujourd’hui :

« Et maintenant que les USA se préparent pour une capacité de mission nucléaire immédiate, tout ce dont ils ont besoin c’est d’une provocation, d’un type qu’il n’est pas difficile de trouver dans un monde qui n’a jamais été autant capable de perdre le contrôle de ses nerfs à la lecture d’un tweet égaré... »

On a précisé également que ZeroHedge.com était, selon notre estimation, un relais efficace de l'information selon une sélection antiSystème, un “passeur de nouvelles”, susceptible d’activer un rendement maximum à la circulation de l’information dans le sens de la dramatisation, évidemment essentiellement du point de vue de la presse antiSystème : « [I]l nous semble que c’est certainement par la lecture de ZeroHedge.com, qui est un bon “passeur” de nouvelles, que le sujet a été repris par d’autres. D’ores et déjà, ce sujet est assuré d’une grande diffusion... »

L’art incertain du démenti pressé

La réaction de l’USAF, c’est-à-dire d’abord du Pentagone (Mattis) ordonnant à l’USAF de réagir, a été d’aussitôt protester indirectement contre l’ampleur et l’interprétation dramatique des déclarations de Goldstein. Agissant comme porte-parole de l’USAF à la place du porte-parole habituel, Ann Stefanek, chef de la division des relations de l’USAF avec les médias, est intervenue pour évoquer une “confusion” dans la compréhension des déclarations du Général Goldstein faisant croire que la décision était prise de mettre en alerte nucléaire 24/24 heures quelques B-52 (huit au maximum si l’on s’en tient aux points de position d’alerte sur la base choisie, Barksdale AFB)... (« ...[A] “misunderstanding” might have led to a report claiming those preparations are underway. »)

Effectivement, il nous apparaît très probable que c’est la direction du Pentagone (Mattis) qui a insisté pour un démenti extrêmement appuyé, ce que l’USAF devait d’ailleurs être prête à faire. Il s’agit moins de revenir sur les paroles de Goldstein, qui n’ont pas été démenties elles-mêmes puisqu’on ne parle que d’une sorte de “vous m’avez mal compris”, mais bien de l’écho qui en a été aussitôt obtenu, qui laissait croire qu’il s’agissait d’une mesure extrême de préparation à une possible attaque nucléaire et que la décision était, sinon déjà prise, dans tous les cas sur le point d’être prise. Ce sont les pressions du Pentagone qui, par exemple, ont conduit le Washington Post à ne traiter de l’affaire que du point de vue de l’aspect minimaliste, sur la seule décision prise de rénover les stations abritant les équipages de bombardiers en alerte pour aussitôt nuancer par le démenti (Le 23 octobre 2017, « The Air Force hasn’t used nuclear ‘alert pads’ since the Cold War. Now they’re being upgraded ») :

« The U.S. military is building new flightline facilities that will enable the Air Force to position pilots and aircrews directly alongside its nuclear-capable B-52 bombers, but officials deny the move is part of any plan to put the warplanes on indefinite alert in response to tensions with North Korea. »

L’essentiel est dit dans cette citation, par rapport à la position des chefs militaires pour ce qui concerne les points de crise où l’usage de l’arme nucléaire est évoqué. Il est de notoriété publique que “les généraux de Trump”, et le Pentagone par conséquent, sont constamment en train de freiner toute spéculation sur la possibilité d’un engagement avec la Corée du Nord, notamment avec usage d’armes nucléaires.

La presse antiSystème au quart de tour

D’une façon générale, et en suivant un déroulement de la communication particulièrement favorable à partir du moment où ZeroHedge.com s’était saisi de l’interview de DefenseOne, les relais essentiels de la presse antiSystème ont assuré une diffusion abondante de l’information, la présentant sous son jour le plus dramatique d’une nouvelle mesure quasiment déjà-prise pour la préparation d’une guerre nucléaire.

(Notre hypothèse, basée sur l’expérience autant que sur l’intuition est celle-ci : si l’interview était restée dans le cadre du seul DefenseOne, site très spécialisé et limité le plus souvent aux aspects opérationnels et technologiques des systèmes d’arme, il n’y aurait pas eu l’exploitation et la diffusion de la presse antiSystème telles qu’on les a vues. L’intervention de ZeroHedge.com fut déterminante ; comme on peut le lire, elle résulta d’une conjonction avec une autre nouvelle selon laquelle l’USAF était autorisée à rappeler et à rengager un millier de ses anciens pilotes à cause d’une “pénurie” de pilotes, ce qui orienta, chez ZeroHedge.com, l’attention sur la communication affectant l’USAF [voir notre interprétation dans le texte déjà référencé].)

Quoi qu’il en soit, dès le 23 octobre, l’alerte était lancée et l’information circulait à pleine vitesse dans le système de la communication des antiSystème. Tous les sites habituels du domaine répercutèrent l’infirmation, comme on l’a déjà vu, en y rajoutant des “poids lourds” comme Antiwar.com et Infowars.com.

Le monde apocalyptique de WSWS.org

Certains médias et sites antiSystème ont été très loin dans la description dramatisée de l’incident, comme l’a fait WSWS.org (on voit que l’exploitation antiSystème se fait aussi bien à droite qu’à gauche). Le site trotskiste, à côté de son austère sérieux bien connu, développe constamment une attitude maximaliste parfois froidement hystérique pour ce qui est des possibilités de guerre, et notamment de guerre thermonucléaire. En témoigne ce texte (un extrait ci-dessous), qui a fait “la une” du site, et marquant ainsi son importance aux yeux des éditeurs, aussi bien dans son original anglais le 24 octobre que dans sa traduction française le 25 octobre 2017, – avec un titre (« Les États-Unis se prépare à mettre les bombardiers nucléaires en alerte 24/7 ») qui, comme le texte où il est pourtant mentionné, ne prend guère en compte le démenti de l’USAF sur le fait principal (pas de mise en alerte prévue des bombardiers B-52 eux-mêmes).

« L’interprétation la plus directe des remarques de Goldfein est que les États-Unis se préparent à un monde dans lequel un échange thermonucléaire à grande échelle avec la Russie ou la Chine, les seules nations avec des arsenaux nucléaires dont la taille pourrait justifier de tels préparatifs, peut avoir lieu au moindre signal : en réponse à un échange accidentel de tirs lors d’un affrontement frontalier ou à une fantaisie de fin de soirée du président Trump, notoirement impulsif. [...]

» Mais il y a d’autres questions. Compte tenu du démenti très rapide des Forces aériennes, les chefs d’état-major interarmées ont-ils autorisé Goldfein à discuter de ces plans ? Si l’Armée de l’air ne prévoit pas de retourner à l’état de préparation 24 heures sur 24, qui a autorisé les rénovations, dont l’Armée de l’air n’a pas nié l’existence ?

» À cet égard, il convient de noter l’implication de la base aérienne de Barksdale dans un incident encore inexpliqué en août 2007, lorsqu’un B-52 s’est rendu “accidentellement” à Barksdale depuis la base aérienne de Minot dans le Dakota du Nord en emportant 6 missiles de croisière AGM-86, chacun chargé d’une ogive nucléaire W80. L’incident avait conduit à la démission de plusieurs officiers de haut rang de l’Armée de l’air, dont le Secrétaire des Forces aériennes des États-Unis (USAF), Michael Wynne, et le Chef d’état-major de l’USAF, Michael Moseley.

» Dans ce contexte, les autres commentaires de Goldfein sont effrayants. Defence One a rapporté que Goldfein : “demande à ses collaborateurs de réfléchir à de nouvelles façons d’utiliser les armes nucléaires pour la dissuasion, voire le combat”. En d’autres termes, le chef de l’Armée de l’air prend de sa propre initiative d’utiliser des armes nucléaires en combat pour la première fois depuis le bombardement de Hiroshima et de Nagasaki, et prépare le déploiement de ces nouveaux systèmes d’armes avant la décision de les mettre en service.

» Vu sous cet angle, le renforcement agressif des forces nucléaires américaines poussé par Goldfein s’accorde avec les positions avancées par le président Trump dans des débats fractionnés avec les membres de son cabinet et les responsables militaires sur l’avenir de l’arsenal nucléaire américain. Dans une réunion tristement célèbre du Pentagone le 20 juillet après laquelle le secrétaire d’État Rex Tillerson a qualifié Trump de “crétin”, le président a appelé à une multiplication par dix du nombre d’armes nucléaires américaines, ce qui placerait les États-Unis en violation flagrante de nombreux traités.

» Le fanatisme de Trump sur l’extension des arsenaux d’armes nucléaires américains, bien que portant la marque particulièrement brutale de Trump, est une continuation de la politique menée par Obama, qui a mis en branle un projet de grande envergure à 1000 milliards de dollars pour moderniser l’arsenal nucléaire de Washington par la mise en service d’une nouvelle classe de sous-marins lanceurs de missiles balistiques nucléaires, d’un nouveau type de missiles intercontinentaux et de la création d’un nouveau missile de croisière nucléaire. »

Une sensibilité à fleur de peau

Il n’importe pas de faire de cette affaire un cas extraordinaire ni extrêmement significatif du point de vue opérationnel : à la limite, cela reste à débattre, mais d’une façon plus rationnelle nous tendrions à la minimiser et à la réduire à des mesures correspondantes aux conditions très-incertaines actuelles et à l’état très défectueux des capacités militaires US. (Voir notre texte référencé du 23 octobre : « [O]n comprend que la mesure annoncée [...], tout comme d’autres mesures de cette sorte sont d’abord des mesures de base qui ne présupposent aucune intention agressive ni aucune connaissance d’une occurrence guerrière. Au contraire, on y trouve des interrogations et, d’une façon générale, un certain désarroi devenant désarroi certain qui s’est déjà marqué dans le propos et le jugement de certains chefs militaires US, essentiellement depuis la Crimée (mars 2014) et l’intervention russe au Moyen-Orient, avec l’apparition du concept de “guerre hybride”... »)

Ce constat rend d’autant plus remarquable la réaction au niveau de la communication, une mise au point très rapide, très détaillée, pour tenter de désamorcer tous les effets possibles de cette affaire. On comprend que la crise, dans ce cas, si elle est de toutes les façons psychologiques, s’exerce beaucoup plus dans le champ politique que dans le champ militaire. Si, comme on l’écrit souvent de façon assez compréhensible, les militaires (les “généraux de Trump”) assument une bonne partie du pouvoir à Washington, ils ont d’abord la tâche harassante de “tenir” leur président, surtout dans le domaine terrifiant du nucléaire. (Ses tweets, son discours à l’ONU, ses annonces fantaisistes sur l’augmentation des forces nucléaires US, tout un ensemble très-déstabilisant.)

C’est cela qui est en jeu, un “exercice” du pouvoir incroyablement périlleux, où l’enjeu n’est pas la prise de pouvoir, – cela est fait, et sans doute depuis longtemps, – mais le maintien de la stabilité du pouvoir en présence d’un acteur central incontrôlable, d’autant plus incontrôlable quand on est militaire avec une longue carrière fondée sur l’obéissance aux ordres, à la stabilité hiérarchique, etc. Tout cela explique bien plus et bien mieux que des considérations sur la guerre nucléaire la riposte immédiate et sans appel pour une occurrence qui ne nous apparaît pas en soi particulièrement inquiétante : au fond, le démenti s’adressait en priorité à Trump...

Où la presse antiSystème affirme son influence

L’autre face de cette circonstance, exactement comme un acte mimétique où la cause réserve une surprise à la mesure de l’effet qu’elle produit, c’est que le très rapide processus qu’on a décrit est essentiellement le fait de la presse antiSystème travaillant si l’on veut en “leader d’opinion” et d’influence. Si ZeroHedge.com n’avait pas réagi aussi rapidement à l’interview de DefenseOne, et on le sait pour une raison assez fortuite (le millier de pilotes de l’USAF rappelés) sollicitant de façon artificielle un raisonnement fortement “dramatisé”, sans doute rien de cette importance du point de vue de la communication ne se serait manifesté.

Les dirigeants responsables à la fois des forces armées et de la communication ont réagi à cette action de communication comme s’il s’était agi du New York Times. On a ainsi, très simplement, constaté la puissance formidable qu’a acquis la communication de l’information au niveau de l’antiSystème. Ce n’est pas son coup d’essai puisque Donald Trump, de son aveu même, n’aurait pas été élu s’il n’avait pas eu le soutien de la communication/de la presse antiSystème. Mais, dans le cas des B-52 qui nous occupe, il n’y a même plus une personnalité de cette pétulance et de cette attraction psychologique, ni un enjeu électoral de l’énorme importance que fut l’élection présidentielle USA-2016, pour justifier de l’extérieur cette puissance de l’antiSystème ; ce sont la communication et la presse antiSystème seules, sans procédé particulier d’accroche, de spectaculaire, de marketing, qui ont allumé la mèche et fait exploser ce processus de communication.

On retiendra ce fait comme une leçon fondamentale, et une marque symbolique de première importance pour mesurer l’équilibre des forces sur le champ de la seule bataille qui compte : plus la communication que les B-52, finalement...

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