Notes sur l’“arme mémorielle” de notre Grande Guerre

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Notes sur l’“arme mémorielle” de notre Grande Guerre

29 décembre 2014 – Puisque Grande Guerre Postmoderne il y a (voir le 26 décembre 2014) et puisqu’il s’agit d’une guerre faite de communication essentiellement, attachons-nous plus que jamais à cette communication. Observons que nombre d’initiatives nouvelles dans le cadre de cette Grande Guerre entièrement nouvelle (Grande Guerre II un siècle après la première du nom) viennent de la Russie ; notons que ces initiatives ne peuvent pourtant pas être essentiellement qualifiées de “russes” car, si elles sont effectivement “russes” du point de vue circonstanciel et opérationnel, leur impact et leurs effets indirects importants dépassent largement le cadre russe, et même le cadre Russie versus bloc BAO, pour se situer dans le cade antiSystème-versus-Système ; le plus souvent, elles ne sont ni délibérées ni élaborées, mais se forment d’elles-mêmes, à partir de réactions diverses venues du côté russe...

Le caractère de ces initiatives qui nous importent est qu’elle sont souvent de type principiel, et alors elles sont nécessairement “russes” puisque seul ce côté est principiel dans l’affrontement, comme elles sont nécessairement antiSystème pour la même raison de l’unipolarité de ce caractère dans les affrontements évoqués. Pour parfaire la définition, on dira donc qu’il s’agit d’abord d’initiatives de type antiSystème, et qu’elles sont évidemment “russes” dans la circonstance puisque la Russie se place nécessairement dans le côté antiSystème. Dans cet affrontement de la Grande Guerre Postmoderne, le second élément essentiel à considérer, à côté de l’aspect de communication, est donc sans aucun doute l’aspect de l’affrontement entre antiSystème et Système, le premier offrant un outil principiel dans la bataille de la communication. En effet, seul l’antiSystème est principiel (basé sur le principe) parce que le Système est par définition déstructurant et dissolvant, donc antinomique du principe.

C’est dans ce cadre, dans ce contexte, qu’il faut placer la position et l’action de la Russie, qui est d’abord une puissance au service du courant antiSystème. Ce courant, on le sait, ne se définit ni en fonction des nations, ni en fonction des entités géopolitiques, ni en fonction des attributs de la puissance traditionnelle (le technologisme). La référence principielle est nécessairement du côté russe dans l’affrontement, pour les mêmes raisons.

La toute-puissance du symbolisme

Un autre aspect essentiel de cette Grande Guerre Postmoderne, après celui de la communication et celui de l’affrontement antiSystème-versus-Système, c’est la présence fondamentale d’une forme d’action très efficace, sans doute la plus efficace dans la profondeur des psychologies, qui est la forme du symbole. Le symbole a une grande force de représentation communicationnelle, il est donc particulièrement dans son éliment dans cette Grande Guerre Postmoderne ; il constitue un facteur d’influence d’une très grande force, souvent exprimée d’une façon inconsciente, ou bien sans mesurer précisément la puissance de son impact dans l’élément de l’influence.

Comme vieille nation historique, comme nation mélangeant volontiers la dimension de l’action concrète et réaliste et la dimension d’une intense spiritualité, la Russie est aisément productrice de symboles de très forte influence. Cet aspect de l’intervention russe est une pseudo-nouveauté pour elle qui est une si vieille nation, mais nous elle apparaît comme une nouveauté parce que la Russie a resurgi telle qu’en elle-même après un siècle de ce qui pouvait paraître être son élimination totale. L’ironie de la grotesque propagande-Système du bloc BAO est qu’alors qu’elle accuse la Russie de vouloir reconstituer l’URSS (an attendant mieux, ou pire), en vérité l’épisode actuel rompt décisivement avec l’intervention et le comportement soviétique, qui était totalement infécond dans la production d’armes symboliques installées sur d’aussi puissants supports que le passé historique structurant et la capacité principielle. (Certes, l’URSS était totalement dépourvue de l’un et de l’autre.) C’est effectivement dans ce domaine du symbole principalement que l’on cite quelques faits qui vont nous permettre de mieux appréhender l’action instinctive, intuitive et non délibérée de la Russie dans cette Grande Guerre-II.

Une politique faite d’ordures et de maléfices

Le constat de plus en plus puissant est qu’une union sacrée, au sens le plus fort de l’expression qui est le sens symbolique dans le cadre mémoriel, est en train de se faire chez les Russes pour défendre la Russie contre l’avalanche d’accusations infâmes, de mensonges flagrants et grotesques, que la communication du bloc BAO ramenée au niveau de dispensateurs d’ordures déverse sur la Russie. D’une certaine façon, dans le phénomène du développement d’énergie d’influence, la Russie finit par être paradoxalement et positivement renforcée par la production du bloc BAO, à cause du type quasiment ordurier et maléfique de cette production finissant par être contre-productif. Un commentateur aussi policé et diplomate que MK Bhadrakumar n’hésite plus à qualifier de cette façon la plus basse et maléfique possible la politique du bloc BAO, lorsqu’il représente Obama en Iago (voir le 18 novembre 2014) ou lorsqu’il écrit à propos de la politique antipoutinienne du bloc BAO (le 28 décembre 2014), en employant le mot d’“ordures” pour qualifier la production de cette politique : «The Cold-War style propaganda against Russian President Vladimir Putin in the western media may have peaked. So much garbage has been thrown at the Russian leader that the inventory must be getting depleted.»

On comprend alors combien il est évident que la politique du bloc BAO n’est rien qu’un rejeton épouvantable du Système. On voit le Système à l’œuvre dans ses œuvres les plus sinistres, et l’on voit tout ce qui est russe se lever contre le Système... C’est aujourd’hui une charge particulièrement lourde et infâme de faire partie d’un de ces pays du bloc BAO et de le sentir aussi complètement annexé par le Système, par le Mal personnifié dans le Système et présenté selon l’inversion classique comme la vertu humaniste de l’à-venir ; et c’est aujourd’hui, sans pour autant souscrire complètement à la politique russe en aucune façon, – là n’est en rien le problème, – un motif d’une grande satisfaction de voir la chose exister encore, de voir ce “réflexe russe” toucher tant de personnalités et de milieux russes pour lesquels s’écartent toutes les querelles internes pour s’unir en défense de la Mère-patrie. A côté de cela, la robotisation pavlovienne de l’employé-Système de la globalisation retrouve sa place et sa dimension, – dérisoire et totalement nihiliste. On comprend alors avec plus de force encore qu’il s’agit bien d’un affrontement ultime entre l’antiSystème et le Système, et la Russie ne s’y trouve pas en tant que Russie mais parce que, à cause de ses caractères spécifiques, elle est la plus apte à figurer l’antiSystème dans cette partie.

On citera ci-après trois cas spécifiques de ces quelques jours où est apparue cette dimension “mémorielle” de l’action russe, avec ses caractères d’influence et de symbole à la fois...

L’onction de la Sainte-Russie et du tsar

Celui des trois cas sans doute le plus remarquable, parce que le plus symbolique d’un sentiment qui efface le brutal XXème siècle pour établir un lien entre la Sainte-Russie de tsars et celle de l’après-communisme et de l’après-éthylisme eltsinien, est l’appel d’une centaine de descendants des grands aristocrates russes les plus proches du tsar au sein de sa Garde Blanche, qui constituèrent la “première émigration” de la révolution (1917) et formèrent le foyer symbolique et le plus irréductible de l’anticommunisme et de l’antibolchévisme des “Russes blancs” pendant près d’un siècle. Pour ceux-là, la Russie (la Sainte-Russie) n’existait plus, – et voilà qu’aujourd’hui, tout se passe comme si elle tendait à exister de nouveau.

Un appel initié par le Prince Dimitri Chakhovskoï, qui fait partie de l’association formé notamment par des exilés russes pour la restauration de la dynastie en Russie (voir ce reportage sur la célébration du 400ème anniversaire de la dynastie, à Paris, entre descendants d’exilés russes, où Chakovskoï est cité) est largement cité par Russia Today le 25 décembre 2014. Le texte signé par le prince et sa femme, la princesse Tamara, et co-signé par plus d’une centaines de descendants de la noblesse tsariste vivant hors de Russie, a été publié par Rossiiskaya Gazeta. Le site Lescrises.fr en donne une traduction en français, le 27 décembre 2014.

«Depuis bientôt un an, les événements d’Ukraine interpellent chacun de nous, descendants de l’émigration blanche, d’autant plus que nos origines nous donnent accès à une information diversifiée, contrairement à la majorité des gens qui nous entourent. La connaissance d’un passé proche, celui de la Russie d’avant 1917, nous donne la possibilité, et le devoir, de dénoncer les falsifications historiques patentes qui ont conduit au drame actuel en Ukraine.

»Devant l’aggravation des tensions, dans le Donbass comme dans les relations internationales, une conclusion s’impose : l’hostilité agressive déployée aujourd’hui contre la Russie n’a rien de rationnel. La politique du “deux poids, deux mesures” a dépassé toutes les bornes. La Russie est accusée de tous les crimes, sans preuve, coupable a priori, tandis que d’autres pays bénéficient d’une indulgence particulièrement révoltante, au regard des droits de l’homme notamment.

»Nous ne renonçons en rien à la défense des valeurs transmises par nos familles contraintes à l’exil après la révolution de 1917, ni à la dénonciation des crimes des bolcheviks et de leurs successeurs, ni à la promotion de la vérité historique sur ces années terribles. Mais ce n’est pas une raison pour admettre les calomnies qui se déversent, jour après jour, sur la Russie actuelle, ses dirigeants et son président, sanctionnés et vilipendés contre tout bon sens. Ce processus extravagant – autodestructeur pour les pays européens – donne des arguments sérieux à tous ceux qui y voient une volonté occidentale de contrecarrer le développement de la Russie, bien plus que de résoudre la crise ukrainienne. Attaquer systématiquement tout ce qui touche à la notion de “monde russe” est particulièrement ridicule : il s’agit d’une réalité historique, géographique, linguistique, culturelle et spirituelle, d’une haute civilisation qui a beaucoup donné au monde et dont nous sommes fiers.

»Nous ne pouvons pas non plus tolérer le honteux silence officiel et médiatique des pays européens sur les terribles bombardements de populations et d’infrastructures civiles effectués par l’armée ukrainienne dans le Donbass, soutenue par des milices arborant une symbolique nazie. Ce silence, pour les autorités de Kiev, équivaut à un véritable permis d’exterminer. Depuis des mois, des enfants et des vieillards meurent ou sont gravement blessés, des prisonniers sont torturés. Voilà maintenant que le gouvernement de Kiev a décrété un blocus intégral (gaz, électricité, trains, administrations et hôpitaux, retraites, salaires, médicaments…) pour mieux anéantir une région dont il proclame pourtant qu’elle fait partie intégrante de son territoire. Et comment ne pas dénoncer les violences commises par les partisans de Kiev contre l’Eglise orthodoxe russe en Ukraine – des prêtres menacés, contraints à la fuite ou même tués, une cinquantaine d’églises bombardées (vingt entièrement détruites), des fidèles persécutés...»

En 2000, Poutine a sauvé la Russie

Un autre signe du courant que nous signalons, selon notre interprétation, vient de Gorbatchev lui-même. On sait qu’il est 0(re)devenue une figure symbolique importante de la scène politique russe, – figure symbolique, lui aussi, puisque sans poids politique réel, ni rôle politique encore moins. Mais disons à nouveau que le fait symbolique, dans la communication, et pour élever cette communication quand le symbole n’est pas trompeur, joue un rôle fondamental. Quoi qu’on pense de l’“émetteur” dans cet acte de communication, il reste qu’il est entendu et écouté.

C’est le cas lorsque Gorbatchev, à la présentation de son livre Après le Kremlin, dit quelques mots, dont celui-ci, qui est un rappel opportun et qui donne à l’actuel président russe ses lettres de noblesse sinon sa légitimité historique, en établissant un lien étrange entre le liquidateur de l’URSS et le mainteneur par sa renaissance de la Russie. (Ce “lien étrange” met notamment largement en question l’accusation de “traître” lancé par nombre de Russes contre Gorbatchev pour son rôle en 1985-1991.) Lorsqu’il est arrivé au pouvoir, en 2000, estime Gorbatchev, Poutine a “sauvé la Russie de la désintégration”, ce qui suffit à lui assurer sa place dans l’histoire de la Russie… (Selon Russia Today, le 27 décembre 2014.)

« “I think all of us – Russian citizens – must remember that [Putin] saved Russia from the beginning of a collapse. A lot of the regions did not recognize our constitution. There were over a hundred local constitutional variations from that of the Russian constitution,” RIA Novosti quoted Gorbachev as saying on Friday. He added that saving Russia during that crucial period was a “historical deed.” Gorbachev remarked that he knew the Russian president before Putin took office, describing him as having good judgment and discipline.

»Commenting on the situation in Ukraine, the ex-Soviet president said the armed stand-off must be immediately stopped and both sides need to come to the negotiating table. “All of us are concerned by what is happening in Ukraine – politicians and the public. And the fact that our government is supporting the people who are in trouble there, no matter how hard things are at home, it is what always distinguished us,” Gorbachev said, stressing that the conflict cannot be solved through violence.

»Gorbachev also noted that influential American and European politicians need to speak out against the worsening of international ties, adding that many of his old colleagues are seeing the first signs of a new Cold War and understand how crucial it is to calm things down. He said he has received comments which include concerns on how not to miss the escalating situation, and stopping it before it “acquires an explosive nature.”»

Hiroshima-1945 est-il un “crime contre l’humanité” ?

Le troisième cas est un peu plus complexe, mais pas moins significatif de la forme de l’affrontement, et de la façon dont les Russes l’appréhendent de plus en plus. Il s’agit d’une proposition du président de la Chambre basse de la Douma, Sergei Narichkine, d’explorer un processus de consultation qui pourrait aboutir à l’institution d’une commission internationale pour enquêter sur les bombardements atomiques d’Hiroshima et de Nagasaki, pour déterminer s’il ne s’agit pas d’un “crime contre l’humanité” pour lequel il n’existe aucune limitation de prescription que ce soit. Narichkine a fait cette proposition dans une intervention devant l’organisation officielle historique russe, la Société de l’Histoire de Russie, précisant que 2015 serait une année propice pour une telle démarche puisqu’il s’agit de l’année du 70ème anniversaire des deux bombardements. C’est encore RT qui rapporte la nouvelle, le 27 décembre 2014.

«“Next year we will have the 70th anniversary of the Nuremberg Trial and also the same anniversary of the first and only nuclear bombings of two civilian cities – Hiroshima and Nagasaki. It is not incidental that I mention these events together. I think we should discuss this topic together with lawyers and specialists in international law – for crimes against humanity have no statute of limitation,” Sergey Naryshkin told the presidium of the Russian History Society.

»The Russian parliamentary chief recalled that the nuclear attacks on Hiroshima and Nagasaki were hardly justifiable from the pure military position, as the defeat of Japan was practically decided after the Soviet Army’s victories in Manchuria. “The nuclear bombing of two peaceful cities was a pure act of intimidation resulting in the deaths of several thousand Japanese civilians. Let us get back to this issue within the next year,” Naryshkin said.»

Un débat qui menace l’exceptionnalisme américaniste

Cette intervention pourrait sembler la plus décalée par rapport au sujet envisagé qui est cette Grande Guerre Postmoderne livrée essentiellement par les moyens de la communication ; mais considérée selon notre approche, elle marque justement les dimensions et les orientations étonnantes que peut prendre cette forme de conflit en dépassant la stricte considération de la cause de l’acteur qui l’initie. Le sujet envisagé ici est la sollicitation mémorielle de circonstances historiques qui peuvent accessoirement renforcer la position de la Russie et qui peuvent principalement s’attaquer au statut d’influence de la force principale du Système (les USA). Cela constitue une contre-attaque offensive, dans le même champ de la communication étendu au domaine historique, dirigée vers ces USA qui conduisent une attaque déterminée contre la Russie. De ce point de vue de la communication, l’intervention de Narichkine est très intéressante. Elle concerne une des horreurs les plus épouvantables de la Deuxième Guerre mondiale, souvent mise en parallèle du point de vue symbolique avec l’Holocauste des Nazis (Hiroshima est souvent cité côte-à-côte avec Auschwitz pour décrire symboliquement l’horreur du conflit). Elle concerne surtout un fait historique qui est l’objet aux USA même d’une contestation qui n’a jamais faibli, quant à la justification de l’acte.

On doit avoir encore à l’esprit le souvenir de la “controverse Enola Gay”, qui accompagna l’installation au Simthsonian Institute du B-29 restauré qui conduisit l’attaque contre Hiroshima le 6 août 1945. (Enola Gay était le surnom donné au B-29 par son chef de bord, le colonel Tibbets.) Cette controverse eut lieu en 1995 (voir à l’article Enola Gay du Wikipédia, le passage sur la Controverse), parce que le texte accompagnant l’exposition de l’avion était jugé par les associations de vétérans comme trop “favorable” aux victimes japonaises de l’attaque. La controverse prit des allures de grande guerre culturelle aux USA, montrant par là que l’attaque atomique contre le Japon reste une sujet d’une sensibilité inouïe pour la mémoire historique des USA, avec de très forts arguments pour juger qu’il s’agit d’un acte délibérément inhumain, cruel, d’une opération de destruction de masse à caractère ethnique, de surcroît opérationnellement inutile, – bref, avec toutes les caractéristique d’un “crime contre l’humanité” qui constituerait, si l’idée même en était seulement débattue, un très lourd fardeau historique pour l’image moralisatrice et vertueuse dont les USA font une de leurs armes favorites pour une communication justifiant leur constante affirmation d’hégémonie, – et, dans ce cas, leur attaque contre la Russie.

La question n’est pas de savoir ici si l’initiative de Narichkine est sérieuse, si même elle a le soutien officiel du pouvoir, si même elle aboutira à quoi que ce soit. La réponse à la question est de constater qu’elle constitue une incursion dans un domaine historique avéré dans le but de faire de l’histoire une “arme mémorielle” en mettant en question la version officielle, – version-Système, certes, – d’un acte qui met en cause absolument le fondement moral d’une puissance qui alimente son énorme influence actuelle à une affirmation vertueuse et morale qui la fait se qualifier elle-même de représentante du “bien” sur notre Terre, notamment aujourd’hui contre la Russie. Il s’agit de rien moins que du fondement de l’“exceptionnalisme” américaniste.

(Dieu sait si le cas du bombardement atomique de 1945 est complètement ouvert à la contestation, quant à la cause profonde de la décision du président Truman. On peut lire notamment dans notre texte du 6 août 2008, avec la suggestion que la cause de la décision pourrait être simplement d’ordre bureaucratique et politicien, ce qui rend l’acte encore plus abominable : «Il a déjà été affirmé par l’ancien attaché militaire de Truman à l’époque (témoignage dans le documentaire TV Soleil noir de 1995), et nous pensons que c’est un argument extrêmement valable, que l’un des arguments essentiels pour l’emploi de cet arme, outre les diverses considérations politiques et stratégiques à plus longue échéance (notamment l’avertissement à l’URSS), était d’ordre intérieur et politicien. Près de $2 milliards avaient été dépensés sur le Manhattan Project et, au Congrès, où les oppositions républicaines à l’administration démocrate étaient virulentes, un fort mouvement en faveur d’une procédure d’impeachment contre le président, en cas de non-utilisation de l’arme pour prouver son “utilité” et justifier l'investissement, avait été lancé.»)

Manufacture de l’“arme mémorielle”

Il s’agit de se référer à ces trois fais épars et très différents pour offrir l’hypothèse de l’extension de la guerre de communication, et particulièrement de cette Grande Guerre Postmoderne, au domaine historique pur, dans le champ symbolique pur. On observera, ou tentera d’observer si cette extension considérable du champ d’action ne pourrait pas participer à une extension des effets de l’action jusqu’à la mise en cause des fondements de ce qui est producteur de l’influence de l’un des protagonistes (les USA dans ce cas), c’est-à-dire de sa capacité à influer de façon décisive sur l’efficacité et la validité de cette influence. La communication est un domaine très puissant mais particulièrement insaisissable et inattendu dans ses prolongements possibles, parce qu’il s’appuie sur des moyens particulièrement volatiles et incontrôlables, jusque dans ses orientations (l’information pouvant échapper au contrôle sous l’action du besoin de sensationnel, que ce soit pour le monde médiatique, la presse-Système, les réseaux antiSystème).

Les divers exemples mentionnés, auxquels devraient s’en ajouter d’autres dans la mesure où s’est ouvert un nouveau domaine d’action où pullulent les cas exploitables dans le sens qu’on dit, entrent dans la catégorie de ce que nous nommerions l’“arme mémorielle” dans le domaine historique. Un exemple précédent annonçait cette évolution, avec la polémique ouverte (lors de l’anniversaire du 8 mai 1945) sur le rôle de la Russie dans la Seconde Guerre mondiale, impitoyablement minoré sinon ignoré par l’historiographie-Système dominante dans le bloc BAO, alors que la Russie/URSS tint sans aucun doute le premier rôle dans la destruction de la machine de guerre allemande, à un coût humain inouï. (Voir le 9 mai 2014.) Il est évident que c’est à la Russie qu’il revient de lancer cette sorte d’offensive de l’“arme mémorielle”, à l’aide de l’apport puissant du symbolisme, parce que c’est elle qui est complètement absente, – tant au niveau extérieur qu’au niveau de son histoire politique et culturelle intérieure, – de l’historiographie-Système, sinon pour ses aspects négatifs présentés comme une justification suffisante de l’hostilité développée contre elle. (Bien entendu, la résurgence ultranationaliste et néo-nazie en Ukraine est d’une aide puissante pour ce mouvement russe, et c’est lui qui inspire certainement une tendance à rechercher des polémiques relevant de l’“arme mémorielle”.)

Plus encore, les éléments qui dépassent les seuls événements historiques et tendent à remémorer, à réinstaller symboliquement le concept principiel et traditionnel de la légitimité et de l’origine historique à connotation spirituelle de la Russie, apportent encore un autre élément en reconstituant l’idée d’une Russie porteuse d’une tradition immémoriale. Là encore, l’orientation est symbolique et n’a rien à voir avec un simple travail d’historien. Elle tend à redonner une dimension traditionnelle à la Russie dans l’ordre de la civilisation, qui s’inscrit avec une force symbolique considérable comme une poussée antiSystème contre un Système qui ne cherche qu’à déstructurer et à dissoudre tout ce qui est structuration civilisationnelle, et essentiellement l’héritage de la Tradition au sens de la philosophie principielle qui forme l’assise immémoriale des civilisations.

Cette sorte de démarche ne doit pas être conçue comme une “bataille” dans une Grande Guerre qui n’en compte guère, puisque le champ de sa “bataille” est l’influence. Son objectif est d’influencer les psychologies de façon à modifier les jugements et à faire apparaître de plus en plus le Système tel qu’il est, c’est-à-dire à dissoudre sa légitimité faussaire sur laquelle il appuie le diktat de sa surpuissance.

Le rôle de l’antiSystème : faire table rase

Il est évident que notre hypothèse est d’un ordre fondamental, tendant à envisager pour cette Grande Guerre Postmoderne un cadre bien plus large que celui du bloc BAO contre la Russie, mais un cadre antiSystème-versus-Système cette fois vécu non pas dans sa dimension d’actualité, de l’affrontement présent, mais dans un cadre où l’affrontement antiSystème-versus-Système s’inscrit dans un contexte historique et métahistorique qui va aux racines de la crise générale actuelle. Lorsqu’on évoque les descendants de l’aristocratie tsariste, ce n’est pas la “résurrection” symbolique de la sainte-Russie que nous avons à l’esprit, ni même seulement la résurrection symbolique de la Sainte-Russie comme l’une des références ultimes du cadre de l’ordre ancien (celui d’avant le “déchaînement de la Matière”), mais la résurrection symbolique de la Sainte-Russie dans le cadre général de l’ordre universel qui servit à partir d’une certaine époque (la Renaissance dans sa version subversive) de repoussoir, de culpabilité historique et d’argument subversif impératif aux forces qui ont préparé et conduit le surgissement des conditions menant au “déchaînement de la Matière”, à l’installation du Système, à la domination des dynamiques, identifiables au Mal, de déstructuration, de dissolution et d’entropisation (formule dd&e).

Il s’agit toujours dans notre propos de la logique antiSystème, mais dans une tentative symbolique de la porter au cœur de l’historiographie et, au-delà, de l’Histoire devenant métahistoire, et d’ainsi servir de détonateur cosmique. Le rôle de l’antiSystème n’est pas de proposer une alternative, de ressusciter d’anciennes formules d’organisation, de réveiller des nostalgies, y compris les nostalgies des “lendemains qui chantent”, de présenter des projets d’organisation soi-disant nouvelles mais élaborées à partir d’anciennes formules, etc. Le rôle de l’antiSystème est d’abattre le Système par tous les moyens possibles, de lui porter tous les coups concevables, – dans ce cas, avec des armes nouvelles qu’il faut développer, – telles que l’“arme mémorielle”, le symbole structurant, etc. Le rôle de l’antiSystème est de faire tabula rasa.

L’intérêt opérationnel de l’hypothèse que nous développons ici, et qui devrait à notre sens se développer car cette voie est tentante dans le cadre de la communication qui anime cette Grande Guerre Postmoderne, est tout de même qu’elle introduit des éléments, ou qu’elle remet dans notre mémoire aveuglée et réduite par les concepts postmodernes, qui sont au cœur de l’affrontement originel, des éléments et des facteurs fondamentaux à l’origine de la crise de notre civilisation devenue contre-civilisation. Il est désormais de plus en plus courant d’admettre que cette contre-civilisation est porteuse d’une tendance qu’on peut assimiler au Mal, sous la forme de la formule dd&e ; il est temps d’introduire d’autres tendances à lui opposer d’une puissance symbolique aussi originelle, aussi fondamentale, telle que la Tradition originelle, pour atteindre à la véritable dimension de l’affrontement en cours, qui est véritablement cosmique. A ce moment, la formule antiSystème-versus-Système aura atteint sa complète signification et rempli son rôle ultime : porter la bataille en cours au plus haut niveau qu’il soit possible, qui est celui de la fin de cette contre-civilisation, de l’effondrement du système, et de l’énigme que constitue évidemment la suite de ces événements catastrophiques et inéluctables.