Mesurer la hauteur de la chute

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Mesurer la hauteur de la chute

Le pétrole est un sujet tendance. La marée noire, un sujet de désolation de luxe ; si l'on répand autant de pétrole, c'est qu'il en reste assez pour ça. Si l'on veut trouver de nouvelles significations au mot “crise” il suffit d'imaginer comment le monde fera face à l'inexorable et prévisible déclin des quantités d'énergie fossile extraites chaque année ; c'est ce à quoi se sont attelés les auteurs de deux ouvrages dont l'intérêt ne pâlit pas en regard de l'actualité.

Le premier, Pétrole, la fête est finie. Avenir des sociétés industrielles après le pic pétrolier, de Richard Heinberg, est paru aux USA en 2003 dans sa première édition. Il s'efforce de dresser un tableau lucide de l'état des réserves pétrolières, de notre niveau de dépendance vis-à-vis des carburants fossiles, et de ce qui nous attend lorsque nous sentirons le fond du baril.

Le second, C'est maintenant ! 3 ans pour sauver le monde, de Jean-Marc Jancovici et Alain Grandjean, paru début 2009, tient pour acquise l'imminence du pic pétrolier et propose un ambitieux programme qui permettrait à nos sociétés industrielles de ne pas sombrer dans le chaos. Nous allons voir pourquoi ce programme, parfaitement raisonnable et pertinent, n'a aucune chance de se réaliser.

La fête est finie

Le livre de Heinberg plante le décor. Selon le discours officiel, la pérennité des approvisionnements n'est pas un problème, étant prouvé que l'offre suit la demande, une demande infinie génère forcément une offre infinie ! Heinberg aligne une série de faits qui font situer le pic pétrolier plutôt vers 2020, alors qu'en 2003 les estimations courantes le situaient vers 2060. On retiendra la surestimation des réserves pour provoquer une augmentation mécanique des quotas, la corrélation entre pic de découverte et pic de production, le coût énergétique croissant de l'extraction du pétrole.

Certains pays comme les USA ont déjà connu leur pic de production et permettent de constater que la courbe de production suit celle des découvertes avec environ 40 de retard. Or, le pic des découvertes au niveau mondial a eu lieu en 1970. Concernant le coût énergétique de l'extraction – qui est distinct du coût financier – on avait, il y a un siècle, un rendement aux alentours de 30 (30 unités d'énergie extraites pour 1 unité consommée par les travaux d'extraction). Aujourd'hui, ne restent plus que les gisements nécessitant des infrastructures colossales, au point de faire tomber ce rendement à 2, sachant qu'arrivé à 1, le gain énergétique s'annule. Voilà donc les terribles contingences que la réalité impose, finalement, à la loi de l'offre et de la demande !

Un des points forts de l'ouvrage est la présentation de systèmes vivants sous l'angle des transferts énergétiques, en quantités et variations de flux. La nature offre l'occasion d'observer ce qui se passe lors d'un changement climatique ou d'une pénurie de nourriture, avec le développement d'espèces spécifiques à la période de transition. Avec ce totalitarisme un peu énervant des universitaires aux USA, Heinberg étend (brillamment, il faut avouer) le principe aux civilisations et caractérise le monde industriel par l'apport massif d'énergie dû à l'exploitation des carburants fossiles. La civilisation industrielle devient alors une de ces “espèces de transition”, bâtie sur le versant ascendant de la courbe de l'énergie disponible. On est dès lors moins tenté d'y voir une manifestation du génie humain qu'une soudaine débauche de moyens.

L'envers de cette fulgurante envolée, c'est justement notre dépendance vis-à-vis des carburants fossiles. Du tableau détaillé que dresse l'ouvrage, on retiendra un chiffre : de par le monde, la moitié de l'azote consommé par les végétaux provient d'engrais produit à base de gaz naturel. Sans cet apport énergétique forcé, les quantités de nourriture produites chutent au point où la Terre ne nourrirait plus que deux milliards d'habitants, et encore faudrait-il faire l'impasse sur l'élevage, le textile et les agrocarburants. Avec l'augmentation de la population qui suit l'augmentation de la quantité de nourriture disponible, et sauf miracle énergétique de dernière minute, l'agriculture intensive prend des allures de génocide programmé.

Le miracle, il ne faut guère compter dessus. L'accroissement de l'exploitation du charbon et du gaz ne fait que différer le problème. Les énergies “nouvelles” ne représentent qu'une fraction de la consommation actuelle et leur capacité de croissance est limitée. Les sites hydroélectriques sont déjà équipés, l'éolien et le solaire sont soumis aux aléas climatiques et nécessite un stockage au coût énergétique important, le nucléaire (qui n'est pas une source d'énergie renouvelable) nécessite des infrastructures très lourdes et des investissements sur plusieurs décennies. Tout cela est à mettre en regard du paradigme de la croissance à perte de vue, et green quand on a le temps.

La vision de Heinberg révèle à quel point l'apport en énergie se trouve être constitutif du monde industriel qui résout tous les problèmes par une dépense accrue d'énergie. Nulle trouvaille scientifique ne viendra nous apporter la solution, celle qui permettra de continuer à croître au-delà de toute raison, en intensifiant toujours la pression sur les écosystèmes et en attendant de heurter une indépassable limite. La science n'a jamais engendré que des trouvailles technologiques débouchant sur une consommation accrue d'énergie, cette énergie se trouvant toujours être d'origine fossile.

Dans la dernière partie de Pétrole..., Heinberg explore les conséquences sociétales et politiques. Privées d'énergie, les infrastructures s'effondrent, ainsi que le pouvoir central et sa capacité de faire appliquer les lois. On tombe pour l'occasion dans des clichés de type Far-West avec repli communautariste et fermes assiégées par de méchants pillards. Les circonstances du déclin du pouvoir central mériteraient une évocation plus détaillée.

Facteur 4

Avec C'est maintenant ! Jancovici et Grandjean se penchent, eux, sur les implications économiques du pic pétrolier, afin de bâtir une vision claire et d'apporter des solutions concrètes. Après une analyse des rouages de la folle spirale de la croissance, ils bâtissent un astucieux ensemble de mesures pour assurer une descente “en douceur” tout en préservant l'essentiel de l'économie de marché.

Afin de prendre du recul vis-à-vis du contexte historique, ils réinventent l'histoire des Pascuans, les habitants de l'Île de Pâques dont la disparition – vraisemblablement suite à l'épuisement des ressources naturelles – demeure un mystère historique. Au moins nous léguèrent-ils de magnifiques statues. Dans un style qui mélange le conte pour enfants et la brève de comptoir, ils retracent l'invention de la monnaie et les conséquences de la dissociation entre la richesse et sa représentation, pour montrer comment l'approche “économiquement rationnelle”, dans un monde aux ressource finies, s'avère finalement une prime à la dilapidation.

Or, c'est bien ce que nous sommes en train de faire, ériger d'incompréhensibles structures au mépris de notre survie à moyen terme. Jancovici et Grandjean situent l'origine de nos ennuis au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, où il fallait reconstruire en urgence tout en prévenant les risques d'un nouveau conflit ; le libre-échange et le productivisme fournissaient les outils adaptés dans un monde où règne encore l'abondance. Et puis l'on confondit les moyens et les buts, et la construction de l'Europe vint fournir l'arsenal pour une razzia accélérée des ressources planétaires, en brandissant les miroirs aux alouettes de la “création de valeur”, de la consommation à crédit, de l'instantanéité. Au moins cette explication, tout à fait convenable et non-stigmatisante, évite-t-elle de voir dans la guerre elle-même le prototype de la civilisation industrielle.

Quelles solutions proposent-ils ? Diminuer rapidement notre dépendance énergétique d'un facteur 4 en utilisant la fiscalité comme moyen incitatif, édicter des normes strictes, saborder quelques industries, lancer une politique de grands travaux avec l'aide de la BCE qui financerait la construction d'habitations à faible empreinte énergétique et favoriserait les industries locales. Avec au final une démocratie préservée, une économie de marché qui tourne encore à peu près, et la garantie pour chacun d'habiter dans 15 m2 à température clémente l'hiver. Comme tue-l'amour économico-électoral, difficile de faire mieux. D'ailleurs ils décrivent bien le problème comme uniquement politique, les lois de la physique n'ayant que faire des lois humaines. Nous avons les connaissances et le savoir-faire, écrivent-ils, tout ce qui manque c'est l'impulsion. Vouloir c'est pouvoir, le XXème siècle fournit des exemples de grands projets volontaristes. Projet Apollo, plan Marshall, divers efforts de guerre, et aussi le relèvement de l'Allemagne dans les années 30. Si l'on ne se met pas au travail maintenant, les conséquence risquent d'être pires, avec à la clé des réduction drastiques de la population et la fin de la démocratie. Ils n'explorent pas l'hypothèse d'une réduction de la population d'un facteur 8 pour permettre aux survivants de consommer deux fois plus.

Jancovici et Grandjean ne sont pas des révolutionnaires. Ce sont des ingénieurs qui considèrent les objectifs, les moyens, les contraintes, et sont capables de bâtir des solutions cohérentes pourvu qu'on leur fournisse des données explicites. Or, la politique fonctionne autrement. Les peuples s'abreuvent de la grandeur de leurs dirigeants, pour la leur rendre sous forme de légitimité. Quelle est alors la grandeur de dirigeants qui vendirent, offrirent, décrétèrent et imposèrent de la croissance à tout jamais durant les

cinquante dernières années ? Doivent-ils devenir ouvriers-gestionnaires d'un implacable déclin suite aux astucieuses suggestions de messieurs Jancovici et Grandjean ? Mais alors que devient leur légitimité, nécessaire afin de repenser les règles de l'ordre fragile – mais ordre quand même – qui demeure aujourd'hui ?

Conclusion

Les deux ouvrages fournissent un éclairage supplémentaire aux thèses chères à dedefensa. La civilisation industrielle est née de l'exploitation d'énergies fossiles, non-renouvelables sur les échelles de temps qui nous concernent. Cet apport d'énergie fantastique, et les réalisations qui vont de pair, ont bouleversé les psychologies au point de rendre dominante l'idée d'une croissance sans limite. On peut y voir les racines de cet idéal de puissance qui sous-entend qu'à une volonté infinie viendront des moyens infinis. Aujourd'hui, nous arrivons en vue du déclin de cette manne énergétique, les forces politiques (au sens large : élus, citoyens, presse) demeurent esclaves des rêves et des moyens hérités du siècle précédent. Le mot de crise, qui vient naturellement à l'esprit, s'avère impropre à désigner les transformations à venir. D'après le Petit Robert, “Crise : moment d'une maladie caractérisé par un changement subit et généralement décisif, en bien ou en mal.” La crise sera celle de la prise de conscience, et ne viendra que sous la pression des événements.

Laurent Caillette

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