Le poisson torpille

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Le poisson torpille

Dans le Ménon Socrate fait découvrir à l’esclave comment on fait pour doubler la surface du carré. Ce dernier se fourvoie en proposant d’abord de doubler puis de tripler son côté, solutions fausses. Socrate fait alors parler Menon son ami et souligne combien la découverte qu’on ne sait pas alors qu’on croyait savoir est un choc. Pour cela il fait référence au poisson torpille qui en grec est narké. A son époque, il est connu pour provoquer cette torpeur, cette perte de conscience, cet endormissement, lorsqu’un être humain le touche. Par là, bien sûr, le souvenir de langue nous fait savoir que notre vocabulaire scientifique vient du grec puisque nous avons des narcotiques qui font partie de notre pharmacie. Mais notre souvenir va encore plus loin car tout à coup nous nous rappelons le Narcisse de la mythologie qui lui aussi s’endort, se « fascine » de son image reflétée par les eaux pures de la source du mont Hélicon. Comme le narcisse est une belle fleur, elle s’inscrit dans une partie du mythe puisque Narcisse est comme une fleur, beau sans le savoir. Par ailleurs, cette plante est toxique, a des propriétés narcotiques, ce qui éclaire une autre face du mythe puisque Narcisse s’endort devant son image reflétée. On a l’équation beauté-fascination-admiration de soi et l’équation reflet de soi-perte de conscience de soi (autre niveau de conscience de soi) avec le retour, décidé par Zeus, (dieu à conscience astrale c'est-à-dire pas auto-consciente, tel un moi dionysien) de transformer ce pauvre « je me vois » fasciné en narcisse, c'est-à-dire un être vivant n’ayant aucune conscience et donc symbole du sommeil par poison narcotique. Se complaire à son image, à l’ivresse de son Moi, « endort » un niveau de conscience autre qui est précisément celui d’un Zeus. Narcisse est devenu ou revenu en fleur est sa propre métaphore. S’endormant en lui-même il est le nom de son narcotique: l’image de soi est le narcotique le plus puissant qui soit! En d’autres termes, la naissance du JE dans cette Grèce mythique, endort une autre conscience qui est celle d’une Perséphone fécondée par Zeus, laquelle cueillait des… narcisses au moment de son rapt par le dieu des enfers, Hadès ! Une autre dimension est alors à considérer si on réfléchit que l’aventure de Narcisse est une aventure solitaire, sans société humaine. Il apparaît ainsi comme la victime expiatoire selon le rite païen qui veut que l’Unique, l’Un, soit par son sacrifice, celui qui deviendra divinité pour le groupe. Aussi n’est-il pas étonnant que pharmakon, la drogue, désigne aussi sous sa forme pharmakos, sorcier ou empoisonneur, et la victime du sacrifice. Le Je trop précoce de narcisse est narcosé tout comme les Je immatures de la multitude sacrifiant le pharmakos, le bouc émissaire, qui par son audace solitaire a « péché ».

Enfin, selon comme on comprend la philosophie de Socrate et de ses successeurs on peut tout aussi bien mettre à son débit le mensonge du « connais-toi toi-même » qui est le Je dans le Je, double réflexion dont narcisse avait commencé l’expérience simple et qui devait mettre au monde Aristote, premier Je grec après l’étape Dionysos Zagreus, fils de Zeus-Perséphone et l’étape du Jeune Dionysos, fils de Sémélé, étapes comparables à l’acquisition de la personnalité par l’être humain. Parménide en eut l’intuition par le « to gar auto noein, estin te kai einai », la pensée de soi et la pensée de l’être, c’est la même chose. Cet avertissement au seuil de la pensée moderne n’a pas eu beaucoup d’effet si l’on songe que deux mille ans plus tard, René Descartes affirmera qu’il pense et que donc il est, et que pour le ridiculiser comme il le méritait, Heidegger dira que cette prétention du je autonome et dictateur nous a fait oublier l’Être au profit de l’étant et que donc, notre monde est condamné par la technologie, tekné grecque devenue échidna lequel nous fait oublier l’Être au profit de la théologie ou de la métaphysique. Nous vivons bien dans cette société où les humains sont à peu près tous persuadés que tout problème qui se pose à nous (raréfaction des ressources, pollution, surpeuplement, etc…) sera résolu par une nouvelle technologie. Ils ne se rendent pas compte que chaque nouvelle technologie tout en résolvant un problème en créé plusieurs autres en même temps et que c’est sans fin jusqu’à la destruction. Narcisse sort de son coma en chacun de nous. L’Être est oublié. Le « Je suis » est crucifié... « Je suis Charlie » ne le sait pas. Jean lui, le sait puisque « En arkhê ên ho logos, kai ho logos ên pros ton theon, kai theos ên ho logos ».

Marc Gébelin