Le “mot nouveau” de Mélenchon

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Le “mot nouveau” de Mélenchon

En ces temps très pressés et pressants de l’élection présidentielle France-2017 où il n’y a guère de temps pour une réflexion approfondie, s’impose de se trouver quelques espaces de temps pour envisager malgré tout, de-ci de-là, une réflexion approfondie. L’atmosphère générale de Crise Générale où nous nous trouvons, avec des événements extraordinaires sans discontinuer, y invite paradoxalement : prendre un peu de temps pour tenter de comprendre cette formidable contraction du temps et cette accélération formidable de l’Histoire. Un texte de Mélenchon, par ailleurs candidat de France-2017, texte déjà daté (trois mois, autant dire un siècle) qui nous a été signalé par un ami fouineur et d’excellent jugement nous donne cette occasion. Il nous permet d’abord d’observer combien ce candidat aux présidentielles prend quand il le faut le temps de réflexions approfondies. Il se trouve que, pour ce cas, cette “réflexion approfondie” rencontre une des constantes de réflexion de dedefensa.org et un sujet, — le fameux “mot nouveau”, – qui a une place importante dans La Grâce de l’Histoire (Tome-I).

“Mot nouveau” ? Mélenchon utilise cette expression d’un ton sarcastique, en rapportant une critique de son livre L’Ère du peuple, qui elle-même se voulait sarcastique dans l’autre sens. La presseSystème se fait sarcastique quand elle trouve chez un antiSystème un “mot nouveau” qu’elle ne comprend évidemment pas, tant il est judicieux pour les zombies-Système de moquer ceux qui travaillent hors des sentiers battus du Système, en les soupçonnant d’un “intellectualisme” arrogant. Il s’agit de cette citation du texte de Mélenchon du 15 janvier 2017, qui est l’objet de cette présentation que l’on trouve plus loin : « Je l’avais utilisé dès la première version du livre L’Ère du peuple en 2014. J’avais reçu en retour un commentaire médiatique qui se voulait mordant : “au moins a-t-on appris un mot nouveau”. » Le “mot nouveau” ? “Anthropocène”.

C’est pour nous un sujet essentiel, que nous avons souvent et longuement abordé (la première mention de ce mot dans nos archives est du 22 avril 2004). La dernière fois que nous avons cité ce mot remonte au 1er octobre 2014 (« Bilan de l’anthropocène : la destruction du monde »), soit depuis un temps assez long qui fut encombré de la fureur et du désordre de l’actualité crisique ; tout cela justifiant parfaitement, après tout, que nous y revenions.

L’on sait, mais peut-être, certainement même n’est-il pas inutile que nous y revenions, que nous tenons le concept d’anthropocène avec l’événement qu’il recouvre, dans l’interprétation métahistorique que nous en faisons, comme un des trois composants essentiels de cet événement fondamental pour notre rangement métahistorique que nous avons baptisé “déchaînement de la Matière. Cet événement métahistorique fondamental pour nous, situé fin du XVIIIème-début du XIXème, combine trois événements historiques qui forment ses trois composants essentiels : la Révolution américaniste débutant en 1776, la Révolution Française de 1789 et la révolution du choix du moteur à vapeur, ou choix du feu (titre du livre d’Alain Gras, paru en 2007).

(Selon le classement scientifique généralement accepté, le début de l’ère géologique de l’anthropocène est fixé symboliquement, – mais aussi opérationnellement selon nous, – à 1784, qui est l’année où fut “inventé” en Angleterre le moteur à vapeur [à explosion] qui donne le moyen initial colossal de a voie du développement exponentiel de technologies nouvelles et de la toute-puissance industrielle dans le sens de la destruction à finalité entropique de l’environnement, et de l’univers en général. Dans notre classement de la logique du “déchainement de la Matière”, nous fixons le temps de l’incubation de cette troisième “révolution” à 1784-1825, la date d’achèvement étant symboliquement fixée à la dénonciation épouvantée par Stendhal de la nouvelle définition [des Lumières ? Du libéralisme ?] qui vient d’être donnée par un nommé Rouhier : « Les Lumières, c’est l’industrie ! ». Ce mot est effectivement un symbole, comme une bague qu’on passe au doigt, consacrant les fiançailles avant les noces prochaines du libéralisme politique et du capitalisme.)

Tout cela explique combien nous jugeons d’une importance capitale qu’un des candidats à la présidentielles France-2017 ait tenu et tiennent l’événement-anthropocène comme un des sujets fondamentaux de notre temps de Crise Générale. Certes, nous le découvrons alors que cette démarche est déjà vieille chez Mélenchon, dans son extrême naissance de trois ans et de trois mois dans sa plus récente explicitation précise, mais cela n’a guère d’importance. Il s’agit d’explorer la valeur des candidats en lice, et plutôt, dans ce cas, de découvrir qu’un des candidats fait reposer l’un de ses choix politiques, – l’importance de l’écologie, – sur un concept et une perception métahistorique d’une telle importance et d’une telle hauteur. Cela signifie, dans ce cas, que la préoccupation écologique n’est pas conjecturelle, un sacrifice à la mode courante ou un intérêt marginal, mais bien qu’il y a une conscience aiguë de ce qui fait le fondement opérationnel essentiel, – avec l’état d’esprit et la vision métahistorique que cela suppose dans le chef de cette évolution, –  de la transformation de notre civilisation en contre-civilisation, donc de notre Grande Crise Général de l’effondrement du Système.

Nous jugeons que cela valait amplement, même si nous venons à cela avec un certain retard, de nous y arrêter d’une manière substantielle, et notamment en donnant quelques pièces essentielles du dossier. Ces pièces seront faites du texte de Mélenchon du 15 janvier 2017 (« Anthropocène : le mot de notre siècle ») et d’un extrait de La Grâce de l’Histoire, Tome-I, consacré à l’anthropocène dans son opérationnalisation comme un des trois composants du “déchaînement de la Matière”. (Dans cet extrait, l’expression Le choix du feu figurant en italiques à plusieurs reprises renvoie au titre du livre d’Alain Gras.) Même si cela n’est pas proclamé dans les commentaires et les discours des uns et des autres, ce phénomène essentiel est aussi au cœur de cette campagne France-2017 puisque Mélenchon s’y trouve.

dedefensa.org

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Le mot et ce qu’il désigne

Martine Billard, responsable du livret écologie du programme L’Avenir en commun m’avait recommandé, il y a déjà quelque temps, de lire le livre d’Elisabeth Kolbert, La Sixième Extinction. Je l’ai fait pendant ma semaine aux Antilles. Ce tableau de l’évolution désastreuse de la biodiversité m’a replongé dans la préparation de la prochaine édition en poche de L’Ère du peuple. Je la remanie assez profondément comme je l’ai déjà fait avant la précédente version poche. Cette fois-ci, je rajoute des « bonus », sorte de chapitres additifs. J’y décris ce qu’est cet « anthropocène » dont j’ai lâché le nom dans mon discours au Mans, au fil de la parole. Je l’avais utilisé dès la première version du livre L’Ère du peuple en 2014. J’avais reçu en retour un commentaire médiatique qui se voulait mordant : « au moins a-t-on appris un mot nouveau ».

Oui, et c’est le mot de ce siècle. Il désigne dorénavant notre époque. Celle de notre planète remodelée par les êtres humains. Naturellement, je n’avais rien inventé. Le mot a été prononcé et utilisé pour la première fois dix ans auparavant, en 1995, par un scientifique prix Nobel de chimie. Il était d’usage déjà assez répandu dans la presse de vulgarisation scientifique pour être parvenu jusqu’à moi. C’était donc juste un emprunt dont je dois dire que je ne me souvenais plus de l’origine. Il s’agit dorénavant d’un terme tout à fait officiel depuis le dernier trimestre 2016. Il a été validé par la communauté scientifique réunie dans le congrès de géologie internationale après quelques années d’examen. Il a donné lieu à quelques controverses instructives, qui ne sont pas épuisées depuis, je crois bien. Mon seul mérite aura été d’être le premier homme politique en France à utiliser ce mot et à en tirer des conclusions politiques.

L’Anthropocène ? Il s’agit d’un âge géologique spécifique de la vie de la planète succédant à bien d’autres. Il nous reste tous quelques lointains souvenirs scolaires de cette nomenclature. Le miocène, le pléistocène, et les grandes périodes telles que le tertiaire ou le quaternaire et ainsi de suite ne sont pas tout à fait des inconnus pour chacun d’entre nous. Les transitions entre ces périodes géologiques sont marquées par des changements nets que l’on doit pouvoir observer dans la stratigraphie de la Terre. Concrètement, cela signifie que les changements d’époque doivent pouvoir se constater en étudiant les dépôts de sédiments. Ceux-ci se font en strates comme on l’observe un peu partout où les couches profondes du sol affleurent.

C’est de cette façon que l’on a constaté et vérifié l’impact d’une météorite dans le golfe du Yucatan. Elle aurait provoqué, à la fin de la période nommée « crétacé », une extinction massive et même quasi-totale des espèces vivantes dont les malheureux dinosaures. Une très mince couche sur toute l’étendue du globe contient les sédiments incontestés de cette météorite. Elle atteste aussi la trace dramatique des évènements, que la nuit et le froid qui en ont résultés, ont ensuite provoqué dans toute la biosphère. À partir de là, toutes sortes de fossiles ordinaires disparaissent purement et simplement dans les couches géologiques suivantes.

De même, l’Anthropocène est l’âge où les activités de l’être humain modifient la composition physique de la planète. Oui, cette chétive créature, ce singe nu, est devenu la première force physique active de la nature. Charriant plus de gravats que tous les fleuves et vents du monde, changeant la composition physique de l’air davantage que n’importe quelle éruption volcanique, elle enclenche des réactions en chaîne qui se conjuguent l’une avec l’autre. Ainsi pour la composition de l’atmosphère et son contenu en gaz carbonique, comme pour la masse et la composition des mers et des océans. De là résultent toutes sortes d’événements climatiques qui impliquent tout ce qui vit, végétaux comme animaux. Ce qui a d’innombrables conséquences comme cette sixième extinction massive des espèces vivantes qui est en cours. Au demeurant l’anthropocène se manifeste aussi par des traces physiques humaines très spécifiques et tout à fait irréversibles. Pensons ici à certains matériaux apparaissant désormais partout dans la nature et qui ne s’y trouvaient pas auparavant. Par exemple le plastique. Ou bien les matières qui sont en action dans l’industrie nucléaire en général, essais militaires inclus.

Le terme anthropocène a été « inventé » par Paul Crutzen. C’est un chimiste hollandais déjà prix Nobel de chimie pour avoir expliqué l’effet destructeur de certains agents chimiques sur la couche d’ozone. Cette référence à la couche d’ozone et aux mesures prises avec succès pour empêcher sa destruction me permet d’enchainer sur une idée essentielle à mes yeux qui est la raison d’être de ce court chapitre additif. Il s’agit de la nécessité de politiser le terme et la réalité de l’anthropocène. Car sinon la tentation serait trop forte de ne voir que l’effet systémique purement physique de cette transition géologique. En gros, on ne verrait alors que le résultat aveuglé d’actions sans caractéristiques particulières. Ainsi quand on fait remonter le phénomène au début de l’agriculture en général. On peut y voir en effet le premier impact humain sur la biologie de la planète. On peut aussi remonter à la première utilisation systématique de combustibles carbonés pour dater le début du changement de la composition physique de l’atmosphère. On dit juste alors, sans aucun doute. Mais cela ne permet pas de comprendre l’accélération phénoménale du processus depuis moins d’un siècle et même depuis moins d’un demi-siècle pour certains aspects comme la destruction de la biodiversité.

Car c’est une chose que les Romains antiques n’aient pas eu conscience des conséquences de ce qu’ils déclenchaient en systématisant la consommation de certains combustibles dont la trace se retrouve dans les carottes glaciaires ; c’est une chose aussi que les conquistadors n’aient pas eu conscience des conséquences dans l’atmosphère du génocide dont ils furent responsables ; mais cet aveuglement ne saurait s’appliquer à l’époque actuelle. L’exemple de la lutte contre le trou dans la couche d’ozone en atteste. Le phénomène a été compris grâce aux travaux de Crutzen et cela permis d’intervenir à temps pour en inverser le processus en interdisant l’usage par l’industrie des aérosols des gaz incriminés. Cela suffit à montrer comment l’anthropocène, âge de l’impact de la civilisation humaine sur la nature de la planète est inscrit dans le domaine de la politique et de ses décisions.

L’ère du peuple dans l’anthropocène

Dans cette façon de voir, on constate alors le lien qui unit « l’ère du peuple » à l’anthropocène. Car l’accélération des phénomènes caractéristiques de l’anthropocène, jusqu’au point dramatique où ils se situent dorénavant, est très étroitement corrélée à l’explosion démographique de la communauté humaine. C’est aussi cette explosion qui fait naître « l’homo urbanus » en réseau, caractéristique politiquement de ce que j’ai appelé « l’ère du peuple ». C’est dans la période, après les années 50 du vingtième siècle, que se situe cette explosion. Elle suit le doublement de la population humaine de un à deux milliards d’individus. À partir de là encore, le cycle d’augmentation de la population mondiale devient de plus en plus bref. De ce moment vient la montée en flèche de tous les processus caractéristiques de l’anthropocène en tant que phénomène modifiant radicalement les paramètres physique de la planète. Et cela jusqu’au point où ils deviennent irréversiblement destructeurs pour l’écosystème compatible avec la vie humaine.

Mais cette explosion du nombre se réalise dans des rapports sociaux de production, d’échange et de consommation bien spécifiques eux aussi dans l’histoire de la civilisation humaine (quand on considère celle-ci comme un tout). Il s’agit de la période du mode de production basée sur la production sociale de masse et l’accumulation privée comme moteur spécifique de cette époque. Si bien que s’ajoute aux contradictions catastrophiques particulières de ce type de rapport sociaux de production une contradiction nouvelle majeure qui les englobe toutes. Il s’agit de la contradiction politique centrale de notre temps. Celle qui se constate entre le caractère infini des désirs et des besoins suggérés par l’économie de l’offre, qui est le moteur du capitalisme de notre époque, et le caractère limité des ressources qui permettraient d’y répondre. Cette contradiction est indiscutablement politique puisqu’elle correspond très directement à des choix économiques faits délibérément et en toute connaissance des effets induits. Cela ne signifie pas qu’il n’y ait pas d’effet systémique. Dit autrement, cela ne signifie pas que les acteurs dominants décident délibérément de la destruction de notre écosystème.

Bien sûr que même les plus bornés et les plus stupides ne le souhaitent pas, même quand ils sont obstinément « climatosceptiques » comme on le dit de ceux qui doutent de la cause humaine du dérèglement climatique actuel. Mais l’origine politique délibérée des décisions qui aboutissent à cet effet de système sont non moins incontestables. L’opposition entre des besoins et des désirs infinis, délibérément auto-entretenus par le modèle culturel dominant, confrontés à la réalité des moyens physique limités d’y pourvoir en est la conséquence directe. Elle est radicalement politique. Le mythe de la croissance infinie comme solution revendiquée en permanence par le discours néolibéral comme social-démocrate atteste de la faillite intellectuelle et pratique de cette façon d’envisager la suite de l’histoire de la civilisation humaine. Ce qui me semble décisif alors ce ne sont pas seulement les causes de cette situation mais le fait qu’elles échappent à tout contrôle collectif capable de les maîtriser.

C’est pourquoi le caractère de la révolution à opérer est avant toute chose politique au sens littéral. C’est-à-dire qu’elle concerne la capacité existante ou non à décider et d’appliquer ce qui est bon pour tous, au sens de l’intérêt général humain. Cela et non pas seulement ce qui est bon et efficace du point de vue d’une finalité plus étroite comme celle d’un intérêt particulier, si légitime soit-il dans son domaine. C’est une des raisons pour lesquelles je dis de la révolution politique appelée par L’Ère du peuple qu’elle est « citoyenne ». C’est-à-dire qu’elle consiste dans la récupération des moyens politiques de décisions davantage que n’importe quel aspect lié à cet objectif, comme le caractère de la propriété des moyens de production. En cela, cette thèse n’annule pas les raisonnements politiques du passé mais elle les inclue dans une dimension qui les englobe et en reformule le mode d’emploi.

Jean-Luc Mélenchon

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Extrait de La Grâce de l’Histoire, Tome-I, “De Iéna à Verdun

A ce point du récit, il est nécessaire d’introduire dans la réflexion, pour l’enrichir et l’élever, une hypothèse qu’on doit considérer comme d’une importance fondamentale. Il faut d’abord apporter une appréciation et une précision à propos de cet événement aux multiples facettes qu’est la “deuxième Révolution”, l’anglaise, la plus discrète au point où on la prendrait, comme Chaunu, comme un don de l’esprit conservateur et structurant. Ce choix du feu de l’Angleterre, qui se fait au fond, comme on dirait, sans réelle intention de nuire, c’est-à-dire sans mesurer la diabolique perversité du choix, doit être placé dans le cadre bouleversant et universel qui est le sien. Ce choix ouvre l’ère géologique nouvelle de l’anthropocène, proposée dans les années 1990 comme étape nouvelle de l’évolution géologique, notamment par le Prix Nobel de chimie Paul Crutzen et le professeur de biologie Eugene F. Stoermer en association. Cette proposition de classement géologique est méthodologiquement révolutionnaire dans la mesure où elle se détache d’une proposition géologique normale où la référence est l’évolution naturelle, pour prendre comme référence quasiment exclusive l’activité humaine ; c’est en effet cette activité qui, par l’utilisation par combustion à partir du choix du feu de différentes matières organiques fossiles, par ses effets sur l’environnement, sur l’équilibre naturel, sur la composition et les variations de l’atmosphère et du climat, provoque des changements suffisants pour qu’on propose de marquer qu’il s’agit d’une nouvelle ère géologique. (Bien entendu, il faut ajouter les innombrables dévastations d’un tel système sur l’équilibre, les structures et l’environnement de l’univers et dans l’univers. La crise du réchauffement climatique n’est qu’un aspect de la crise climatique, elle-même qui n’est qu’un aspect de la crise de dévastation du monde par la dynamique du système de développement mis en place au début du XIXème siècle.)

 Certains scientifiques contestent cette classification selon le constat qu’ils font que les effets de l’activité de l’homme sur l’environnement sont beaucoup plus anciens. L’appréciation est honorable et argumentée, quoique d’une façon bien pointilleuse et sur le détail ; on songe parfois que la science gagnerait à se justifier de ses orientations fondamentales plutôt que de s’ébrouer délicieusement dans les détails des détails pour entretenir l’illusion de sa rigueur ; quoi qu’il en soit, la réserve ne nous concerne pas. Nous tenons, nous, la proposition d’une nouvelle ère “anthropocène” comme singulièrement attractive, singulièrement justifiée précisément pour notre propos, pour la vision métahistorique qui nous importe, et pour le symbole qu’elle propose pas moins. Elle impose sa vision transcendantale, par ses rapports avec le choix du feu (évidents par ailleurs pour Crutzen-Stoermer pour le phénomène environnemental). Dans le contexte général de notre hypothèse métahistorique, le caractère puissant, évident, et justement apprécié de phénomènes fondamentaux du monde au moment historique où l’action humaine prétend usurper le cours de la nature est en soi une justification de la vision de l’anthropocène. Pour faire bref et irréfutable, la rencontre entre les deux Révolutions et les débuts de l’anthropocène force le jugement par la puissance de l’évidence et emporte la conviction. (Je vois un signe inattendu et presque foudroyant, comme un éclair puissant qui illumine l’obscurité, dans ceci que le qualificatif correspondant à anthropocène soit “anthropique”, qui est une homonymie d’“entropique”, dont on connaît le sens ; ce qualificatif caractérisant, presque comme une accusation sans appel, et de la façon qui importe, qui va au cœur du propos, une “ère géologique” qui voit l’intrusion de l’imposture et de l’infamie humaines dans la marche du monde, pour imposer effectivement son dessein anthropique et entropique.)

Car c’est une occurrence extraordinaire qu’outre le rapport évident entre les débuts de l’anthropocène et la Révolution anglaise (Le choix du feu), il y en ait un également, certainement tout aussi puissant, que dis-je peut-être plus puissant, entre cette ère de l’anthropocène et la Révolution française, comme matrices correspondantes et complémentaires du même courant déstructurant. Cet arrangement de circonstances au rapport de causalité dissimulé mais d’une puissance irrésistible donne à la Révolution française une allure que même un Saint-Just n’avait pas anticipée, à moins qu’il ne faille entendre différemment, et alors c’est mot pour mot, l’une de ses citations fameuses : « Ce qui constitue une République, c'est la destruction totale de ce qui lui est opposé. » Nous anticipons à peine, et l’on retrouvera des points de l’argument développés ci-après, bien plus complets, à d’autres occasions dans le récit. Nous n’offrons ici que l’essentiel mais nous jugeons que la substance et le poids de la chose y sont.

On a signalé plus haut combien nous paraît essentielle l’interprétation des guerres révolutionnaires que nous suggère Guglielmo Ferrero (“combien les campagnes de Bonaparte en Italie, à partir de 1796, sont ‘révolutionnaires’ pour les structures de la guerre elles-mêmes, encore plus par la forme et l’inspiration mécanique que par les motifs politiques et les mots d’ordre idéologiques”) ; nous la compléterons plus loin, notamment en accentuant le caractère de l’armement de la modernité, déstructurant et révolutionnaire par les destructions qu’il opère dans les structures de défense contre l’agression de la modernité. Par ce biais, le lien, déjà établi en théorie, de la Révolution française avec le début de l’anthropocène, autant qu’avec la deuxième révolution (l’anglaise), toutes deux liées encore plus dans ce cas, est confirmé aussi vite dans la réalité historique. A la réflexion, d’ailleurs rapide, le lien se noue avec un naturel confondant, qui accentue le bouleversement de notre vision de l’histoire. A partir de cette époque commence le développement des infrastructures et des mécanismes, tous grands dévoreurs de combustibles dont l’emploi détermine l’anthropocène, qui vont poursuivre, accentuer et achever le bouleversement de la guerre dans sa posture déstructurante qui nous importe complètement dans ce cas, notamment en introduisant des méthodes et des armements brisants, eux aussi spécifiquement déstructurants.

L’introduction progressive, dans un rythme d’une constante accélération, des armements déstructurants et des infra-structures qui les soutiennent et multiplient leurs effets, – ce qu’on nommera plus tard “la base technologique”, qui est le corpus industriel et technologique général que l’économie met en place dans notre civilisation, – va accélérer décisivement la transformation de la guerre entreprise par la guerre révolutionnaire selon la définition de Ferrero, et au-delà d’elle. (Plus loin, nous nous arrêtons à définir ce phénomène en prolongeant l’appréciation de Ferrero, selon l’idée qu’une “guerre révolutionnaire” est d’abord et pour l’essentiel une “guerre déstructurante”, où l’action mécanique, physique, brutale, assure cette fonction “révolutionnaire”, c’est-à-dire “déstructurante”.) Voici un autre point fondamental, une circonstance qui bouleverse le monde : à cause de l’imbrication des progrès divers, la force d’une dynamique intégratrice qui sinscrit dans le grand courant historique, la puissance de toutes ces choses, se développe une infra-structure industrielle et technologique qui n’est rien de moins que le progrès transformé par le choix du feu ; l’armement va en devenir l’émanation et la représentation directes, et directement retranscrites en pulsions brisantes et destructrices, et déstructurantes bien plus encore. Le phénomène correspond bien entendu à l’entrée dans l’anthropocène et à son développement, lui aussi en accélération constante, à la mesure de l’évolution des effets des activités humaines sur les structures de l’univers, bien sûr, également dans un sens déstructurant. Cette question des armements est primordiale, elle s’impose peu à peu comme le point central qui manipule mécaniquement notre progrès, son orientation, les mythes et les théories qui prolifèrent, les angoisses et les paniques qui pervertissent nos psychologies ; l’évolution exponentielle des armements à partir du choix du feu, en puissance destructrice et brisante, développe la dynamique déstructurante qui les caractérise dès lors presque exclusivement, dans la façon qu’ils organisent les massacres encore plus que dans les massacres eux-mêmes, dans la façon qu’ils intègrent en leur sein tous les atours de la modernité, la bureaucratie, le capitalisme déchaîné, encore bien plus que dans les armées elles-mêmes ; non seulement les armes tuent, – désormais, elles brisent et elles déstructurent le monde… Que seraient les massacres, les mythes que nous en avons faits, les politiques folles que nous nous sommes justifiées de développer à leurs ombres sanglantes, les stratégies moralisatrices et hypocritement moralisantes dont nous avons chargé nos jugements, que seraient-ils sans les armements devenus déstructurants avec le choix du feu ? Que serait Verdun, que serait Hiroshima sans les armements, ces batailles et ces massacres qui sont devenus des mythes ? Que seraient ces mythes qui ont bouleversé nos cœurs si sensibles et mis sens dessus dessous le sens politique du monde sans les armements devenus force hurlante de déstructuration ? Que seraient les armements sans la logique déstructurante mise en marche pour saluer l’ouverture de l’ère anthropocène, et pour lui donner son caractère historique fondamental ? Tout cela s’enchaîne et se mélange, pour former une synthèse fondamentale d’événements et de domaines d’habitude séparés et réservés. La connivence et l’occurrence sont telles que je me demanderai désormais avec une certaine fascination pour la perfection de l’œuvre ainsi accomplie, même dans le mal, si l’ère anthropocène n’est pas la première ère géologique qui se définit dans sa substance même par l’histoire essentiellement. L’illusion de la maîtrise humaine du monde est achevée, avec cette hypothèse d’une ère géologique directement “usinée” par l’action humaine, – ainsi la géologie enfantée par l’histoire, comme une suggestion de l’achèvement de la maîtrise de l’univers par l’homme.

A l’inverse, cet événement et ce qu’il recouvre suggèrent un autre événement d’une importance bouleversante. Dans l’élan de cette terrible dynamique déstructurante, créatrice de mythes et de politiques d’une puissance extraordinaire en leur fournissant des socles d’une force irrésistible pour les psychologies, on découvre des rapports nouveaux, d’une puissance équivalente, entre la matière des armements et des technologies et l’évolution intellectuelle et spirituelle de la même époque. A l’aube de l’ère anthropocène qui en est sa représentation géologique, la modernité, puisqu’il s’agit bien d’elle, met en place en lui servant d’alibi vertueux sous le nom de progrès, car elle ne peut rien imaginer d’elle-même qui ne soit sa propre vertu, une dynamique qui emprisonne l’âme humaine au choix du feu, au développement de l’armement et à la technologie qui l’alimente, aux conflits monstrueux créateurs de mythes déstructurants, à la soumission de la spiritualité à la ferraille hurlante de la matière déstructurée.

A cette lumière, l’histoire prend un tour inédit. Il nous semble difficile, en fait impossible on s’en doute, de trouver dans l’histoire des tournants, des fractures, des ruptures absolues, c’est-à-dire une rupture qui rompe réellement l’histoire, qui puisse se comparer à ce que nous décrivons. Cela ne signifie pas qu’il n’y ait pas de liens avec ce qui précède, des racines nées et nourries dans le passé, mais cela signifie que, soudain, l’on rompt tout cela, d’un coup sec, d’un moulinet de hache, – et Saint-Just absolument satisfait... Cette hypothèse peut-elle être considérée, qu’il y a ainsi, dans l’histoire, telle que nous la décrivons ici, une rupture si nette et si complète, que la substance même du monde en a accouché une nouvelle ère ? Le XIXème siècle commence, et s’ouvre l’ère de la crise du feu hurlant sur le monde.

PhG, La Grâce, Tome-I, Deuxième Partie, p.56-62

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