In memoriam, Robert Parry l'antiSystème

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In memoriam, Robert Parry l'antiSystème

Il y a peu, PhG confiait ses impressions et ses émotions aux nouvelles concernant deux grands journalistes de l’antiSystème, tous deux malades, et chronique de PhG bien entendu marqué par l’espoir qu’ils nous reviendraient. Si Raimondo continue à écrire et semble se battre avec succès contre la maladie, Robert Parry, lui, a succombé. Son dernier article du 28 décembre 2017, de son lit d'hôpital, montre qu'il est mort sur le champ de sa bataille, sa plume à la main.

C’est un des très grands hommes de la liberté d’au-delà des frontières, dans nos temps postmodernes, un des grands hommes de la presse antiSystème, de la bataille contre le Système, c’est bien lui qui vient de succomber et qui mérite une pensée grave et recueillie. On lui doit un salut, lui Parry, bien entendu ignoré des instances officielles qui font la gloire du Système, et le journaliste Norman Solomon, également belle plume de l’antiSystème et qui travailla avec Parry, s’en charge dans le texte ci-dessous.

PhG écrivait donc le 20 janvier 2018, à propos des deux hommes, et aujourd’hui singulièrement, ce texte relu avec une pensée couleur d’éternité pour Parry : « Je crois peu utile en raison de son évidence et un peu déplacé par rapport au conformisme de cette démarche, d’observer que je suis, que nous sommes bien entendu de tout cœur avec eux, ces deux-là que nous ne connaissons pas, et que nous espérons fermement qu’ils pourront retrouver la capacité de poursuivre ce que leur passion les pousse à faire ; ces deux-là qui nous présentent leurs excuses pour ne pas pouvoir poursuivre dans sa complétude, temporairement espèrent-ils, un travail qu’ils nous offrent, hors de toutes les règles marchandes du Système...

» Dans ces circonstances et cette chronologie, ces deux-là, vous dis-je, sont comme un symbole unique pour moi, pour nous et pour vous. Ils sont parmi les pionniers de l’origine et de l’originel, ils sont à ma connaissance et à mon estime deux parmi les très rares Founding Fathers de la presse-antiSystème, du journalisme de commentaire sur l’internet, du samizdat électronique et postmoderne, – et nécessairement, quoiqu’ils en veuillent, ainsi anti-postmodernes. Ils sont de la première génération de la Résistance dans sa phase finale. [...]

» Ah oui, j’allais oublier : deux hommes que je mets si proches jusqu’à en faire des frères que je ne connais pas, qui sont d’opinions assez diamétralement opposées au point qu’on les jugerait irréconciliables. Venu de la presseSystème (AP), Parry le démocrate de gauche est nettement de gauche ; venu de l’activisme, y compris l’activisme-gay à ses origines non-subventionnées par le Corporate Power, Raimondo le libertarien isolationniste est très nettement de droite. Cela n’a strictement aucune importance lorsque l’on parle du Système. Sans y penser ni le vouloir, ni même le réaliser malgré la pratique, ni quoi que ce soit de cette sorte enfin, ils font comme l’on respire la synthèse, la fusion et l’“union sacrée” de l’antiSystème. Ils font ce que les piètres politiciens à prétention antiSystème ne parviennent pas, et n’arriveront jamais à faire d’eux-mêmes, sans doute jusqu’à ce que les événements les mettent en état d’obligation de le faire ou de disparaître en tant que tels.

» Ah oui, j’allais oublier : deux hommes qui sont Américains, et malgré tout marqués par l’américanisme, ce qui fait qu’en certains domaines qui ne sont pas sans importance je différerais notablement de l’un ou de l’autre. Cela n’a strictement aucune importance puisque l’on parle du Système. Ce qui importe pour cet instant et pour ces quelques lignes, c’est de les saluer dans la bataille qu’ils poursuivent dans le secret de leurs personnes attaquées par la maladie, parce que cette bataille ne fait que prolonger celles que nous menons nécessairement. C’est une proximité qui fait une collectivité fondamentale, tout en conservant dans leur dignité les différences qui font notre nécessaire identité. »

Voici donc l’article de Norman Solomon, le 29 janvier 2018, dans The Nation.

dde.org

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In memoriam : Robert Parry, journaliste d’investigation

Après la mort de Robert Parry le 27 janvier, j'ai demandé à un autre journaliste d'investigation, Seymour Hersh, quelques mots de commentaires. “J'ai rencontré Bob il y a plus de trois décennies quand il a été le premier à mettre en garde contre le développement de l’affaire Iran / Contra, sans grand succès”, a répondu Hersh. “Il a été largement considéré au cours des années qui suivirent comme un critique spécifique des médias grand public en Amérique. Ce n'était pas le cas. Il était un critique des mauvais reportages, que ce soit dans la Pravda ou dans le New York Times. Il voulait que tous les journalistes, partout, fassent les recherches et les interviews nécessaires pour aller au-delà de la version officielle acceptée.”

Ce qui a fait de Bob Parry un pionnier du journalisme indépendant a également fait de lui un homme indépendant en rupture avec l’establishment médiatique. Il a refusé de prendre pour parole d’Evangile la narrative officielle, que ce soit celle du gouvernements ou celle des organes de presse. Après avoir été acclamé et glorifié, y compris par un prix Polk, en tant que journaliste de l'Associated Press qui avait publié de nombreux scoops sur les sales politiques clandestines des USA en Amérique centrale, il a passé trois ans à Newsweek où il a vu des rédacteurs en chef collaborer avec l’administration George H.W. Bush sur ce qui devait être publié et sur ce qui devait être caché au public. Bob quitta le magazine en 1990 : très vite, il acquit la réputation d’un “lanceur d’alerte” et ses relations avec les médias traditionnels se gâtèrent. Son livre de 1992 Fooling America: How Washington Insiders Twist the Truth and Manufacture the Conventional Wisdom citait des noms et ne retenait pas ses coups.

Au milieu des années 1990, Bob devint directeur de l’unité d’enquête du Nation Institute. Son travail articles pour The Nation en 1996 comprenait des articles sur la CIA et le trafic de drogue par les contras nicaraguayens, le pouvoir financier des fondations de droite, et un exposé de sept pages qui reste terrifiant à lire plus de 30 ans plus tard, – un rapport d'enquête sur les frères Koch.

En 1995, Parry a lancé un espace journalistique unique, Consortiumnews.com, où il a travaillé intensément comme éditeur, rédacteur en chef et chroniqueur. Durant les 22 années suivantes, Parry a supervisé l'examen du comportement de de l’élite washingtonienne sur son site. Son travail, qui comprit également l’édition de six livres, a remporté la I.F. Stone Medal de la Fondation Nieman de Harvard pour récompenser l’indépendance journalistique en 2015 et, l'année dernière, le Prix Martha Gellhorn pour le journalisme.

J'ai pu voir Bob travailler de près, en 1996, quand nous avons co-écrit une série sur le favori des médias de l’époque : “Derrière la légende de Colin Powell.” Pendant les interviews, Bob était poliment impitoyable. Il avait un zèle méthodique pour labourer des documents, déterminé à “maîtriser la doc”. Et il était professionnellement généreux ; j'ai écrit une toute petite partie des articles, mais il a toujours insisté pour que mon nom soit présent à l’égal du sien comme co-auteur de chacun d'eux.

Bob était notoirement non-idéologique. Ce qui le motivait était un principe moral de fer et une détermination sans faille à suivre les faits. Cette dévotion l'a conduit à exposer les tromperies mortelles et les machinations sans fin des grandes figures de l’ère Reagan, les Oliver North, Elliott Abrams, Caspar Weinberger. Trois décennies plus tard, la même volonté de séparer les faits de la fiction faussaire le mit en collision frontale avec la narrative conformiste du “Russiagate”.

Personne ne savait mieux que Bob Parry comment les agences de renseignement et les principaux médias peuvent créer une frénésie prenant des allures diluviennes. À partir de la fin de l'année 2016, Bob a été prolifique par son travail de démystification du torrent de déclarations hyperboliques et faussaires sur la Russie, devenant une inondation catastrophique et omniprésente dans le paysage médiatique américain. Certains sites progressistes sont passés de l’habitude de publier souvent ses articles jusqu’en 2016, à rarement ou ne jamais les passer en 2017.

“Depuis quelques années, les médias traditionnels ont, par une couverture infâme des relations américano-russes, de l’Ukraine au Russiagate, été absolument les complices du développement de cette nouvelle guerre froide et de ses dangers sans précédent”, observe l’universitaire spécalisé dans les affaires russes Stephen F. Cohen, un contributeur de The Nation. “Bob Parry, très souvent seul, a exposé ces malversations, en particulier celles commises par le puissant New York Times et le Washington Post, éditant fausse nouvelle après fausse nouvelle, parfois jour après jour. Pour cela, il a été ostracisé, insulté, certainement ignoré par les médias traditionnels.”

À la fin du mois de décembre, une semaine après que son premier AVC lui eut laissé une vision très floue, Bob put écrire ce qui s'avéra être son dernier article, brillant et transcendant, une sorte de cri de cœur qui est n’est rien moins que son testament. “Les journalistes occidentaux”, écrivit-il, “considèrent désormais comme leur devoir patriotique de cacher des faits essentiels qui, sinon, mineraient la diabolisation de Poutine et de la Russie. Ironiquement, beaucoup de ‘libéraux’ qui se sont forgés une vision sceptique lors de la Guerre Froide et des faux prétextes de la guerre du Vietnam insistent aujourd’hui sur le fait que nous devons tous accepter tout ce que la communauté américaine du renseignement nous distille comme un article de la Foi.”

À la fin d'un long hommage qui est apparu le jour après la mort de son père, Nat Parry écrivit que, “ finalement, Bob était motivé par une inquiétude au sujet de l'avenir de la vie sur terre. En tant que personne ayant grandi au plus fort de la guerre froide, il avait compris qu'il était dangereux de se laisser entraîner par les tensions et l'hystérie, surtout dans un monde qui contient suffisamment d'armes nucléaires pour anéantir la vie sur la planète.”

Robert Parry portait haut la torche de la recherche de la vérité. Désormais, d’autres devront s’en charger.

Norman Solomon