La Grèce, l’Europe et la fureur d’Evans-Pritchard

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La Grèce, l’Europe et la fureur d’Evans-Pritchard

Nous retenons, comme commentaire significatif de “la crise grecque” lorsqu’elle est une si démonstration parfaite de “la crise de l’Europe”, elle-même partie de la crise d’effondrement du Système, ce texte du chroniqueur financier anglais Ambrose Evans-Pritchard (AEP pour les amis et les autres). Paru le 19 juin 2015 dans le Daily Telegraph, nous l’empruntons ici sous la forme de sa version française, dans une traduction qu’a réalisée et publiée Lescrises.fr le 23 juin 2015. Lu onze jours après sa publication initiale, ce texte a toute sa valeur, surtout par le ton qui y est employé à partir d’une connaissance technique parfaite du dossier, tant il exprime, nous dirions d’une façon presque “objective”, le sentiment puissant et naturel que le sort de la Grèce et le comportement des “institutions” doivent susciter chez tout honnête homme.

Honnête, AEP ? Sans doute, et certainement dans son commentaire, bien qu’il soit ce qu’il est, un chroniqueur économique qui est sans le moindre doute acquis au Système. C’est évidemment là que se trouve le paradoxe si souvent rencontré désormais à cause des contradictions internes et autodestructrices du Système, qui fait que vous passez si aisément, on dirait naturellement, sans l’avoir voulu ni bien entendu cherché, d’une position-Système impeccable à une intervention absolument, résolument, formidablement antiSystème. AEP reste ce qu’il est (chroniqueur-Système), mais en cet instant il est “absolument, résolument, formidablement antiSystème”. Les deux choses vont ensemble et sont dans le même homme, sous la même plume, montrant par là combien le Système, à cause de ses pressions furieuses et de ses exigences contradictoires par rapport aux complexités humaines, suscite aussi bien des alignements de fer que de soudaines échappées faites d’une critique radicale. Le fait est que, – feuille de température du Système, – à côté de l’alignement de fer qui reste le mot d’ordre fondamental des sapiens-Système, on trouve de plus en plus de ces “échappées de critique radicale”.

AEP, brillant chroniqueur économique, est l’homme de la City, en bon Anglais féru d’anglosaxonisme et de croyance dans la toute-puissance de la finance. De même est-il impeccablement atlantiste et, s’il a parfois des mots dédaigneux pour la grossièreté toute-puissante des cousins transatlantiques, il reste complètement proaméricaniste sur le fond des choses. Bien entendu, il a un certain sens de la proximité des autres “amis” du bloc BAO, notamment les Européens (dont l’Anglais ne s’estime pas faire partie), mais il l’exprime avec une arrogance certaine et une condescendance assez méprisante. Bref, Anglais-chroniqueur économiste pur jus, et l’un des premiers d’entre eux, avec une réelle expertise économique.

Et puis, tout aussi clairement, AEP, effectivement anglais dans ses réflexes, garde fondamentalement une méfiance, sinon une agressivité latente pour la construction européenne. Il sait que Bruxelles est dans son camp mais il n’aime pas Bruxelles. C’est une sorte de Juncker à l’envers, mais en bien plus élégant et en plus subtil (ce qui n’est pas vraiment surhumain). Cela fait que, dans certaines occasions critiques, AEP se transforme avec une brutalité inouïe en un critique dévastateur de la “chose” de Bruxelles, de l’Europe telles qu’“ils” l’ont construite. Du coup, et parce qu’il est, encore une fois, un brillant chroniqueur économiste, sa critique devient si dévastatrice, sa fureur souvent rentrée devient si visible, sa vindicte en est si clairement et justement exprimée, qu’il devient alors totalement, complètement antiSystème, avec un brio et un professionnalisme incomparables ; effectivement, avec une humeur aussi ravageuse et une plume aussi bien trempée contre l’Europe de leurs “institutions” on verse effectivement dans le camp antiSystème avec tous les honneurs de la chose. C’est dans un de ces moments-là que nous le surprenons, dans le texte ci-dessous.

Et ainsi AEP s’impose-t-il fort justement comme un pourfendeur de Bruxelles, des “institutions”, des irresponsables à la tête du monstre, et un défenseur de la Grèce que Bruxelles a déjà étouffé assez souvent pour continuer et tenter de nouveau ce même forfait, – et qu’enfin on n’en parle plus ! AEP nous fait le récit complet de l’affaire et il n’y a pas de critique plus sévère, mieux substantivée, plus définitive, de l’Europe de Bruxelles, cette création technocratique, supranationale, anti-démocratique, à la fois fantoche et dictatoriale, faiseuse de coups d’État, – mais créature du Système, sans le moindre doute, qu’AEP sert noblement et avec zèle en temps normal. On savourera donc doublement ce texte comme une sorte de chef d’œuvre antiSystème, ciselé par un maître du domaine, d’une façon générale impeccable serviteur du Système. Comme celle du Seigneur, les voies de la vertu antiSystème sont impénétrables.

... En attendant, la Grèce trouve dans le texte une défense impeccable et les “institutions“ un accusateur implacable. Ambrose Evans-Pritchard, le justicier-chroniqueur, va même jusqu’à comparer Bruxelles et ses divers coup d’État anti-Syriza à la CIA organisant son coup de regime change en 1954 au Guatemala et préparant une voie royale pour Fidel Castro. Là, par exemple, les cousins de Washington ont dû ne pas apprécier et se demander, – au moins un instant, – mais est-ce que ce britt d’AEP n’est pas véritablement devenu antiSystème ?... Nous-mêmes, parfois, avec délice et le goût de l’humour britannique, serions tentés par la même question.

dedefensa.org


La crise de la dette grecque est la guerre d’Irak de la finance

Rarement de nos jours avons-nous été les témoins d’une telle démonstration d’irritabilité et de jugement erroné par ceux qui sont censés être responsables de la stabilité financière mondiale et par ceux qui donnent le ton au monde occidental.

Le spectacle est stupéfiant. La Banque Centrale Européenne, le fonds de sauvetage de l’UEM, et le Fonds Monétaire International, parmi d’autres, sautent, furieux, à la gorge d’un gouvernement élu qui refuse de faire ce qu’ils lui dictent. Ils esquivent entièrement leur propre responsabilité des cinq années de gaffes politiques qui ont mené à cette impasse. Ils veulent voir ces rebelles klephtes pendus du haut des colonnes du Parthénon, ou empalés comme le préféraient les forces ottomanes qui les considéraient comme des bandits, même si cela a pour effet de dégrader leurs propres institutions. [NdT : Les klephtes sont à l'origine des bandits des montagnes de Grèce durant la période de la Grèce ottomane.]

Si l’on cherche à dater le moment où l’ordre libéral Atlantique a perdu son autorité, et où le Projet européen a cessé d’être une force motrice historique, cela pourrait être celui-ci. Dans un sens, la crise grecque est l’équivalent financier de la guerre en Irak, un totem pour la gauche, et pour les souverainistes de droite, et qui regorge de ses propres dossiers sulfureux.

Quelqu’un conteste-t-il le fait que la BCE – via la Banque de Grèce – en publiant ce rapport mercredi, incite activement à une panique bancaire dans un pays où elle est aussi le régulateur bancaire ? Elle annonce une “crise incontrôlable” s’il n’y a pas d’accord avec les créanciers, suivie d’une montée en flèche de l’inflation, d’une “hausse exponentielle du chômage” et d’un “effondrement de tout ce que l’économie grecque a accompli au cours de son adhésion à l’UE, et particulièrement à la zone Euro”.

Pour forcer la Grèce à rejoindre la table des négociations, la gardienne de la stabilité financière accélère consciemment et délibérément une crise financière dans un état membre de l’union économique et monétaire, avec des risques de contagion globale au continent européen et au-delà. Elle l’a fait quelques jours après que le premier ministre Alexis Tsipras a accusé ses créanciers de “poser des pièges” lors des négociations et d’agir pour des motifs politiques. Il les a plus ou moins accusés d’essayer de détruire un gouvernement élu et de provoquer un changement de régime par la coercition financière.

Je laisse aux juristes le soin de décider si ce rapport constitue une violation prima facie du premier devoir de la BCE selon les traités de l’UE. C’est certainement inhabituel. La BCE a dû augmenter les liquidités d’urgence versées aux banques grecques à hauteur d’1,8 milliard d’€ (suffisant pour tenir jusqu’à lundi soir) pour compenser les dégâts causés par l’augmentation des retraits.

Dans son rapport, la Banque de Grèce a affirmé qu’à défaut d’accéder aux exigences des créanciers, le pays serait “probablement” expulsé de l’Union européenne. Soyons clairs sur ce que cela signifie. Cela n’est pas l’expression d’une opinion. Cela équivaut à une menace par la BCE de jeter les Grecs hors de l’UE s’ils résistent.

Ce n’est pas la première fois que la BCE outrepasse son mandat. Elle a forcé l’état irlandais à donner une réponse favorable aux détenteurs d’obligations subordonnées de la banque Anglo-Irlandaise, accablant les contribuables irlandais d’une dette supplémentaire égale à 20% de son PIB. Le seul objectif était de sauver le système bancaire européen à un moment où la BCE refusait de faire le sale boulot elle-même, trahissant la mission première d’une banque centrale, celle d’agir comme créancier de dernier recours.

En août 2011, elle a écrit secrètement aux responsables politiques espagnols et italiens, exigeant des modifications précises de leur législation, ce pourquoi elle n’avait ni mandat ni compétences techniques, se mêlant même de questions sensibles du droit du travail qui avaient déjà mené à l’assassinat de deux fonctionnaires Italiens par les Brigades rouges. Lorsque l’Italie de Silvio Berlusconi a rechigné, la BCE a coupé les rachats d’obligations, faisant chuter les rendements sur 10 ans à 7,5%. Il a été débarqué par un coup d’état en coulisses, coup d’état toutefois légitimé par l’ex-staliniste vieillissant pro-UE fanatique qui s’est ensuite trouvé être président d’Italie.

N’oublions pas qu’elle a parachuté son vice-président Loukas Papadimos pour la prise de contrôle de la Grèce lorsque son premier ministre Georgios Papandréou a simplement suggéré qu’il puisse soumettre le plan de sauvetage de l’UEM à un référendum, une idée lumineuse après coup. Cela fait deux coups d’état. Maintenant Syriza craint qu’elle ne s’oriente vers un troisième.

La puissante machine à crédits est à la dérive. Le FMI est dans la confusion. Il impose une politique d’austérité restrictive en Grèce – sans allègement de la dette, ni matelas de change, ni investissements compensatoires – que ses propres chercheurs jugent irrationnelle.

La responsabilité du Fonds dans ce fiasco est maintenant bien connue. Comme je l’ai montré la semaine dernière, ses propres documents internes montrent que le plan original de sauvetage de 2010 était destiné à secourir le système bancaire de l’UEM, et l’union monétaire à une époque où elle était sans défense contre une contagion. La Grèce a été sacrifiée.

On aurait pu penser que le FMI veuille calmer les tensions politiques, étant donné que sa crédibilité et sa survie à long terme sont en jeu. Mais non, Christine Lagarde a surenchéri en décrétant que la Grèce aurait immédiatement des arriérés si elle manquait un paiement d’1,6 milliard d’€ au Fonds le 30 juin. De mon point de vue, c’est une escalade discrétionnaire. La procédure normale est d’informer le conseil du FMI après 30 jours. Cette période est de facto une période de grâce, et dans de nombreux cas passés les arriérés ont été réglés calmement dans l’intervalle avant que le problème n’arrive jusqu’au conseil. Dans le cas de la Grèce, le FMI aurait pu laisser ce processus se poursuivre. Il a choisi de ne pas le faire, prétextant ouvertement des montants exceptionnellement élevés.

Klaus Regling, chef du fonds de sauvetage de l’Euro-zone (FESF), est monté sur scène sous-entendant fortement que son organisme ferait jouer les clauses de défaillance de ses obligations grecques – 45% du paquet grec – même s’il n’y a pas de raison impérieuse qu’il le fasse. C’est un problème facultatif pour le conseil du FESF. Il semble menacer d’une défaillance du FESF, même si les Grecs eux-mêmes ne le font pas. Une situation remarquable.

Ce qui se passe est évident. Les créanciers agissent de concert. Au lieu de s’arrêter pour réfléchir un instant à la sagesse profonde de leur stratégie, ils doublent la mise mécaniquement, semblant croire que la tactique de la terreur intimidera les Grecs une fois le train passé.

Personnellement, je suis un conservateur burkien favorable au libre-marché. Idéologiquement, Syriza n’est pas ma tasse de thé. Cependant nous, les Burkiens, n’avons que faire des juntes monétaires et nous aimons la démocratie même si elle mène à l’élection d’un gouvernement de gauche-radicale. Dans la situation actuelle, Edmund Burke aurait estimé que les projets présentés la nuit dernière à l’Euro-groupe par le ministre des Finances Yanis Varoufakis sont rationnels, raisonnables, équitables et proportionnés.

Ils incluent une conversion de créances qui échange les obligations de la BCE à échéance en juillet et août contre des obligations provenant du fonds de sauvetage. Elles auraient des échéances plus éloignées et des taux d’intérêt plus faibles, reflétant les coûts d’emprunt sur le marché pour les créanciers.

Dès le départ, Syriza a dit vouloir travailler sur des réformes du marché avec l’OCDE, l’autorité dirigeante. Il veut s’entendre avec l’Organisation internationale du travail sur une flexi-sécurité et des réformes du travail selon le modèle scandinave, une alternative pertinente au modèle allemand des réformes Hartz IV qui ont paupérisé le quintile inférieur de la société allemande et qu’aucun mouvement de gauche ne saurait supporter. Il voulait impulser une remise à neuf de l’état grec plus radicale que tout ce qui a été fait en cinq ans du régime de la Troïka – et pour être honnête, beaucoup a déjà été fait.

Comme a déclaré M. Varoufakis au Zeit : “Pourquoi un kilomètre d’autoroute coûte-t-il trois fois plus cher chez nous qu’en Allemagne ? Parce que nous avons affaire a un système de copinage et de corruption. C’est ce à quoi il faut nous attaquer. Mais au lieu de cela, nous discutons sur les temps d’ouverture des pharmacies.” Afin de privatiser des monopoles, la Troïka a favorisé la privatisation d’avoirs bénéficiaires de l’état à des tarifs misérables, au profit d’une élite bien établie. Appeler cela des réformes est d’un cynisme amer.

La seule raison pour laquelle la Troïka favorisait cette politique était d’en retirer de l’argent. Elle jouait le rôle d’agent de recouvrement de dettes. Ainsi que me confia M. Varoufakis : “Les réformes étaient un écran de fumée. Chaque fois que j’essayais de parler des propositions, ils s’ennuyaient. Je pouvais le lire dans leur langage corporel.” La vérité c’est que la puissante machine à crédits n’a jamais accordé un regard aux propositions grecques. La Troïka n’a jamais envisagé la possibilité de jeter son scénario éculé, discrédité, légaliste et stupide.

Dès le début, la décision fut prise d’exiger l’application stricte des conditions posées dans l’accord original, que même le gouvernement précédent, conservateur et favorable aux directives de la Troïka, n’avait pas été capable de mettre en œuvre – qu’importe que cela ait du sens, ou même que cela augmente véritablement les chances pour l’Allemagne et les autres créanciers de récupérer leur argent.

Au mieux, c’est de l’inertie bureaucratique, une démonstration parfaite des raisons pour lesquelles l’Union Européenne est devenue impraticable, presque fondamentalement incapable de reconnaître et de réparer ses erreurs. Au pire, c’est nuisible, brutal, la volonté obstinée d’une capitulation rituelle comme fin en soi.

Nous connaissons tous cet argument. L’UE est inquiète du “préjudice moral” politique, de ce que Podemos pourrait accomplir en Espagne, ou les eurosceptiques en Italie, ou encore le Front National en France, si l’on voyait Syriza résister au système et s’en sortir malgré tout.

Mais les partisans de cette vision de l’ordre établi – que l’on entend beaucoup – pensent-ils réellement que Podemos puisse être stoppé en écrasant Syriza, ou bien qu’ils puissent décourager Marine Le Pen en violant la souveraineté et les valeurs singulières d’une nation ? Pensent-ils que l’emprise déclinante de l’UE sur la loyauté de la jeunesse européenne puisse être restaurée en créant un état martyr à gauche ? Ne réalisent-ils pas que ceci est leur Guatemala, la CIA qui étouffe en 1954 l’expérience radicale de Jacobo Árbenz, déclenchant la révolution cubaine et trente ans de guérilla à travers l’Amérique latine? Ces juristes – car ce sont presque tous des juristes – ne voient-ils pas plus loin que le bout de leur nez ?

Les vainqueurs de Versailles ont supposé instinctivement qu’ils disposaient d’une autorité morale totale quand ils imposèrent leur accord carthaginois à une Allemagne vaincue en 1919 et demandèrent le paiement de dettes qu’ils avaient inventées. L’Histoire en a jugé autrement.

Ambrose Evans-Pritchard (traduction Lescrises.fr)

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