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Article : Notes sur les pathologies de la modernité

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Par Massimo Mazzucco - "11-Septembre 2001 : Le nouveau Pearl Harbor" Un exercice de démocratie citoyenne de très haut vol !

Pascal B.

  28/10/2013

Pour une présentation de ce documentaire d’une très grande rigueur intellectuelle
==> http://www.reopen911.info/11-septembre/mise-en-ligne-du-documentaire-11-septembre-le-nouveau-pearl-harbor/

Les liens directs vers les trois parties du documentaire

Video 1 ==> http://www.youtube.com/watch?v=6Rf2nCW8SUE (“Les avions du 11-Septembre” - 1h51’)
Video 2 ==> http://www.youtube.com/watch?v=SuSl0YxJyn4 (“Le Pentagone et le Vol 93” - 0h43’)
Vidéo 3 ==> http://www.youtube.com/watch?v=iPAAjLXPzBM (“Le World Trade Center” - 2h09’)

Quelques avis élogieux sur le docu de Massimo Mazzucco

Pascal B.

  28/10/2013

“Il y avait déjà beaucoup d’excellents films et vidéos sur le 11/9. Mais le dernier documentaire du réalisateur plusieurs fois primé, Massimo Mazzucco, est clairement au-dessus du lot. Pour tous ceux qui ont travaillé sur le sujet du 11-Septembre toutes ces années, voilà le film que nous attentions tous.”

David Ray Griffin
Écrivain, professeur émérite de philosophie
des religions et de théologie,
co-directeur du Centre pour les études
de la Méthode à l’école de théologie de Claremont

***

“C’est le meilleur traitement du 11-Septembre que j’aie jamais vu,
ou que j’aie jamais imaginé”

Elizabeth Woodworth
Documentaliste, écrivain co-fondatrice avec David Ray Griffin du 9/11 Consensus Panel

***

“Un extraordinaire exemple de comment un individu ou un petit groupe d’individus
ultra-minoritaire, peut changer le cours de l’Histoire”

Giulietto Chiesa
Journaliste italien, écrivain, homme politique, réalisateur du film “Zéro : Enquête sur le 11-Septembre”, fondateur du mouvement politique Alternativa

***

“C’est un chef d’oeuvre, le meilleur film qui ait été fait sur le 11-Septembre”

Niels Harrit
Professeur émerite de Chimie à l’université de Copenhague

***

“S’il y a quelques heures que le monde entier doit passer à voir les images d’un film,
pour être citoyen de cette planête et être digne de voter, de partager un avenir commun,
c’est à ce film qu’il faut les consacrer.”

Adam Shaw
Pilote de voltige (Captens.fr), instructeur de vol, ancien enquêteur, reporter, écrivain,

Une pathologie américaine

dominique

  28/10/2013

L’article de Paul Woodward, “Une pathologie américaine” est traduit sur Info palestine (http://www.info-palestine.net/spip.php?article14130)
avec un renvoi à votre passionnante analyse.

la pathologie américaine

dominique

  31/10/2013

L’article de Paul Woodward, “Une pathologie américaine” est traduit aussi sur LGS :
http://www.legrandsoir.info/la-pathologie-americaine-war-in-context.html7
et les commentaires montrent que le renvoi à votre analyse percutante fonctionne

Le CMI US, comme le CMI israélien

pierre

  06/11/2013

Très intéressante interview du réalisateur du film “the Lab” qui traite du CMI israélien. Où l’on constate que pour Israël comme pour les USA, la guerre est une nécessité économique.

“Les guerres contre Gaza font main­tenant partie du système de gou­ver­nance israélien“ : entretien avec le cinéaste Yotam Feldman
Ofri Ilani, +972 Magazine, mardi 6 août 2013

Dans son nouveau docu­men­taire, “The lab “ [en français “ Le labo­ra­toire“, ndlt], Yotam Feldman explore la manière dont les indus­tries d’armement israé­liennes inter­agissent avec la poli­tique du pays, son éco­nomie et les prises de décision mili­taires. Les armes, la tech­no­logie mili­taire et le savoir-​​faire israé­liens sont valo­risés parce qu’ils ont été testés sur le terrain dans ses guerres et ses combats contre les Pales­ti­niens et contre les pays voisins. Ci-​​dessous une conver­sation avec Yotam Feldman au sujet de son film, des mar­chands d’armes et de l’économie mili­taire israélienne.

Peut-​​être devrions nous com­mencer par la place d’Israël sur le plan inter­na­tional. Ces der­nières années, on l’a souvent carac­térisé comme un “iso­lement mondial croissant“. Il peut arriver que cet iso­lement diminue parfois, mais il y a un consensus géné­ralisé sur la baisse de popu­larité d’Israël à chaque nou­velle guerre et opé­ration mili­taire. Vous dites qu’en fait c’est le contraire. Dans votre film, on peut voir des offi­ciers des armées du monde entier venir en Israël pour acheter des armes - d’Europe, d’Inde, d’Amérique latine et bien sûr - des États-​​Unis, vraiment du monde entier. Alors, ce dis­cours sur les cri­tiques et sur l’isolement est-​​il une comédie à laquelle tout le monde par­ticipe ? Ou bien ces cri­tiques représentent-​​elles une autre force que nous devons prendre en compte ?

Je pense qu’une vision d’Israël s’est ins­tallée, celle d’un barbare sans retenue qui vit dans un envi­ron­nement brutal et qui est donc obligé d’exercer une force consi­dé­rable, excessive, bien que néces­saire. Il s’en suit que cette vision est en général condes­cen­dante et indul­gente. Plus important encore, je crois que le mar­keting de la sécurité d’Israël a réussi là où la Hasbara [pro­motion] a été moins fruc­tueuse. Beaucoup de gens ne voient pas le lien entre l’armement high-​​tech d’Israël et la force mili­taire débridée dont on parle dans les rap­ports des ONG des droits humains. Les gens les consi­dèrent comme deux phé­no­mènes dis­tincts, affectés seulement d’une proximité spatio-​​temporelle. Si on lit le rapport Gold­stone sur le bom­bar­dement de la céré­monie à l’académie de police à Gaza, le premier jour de Plomb Durci, et si on lit ensuite une bro­chure publi­ci­taire de Rafaël concernant les tests opé­ra­tionnels effectués sur « Spike 4 » (le missile utilisé par Israël lors de cet évé­nement), il faut faire un effort pour se rendre compte que ce sont là deux récits dif­fé­rents du même évé­nement his­to­rique. Il en va de même pour les drones uti­lisés dans les assas­sinats [ciblés, ndlt] à Gaza. D’un autre côté, il est pos­sible que les Euro­péens com­prennent tout cela et ne s’en sou­cient tout sim­plement pas.

Dans la der­nière décennie, à la suite de l’opération Plomb Durci, il y a eu le sen­timent que cela ne pouvait plus durer, que dans cette situation, Israël devrait se lancer dans une troi­sième, qua­trième, cin­quième sixième guerre de Gaza, et peut-​​être éga­lement sur d’autres fronts – mais aussi qu’il ne peut pas vraiment être impliqué dans autant de guerres.

Après le désen­ga­gement (de Gaza) s’est mis en place, à mon avis, un pro­cessus qui n’a été remarqué que par quelques per­sonnes en dehors de l’armée. La guerre a cessé d’être un évé­nement extra­or­di­naire, inat­tendu et dra­ma­tique dans la vie de la nation, et elle est devenue une activité pério­dique qui en fait partie. Ainsi, à n’importe quel moment, Israël est soit en pleine guerre de Gaza, soit dans l’attente de la pro­chaine. Entre le désen­ga­gement de 2005 et « Plomb Durci », nous avons eu « Pluies d’été », « Hiver Chaud », et plu­sieurs autres opé­ra­tions mili­taires à Gaza. Yoav Galant, com­mandant du front sud entre le désen­ga­gement et Plomb Durci, et que l’on peut voir dans le film, a joué un rôle majeur dans la for­mu­lation de cette doc­trine. Il a employé la méta­phore d’une ton­deuse à gazon pour la décrire : la guerre comme une opé­ration de main­te­nance de routine, pério­dique, au-​​delà des frontières.

Un des fac­teurs qui y ont contribué a été l’utilisation massive de véhi­cules blindés ou de véhi­cules auto­ma­tiques sans pilote, qui permet de mener des guerres dans les­quelles il n’y a aucun rapport entre le risque pris d’un côté et le risque encouru de l’autre. Cela a remanié toutes les caté­gories morales, poli­tiques et légales appli­quées à la guerre. Jusqu’ici, toutes les cam­pagnes mili­taires étaient fondées sur l’hypothèse d’un conflit dans lequel les deux parties accep­taient la pos­si­bilité de tuer ou de mourir, mais ici, dans presque tous les cas, un côté tue et l’autre meure. Les indus­tries d’armement, qui déve­loppent des pro­duits pour les conflits du type de ceux de Gaza et per­suadent l’armée israé­lienne de les acheter jouent ici un rôle crucial. Le résultat est inquiétant car il me semble que la guerre à Gaza est devenue inhé­rente au système poli­tique israélien, peut-​​être même une partie de notre système de gou­ver­nance. C’était par­ti­cu­liè­rement per­cep­tible pendant l’opération Pilier de Défense qui a eu lieu pendant la cam­pagne élec­torale, et dont pourtant le soutien a fait l’unité de tous les can­didats au pouvoir.

Pensez-​​vous que les essais des sys­tèmes d’armement ont joué un rôle dans, disons, les calculs d’Ehud Barak lors des récentes guerres à Gaza ?

C’est dif­ficile à écarter. Le lien est beaucoup plus direct que celui fait par le général Dan Halutz entre la deuxième guerre du Liban et son por­te­feuille boursier per­sonnel. Il y a des liens très étroits entre, d’un côté les indus­tries d’armement, et de l’autre l’armée et le système poli­tique. La société d’armement la plus ren­table est Elbit, pro­priété de Mickey Federman, un des amis les plus proches d’Ehud Barak, et qui joue aussi un rôle clé dans ses cam­pagnes élec­to­rales. Cette société est spé­cia­lisée dans les moyens avancés pour les guerres asy­mé­triques, exac­tement le type de guerres conduites par Ehud Barak à Gaza ces der­nières années. Il existe d’autres cas de liens per­sonnels comme celui-​​ci. En outre, il y a aussi un intérêt éco­no­mique national. Le ministère de la défense joue un double rôle en tant qu’autorité super­visant la structure mili­taire et en tant que pro­moteur des ventes pour l’industrie d’armement israé­lienne à l’étranger. Je pense qu’il serait inhumain d’exiger que Barak sépare ces deux aspects. Je ne dis pas qu’ils s’engagent dans des cam­pagnes mili­taires à Gaza pour tester des sys­tèmes et s’enrichir, mais cela joue sans aucun doute un rôle.

Un niveau au-​​dessous, le com­plexe militaro-​​industriel israélien se donne beaucoup de mal pour convaincre les offi­ciers de l’IDF [Forces de Défense d’Israël en anglais, ndlt] d’acheter leurs pro­duits, et de les uti­liser afin de booster leur potentiel d’exportation. Cela passe aussi par le recru­tement massif d’officiers supé­rieurs à la retraite comme pro­mo­teurs des ventes et chefs de projets face à leurs anciens col­lègues de l’IDF. Un exemple remar­quable est celui d’Elbit et du Général à la retraite Yiftach Ron-​​Tal.

Cette approche porte ses fruits. Un acteur clé du com­plexe militaro-​​industriel m’a dit que les tests opé­ra­tionnels effectués à Gaza sur le BMS d’Elbit (Système de gestion du combat – un système spécial du genre internet pour les forces ter­restres), un énorme projet à un mil­liard de dollars, a permis à Elbit d’augmenter son prix de vente lors de la signature d’un contrat avec l’Australie un an plus tard. Même chose pour Rafaël. La société a ouver­tement déclaré qu’elle comptait pro­fiter de l’escalade de vio­lence qui a précédé l’opération Pilier de Défense – avec la pre­mière uti­li­sation du “Dôme de Fer “ – pour lever environ un demi mil­liard de shekels (approxi­ma­ti­vement 135 mil­lions de dollars) par une émission d’obligations. Un vendeur de chez IAI (Indus­tries Aéro­spa­tiales Israé­liennes) m’a dit que les assas­sinats et autres opé­ra­tions à Gaza pro­voquent une crois­sance des ventes de l’entreprise de plu­sieurs dizaines de %.

Cependant il semble dif­ficile de s’en convaincre. On a le sen­timent que les menaces qui aug­mentent, la nécessité de construire des murs, de tirer plus de mis­siles défensifs et de déployer plus d’unités sur tous les fronts, tout cela va aboutir à une situation du type “nous sommes à court d’argent“, ou alors, peut-​​être qu’à partir d’un certain point cela com­mence à s’inverser ?

La question est : qui voit ses res­sources s’épuiser ? Contrai­rement au passé, main­tenant une partie sub­stan­tielle des indus­tries d’armement est privée. D’un autre côté, l’État joue un rôle dans la réussite de ces sociétés au moyen de son inves­tis­sement dans l’armée israé­lienne, et des projets nationaux de recherche et déve­lop­pement. De ce point de vue, ainsi que l’a montré Shlomo Swirski, les indus­tries d’armement sont res­pon­sables du transfert de fonds publics vers une classe moyenne supé­rieure qui vit, direc­tement ou indi­rec­tement, de ces indus­tries. Une partie de cet argent revient fina­lement dans les coffres de l’État par l’impôt et les recettes des fabri­cants d’armes gou­ver­ne­mentaux, contri­buant ainsi à une éco­nomie d’état en guerre, et une autre partie reste dans le privé.

Est-​​ce bien nouveau ? Il y a tou­jours eu des mar­chands d’armes israé­liens, et, de façon générale, les États ont tou­jours tiré profit des guerres.

Lorsque j’ai com­mencé à faire ce film, j’ai ren­contré le mar­chand d’armes Yair Klein chez lui, au-​​dessus du marché aux puces de Jaffa. Nous avons lon­guement discuté de la thèse de ce film et du synopsis que je pro­posais. De prime abord, Klein aurait fait un pro­ta­go­niste parfait pour un tel film. Un ancien officier de l’unité d’élite Haruv, qui avait vendu aux milices colom­biennes les tac­tiques employées par l’IDF dans la vallée du Jourdain contre les acti­vistes pales­ti­niens qui tra­ver­saient la fron­tière jor­da­nienne, à l’époque où Rehavem Ze’evi com­mandait l’unité et faisait ce qu’il voulait. Mais, au cours de notre conver­sation, je me suis rendu compte qu’en fait il n’avait aucune idée de ce dont je parlais. Sa géné­ration ne com­prend pas la réalité d’aujourd’hui. Les ordres de gran­deurs sont com­plè­tement dif­fé­rents de nos jours. Les profits tirés de la vente d’armes israé­liennes ont plus que décuplé, mais, plus important encore, les pro­duits israé­liens ont changé.

Klein vendait des armes létales et des méthodes d’entraînement. Aujourd’hui, Israël offre un modèle poli­tique complet de guerre asy­mé­trique, de conflit entre un État et des com­bat­tants irré­gu­liers. Ce modèle com­porte à la fois des élé­ments létaux et d’autres “doux“ [de nature rela­tion­nelle, ndlt]. Ainsi Israël exporte des mis­siles Rafael uti­lisées pour les assas­sinats [ciblés, ndlt] à Gaza, des drones IAI, les méthodes de combat du Général Aviv Kochavi, et des murs de sépa­ration Magal, mais il exporte aussi des experts juri­diques, des experts en admi­nis­tration des popu­la­tions sur le modèle de l’administration civile israé­lienne en Cis­jor­danie et même de l’éthique de guerre. C’est peut-​​être la raison pour laquelle la gauche est en ce moment mieux implantée dans ce genre de business. Yossi Beilin vend des “pro­duits de sécurité“, Shlomo Ben-​​Ami a occupé un poste de diri­geant chez Global CST, une société qui a fourni des armes et des entraî­ne­ments au gou­ver­nement colombien, et Ehud Barak est entré dans ce genre d’affaires à son apogée, après le 11 septembre.

Vous dites en fait que depuis le 11 sep­tembre, Israël s’est encore une fois trouvé être l’instructeur du genre humain pour le prin­cipal pro­blème de l’actualité inter­na­tionale – la guerre asy­mé­trique. Ainsi, les Juifs sont de nouveau à l’avant-garde de la pensée – comme l’étaient Moïse, Jésus, Spinoza, Freud, Ein­stein, Kafka…

Je ne sais pas s’il est approprié de penser les ins­truc­teurs mili­taires israé­liens en tant que Juifs. La généa­logie mili­taire des offi­ciers pré­sentés dans le film com­mence avec Yigal Alon, passe par Meir Har-​​Zion et Ariel Sharon, et se termine avec Ehud Barak et Aviv Kohavi. Pour ces gens-​​là, le judaïsme ne joue pas for­cément un rôle pri­mordial dans l’identité.

Mais évi­demment, sur ce type de sujet, le monde a une approche spé­ciale d’Israël, et des Israé­liens, qui peut, dans une cer­taine mesure, être nourrie par le contexte his­to­rique dont vous parlez. Cela a à voir avec le fait que le conflit asy­mé­trique d’Israël avec les Pales­ti­niens, et peut-​​être aussi au Liban, a précédé les conflits qui n’ont éclaté qu’après le 11 sep­tembre. Les pro­duits et les méthodes israé­liens sont uti­lisés dans les guerres de l’Amérique en Irak et en Afgha­nistan, dans le conflit contre les FARC en Colombie, dans les guerres contre les sei­gneurs de la drogue au Mexique, dans les conflits eth­niques au Cachemire, ainsi que lors des conflits éco­no­miques incarnés par les “com­mu­nautés fermées“ pour les riches en Afrique du sud, en Amé­rique latine et aux États-​​Unis. Cela a un effet éco­no­mique phé­no­ménal sur Israël. Ses expor­ta­tions mili­taires ont triplé, de deux mil­liards de dollars par an au début des années 2000 à sept mil­liards l’année der­nière (2012), et au cours de la der­nière décennie Israël a été entre le qua­trième et le sixième expor­tateur d’armement au monde.

Vous parlez de la formule mathé­ma­tique déve­loppée par le Pr. Yitzhak Ben-​​Israël pour opti­miser le nombre de vic­times dans un assas­sinat ciblé. Pouvez-​​vous expliquer cette formule ?

Ben-​​Israël a utilisé une équation mathé­ma­tique pour expliquer la doc­trine israé­lienne des assas­sinats ciblés. Cette équation est dérivée des équa­tions entro­piques de la phy­sique qui décrivent le com­por­tement des molé­cules de gaz et la mesure de leur degré d’ordre. Lorsqu’on aug­mente la tem­pé­rature, les molé­cules se com­portent de manière plus chao­tique. Ben-​​Israël a adapté cette équation au pro­blème du nombre de résis­tants pales­ti­niens qu’il faut éli­miner ou arrêter (nous ne pouvons pas rentrer ici dans les détails mathé­ma­tiques com­plexes). Appliqué au cas de Gaza, il s’agit avant tout de la poli­tique israé­lienne d’assassinats.

A vous écouter, cela semble sensé. Après tout, c’est un moyen pour tuer le moins de gens pos­sible tout en pro­vo­quant l’effondrement de la force com­bat­tante ennemie… Peut-​​on dire que l’IDF réussit mieux main­tenant à éviter de tuer des civils ?

Oui, d’un certain point de vue. L’intérêt d’Israël n’est pas juste de tuer des civils, et il n’est pas douteux que l’une des com­po­santes de la théorie de la guerre asy­mé­trique est un certain degré de retenue, en limitant l’élément de vio­lence excessive au cours d’une guerre. Cela amène à se demander pourquoi les muni­tions de pré­cision conti­nuent à tuer des cen­taines et des mil­liers de per­sonnes. On peut pro­poser quelques expli­ca­tions, et l’une d’entre elles concerne la défi­nition du terme “per­sonne impliquée“ (c.-à-d. com­bat­tants vs. non-​​combattants). La défi­nition israé­lienne de ce terme est très large et elle com­prend aussi les 89 diplômés de la for­mation d’agents de la cir­cu­lation (du Hamas) tués le premier jour de Plomb Durci, de même que de nom­breuses autres vic­times, tuées par des “frappes sur signature“ [1] - des attaques de drones menées sur la base de l’activité “soup­çonnée“ de la cible. Ce peut être n’importe quelle activité res­sem­blant à un tir de roquettes, mais aussi l’utilisation d’un télé­phone por­table pour pho­to­gra­phier conduisant à consi­dérer son pro­prié­taire comme un éclaireur ennemi. Il y a en ce moment un débat aux États-​​Unis sur la pos­si­bilité de cibler auto­ma­ti­quement lors de telles attaques. La tech­no­logie per­mettant de fonder les attaques sur des types de com­por­tement existe déjà, mais on n’a pas encore décidé si elle est mora­lement accep­table.

L’un des pro­ta­go­nistes du film est Shimon Naveh, qui a appliqué les théories cri­tiques de Deleuze et Guattari lors de l’incursion dans la Casbah de Naplouse durant l’opération Rempart en 2002. Pensez-​​vous que c’était une uti­li­sation per­verse de leur philosophie ?

De nom­breux uni­ver­si­taires en sciences sociales ont été choqués par ce qu’ils ont lu sur Naveh, ne serait-​​ce que parce qu’ils ne s’attendaient pas à cet empié­tement de l’état et de l’armée dans ce qu’ils vivent comme leur sphère réservée. Somme toute, je suis d’accord quand Naveh affirme que Deleuze n’appartient pas qu’à ses dis­ciples. Je pense qu’il vaut mieux de pas avoir cette dis­cussion dans un espace aseptisé. Il vaut mieux qu’il soit “pollué“ par des fac­teurs exté­rieurs, qui vont obliger à poser des ques­tions, peut-​​être des ques­tions sur la phi­lo­sophie de Deleuze. Se pourrait-​​il que son adoption par Naveh nous dise quelque chose sur cette théorie elle-​​même ?

Parce qu’en effet, j’ai du mal à ima­giner quelque uti­li­sation mili­taire que ce soit de Fou­cault ou de Walter Ben­jamin. En outre, l’asepsie uni­ver­si­taire sup­posée n’est qu’une illusion. A l’université de Tel-​​Aviv, de l’autre côté du mur de l’amphithéâtre où sont assis les étu­diants qui tra­vaillent sur Deleuze et qui entendent parler de Naveh, se tiennent des sémi­naires du pro­gramme d’études sécu­ri­taires de l’université, et là, les étu­diants tra­vaillent sur Naveh et entendent parler de Deleuze. Et les murs qui séparent ces deux pièces sont très instables - comme l’a montré Naveh à Naplouse.

Ce film pourrait se rat­tacher à un autre genre de films israé­liens récents qui ont choisi de tourner la caméra vers ceux qui exercent le pouvoir plutôt que vers les vic­times : « La loi des plus forts » et « The Gate­keepers ». Êtes-​​vous d’accord avec cette com­pa­raison ?

Les spec­ta­teurs et les cinéastes sont devenus plus aller­giques aux films dont le réa­li­sateur israélien reçoit de l’argent du ministère de la culture pour faire un film au nom des vic­times pales­ti­niennes. Il n’y a plus de tolé­rance pour ce genre de films, et c’est très bien ainsi. Une autre raison est ce que l’on a qua­lifié de “fas­cisme“ il y a deux ans - l’influence de la ministre (de la culture et des sports) Limor Livnat sur les ins­ti­tu­tions culturelles.

D’un autre côté, les Juifs sou­haitent tou­jours faire des films poli­tiques et afin d’être moins hypo­crites, ils posent des ques­tions sur ceux qui sont au pouvoir, ceux qui leur res­semblent - plutôt sur que les vic­times. Cela permet une com­pré­hension plus ration­nelle de la situation poli­tique. Au lieu de faire appel à l’indignation émo­tion­nelle face à une cer­taine réalité, ils posent des ques­tions sur cette réalité : quelle est sa structure interne, qui en profite ? Je sou­tiens cette démarche, car l’action poli­tique doit être à la fois émo­tion­nelle et ration­nelle. Il est important de sortir la colère, mais il est aussi important d’utiliser les outils qui per­met­tront de diriger cette colère dans la bonne direction.

Le film mène-​​t-​​il à une conclusion morale claire ? Le spec­tateur peut-​​il sortir de la salle, accepter votre analyse éco­no­mique, et cependant se réjouir qu’Israël possède une res­source aussi ren­table, qui fournit des emplois et ren­force l’économie ?

Je pense que cette question peut se poser pour tout projet matériel. Après tout, un capi­ta­liste peut lire Das Kapital de Marx et tenter de le vider de toute conclusion morale ou poli­tique, en le consi­dérant comme une des­cription exhaustive des rela­tions sociales, puis en tirer une éthique bour­geoise – par exemple comment gonfler les plus-​​values et pro­duire plus de capital à partir du travail. Je peux ima­giner des gens qui font vraiment cela. C’est la même chose pour ce film - je pense que bon nombre de mes affir­ma­tions - sur la trans­for­mation du conflit en res­source éco­no­mique - pour­raient aussi être assumées par Ehud Barak, et par de nom­breux mar­chands d’armes ou PDG d’industries sécu­ri­taires, éven­tuel­lement sous une forme un peu modifiée.

Malgré tout, je garde quelque opti­misme quant à l’effet poli­tique de ce film, et je suppose que la majorité des spec­ta­teurs vont sentir qu’il y a quelque chose d’immoral à pro­duire de l’argent avec du sang, ou à pro­fiter d’une occu­pation mili­taire en cours. L’un des signes qui confirment cet opti­misme est que l’industrie de l’armement n’est pas au centre du dis­cours en Israël. Il n’y a aucun rapport entre l’importance de ce sujet pour l’économie et pour la vie, et sa pré­sence modeste dans le dis­cours public . Par com­pa­raison avec d’autres pays, il y a très peu peu de confé­rences et d’articles publiés en Israël sur les armement, et ce sujet n’est guère débattu bien que tout le monde ait un oncle chez Elbit ou chez IAI. Cela montre que les gens sentent bien que le fond pose pro­blème, et que c’est quelque chose dont il vaut mieux ne pas trop parler.

Peut-​​on tirer une stra­tégie poli­tique du film – pour en finir avec l’occupation et arriver à l’égalité et à la paix ?

Je pense que l’une des conclu­sions a à voir avec la des­ti­nation de l’essentiel de l’énergie poli­tique en Israël. On a ten­dance à se foca­liser sur une élite poli­tique et mili­taire, et à oublier l’élite éco­no­mique qui profite de la force mili­taire et la rend pos­sible. La fron­tière entre l’industrie israé­lienne de l’armement et son industrie high-​​tech est très mince, et dans la pra­tique, inexistante.

Une deuxième conclusion a trait aux aspects inter­na­tionaux d’un conflit local. Des États où une majorité écra­sante de citoyens dénoncent les actions israé­liennes à Gaza, rendent en réalité ces actions pos­sibles en achetant les armes qui y ont été testées. C’est essentiel pour l’industrie sécu­ri­taire israé­lienne, la seule industrie de ce type qui exporte plus qu’elle ne vend sur le marché local. En consé­quence, il est aussi néces­saire que l’IDF achète ces équi­pe­ments, afin de s’assurer que ces indus­tries déve­lop­peront de nou­velles armes qu’elle pourra uti­liser lors des pro­chaines guerres à Gaza. Peut-​​être que si les citoyens de ces états savaient cela, ils pro­tes­te­raient et ils pous­se­raient un coup de gueule, mais çela aussi pose quelques pro­blèmes. Souhaitons-​​nous que les Suédois disent à leur gou­ver­nement “n’achetez pas de mis­siles israé­liens“ plutôt que “n’achetez pas de missiles“ ?

Traduction AFPS/​RP

[1] Note de la tra­duction : Les “frappes sur signature” ont une défi­nition plus étendue que les assas­sinats ciblés. Ces der­niers concernent des per­sonnes qui se trouvent sur la liste nominale des sus­pects à éli­miner. Les frappes sur signature visent, elles, des per­sonnes non pas nomi­na­ti­vement iden­ti­fiées, mais dont le com­por­tement tel que filmé par le drone, ou la pré­sence à un certain endroit à un certain moment, laisse sup­poser qu’elles peuvent être liées à une activité terroriste.

l'art de la guerre et "l'infestation" virale de la ville

pierre

  06/11/2013

Sans nécessairement être destiné à être publié sur le forum, je vous soumets encore ici un texte sur les théories militaires en vogue dans l’armée israélienne. Il me semble qu’il pourrait vous inspirer car ces théories prétendent répondre aux défis de la guerre asymétrique par une appréhension de l’architecture urbaine dans le sens d’une déconstruction, d’une “destructuration” de l’environnement, d’une pénétration de l’espace urbain où le soldat “infeste” le tissu de la ville en progressant à “travers les murs”, un peu comme un virus organique ou informatique (analogie avec la NSA?).
Bien à vous
Pierre

Les Forces de Défense Israeliennes ont été fortement influencées par la philosophie contemporaine, mettant en évidence le fait qu’il existe un terrain d’entente avec des textes théoriques retenus comme essentiels par les académies militaires et par des écoles d’architecture, selon Eyal Weizman.
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L’attaque conduite par les unités des “Forces de Défense Israeliennes” (FDI) sur la ville de Naplouse en avril 2002 a été décrite par son commandant, Brigadier-General Aviv Kokhavi comme ‘géométrie inverse’, qu’il a expliqué comme “la réorganisation de la syntaxe urbaine au moyen d’une série d’actions micro-tactiques” (1). Pendant la bataille, les soldats combattants se sont déplacés dans la ville à travers des centaines de mètres de ‘tunnels de surface’ creusés dans une structure urbaine dense et serrée. Bien que plusieurs milliers de soldats et de guerillas palestiniens se déplaçaient simultanément dans la ville, ils étaient tellement ‘noyés’ dans le tissu urbain que très peu d’entre eux étaient visibles depuis le ciel. De plus, ils ne se servaient pas des rues, routes, passages ou cours, ni même des portes d’entrée, des cages d’escalier ou des fenêtres ; ils se déplaçaient horizontalement à travers les murs et verticalement, à travers des trous éclatés dans les plafonds et les planchers. Cette forme de mouvement, décrite par les militaires comme ‘infestation’, cherche à redéfinir l’intérieur comme extérieur, et les domiciles comme des lieux de passage. La stratégie des FDI de “passer à travers les murs” implique une conception de la ville qui ne serait pas seulement le terrain mais aussi l’instrument (‘medium’) de la lutte armée – un instrument flexible, presque liquide, toujours contingent et en flux.

Les théoriciens militaires contemporains s’activent à re-conceptualiser le champ urbain. Ce qui est en jeu, ce sont les concepts fondamentaux, les prémisses et les principes qui gouvernent les tactiques et les stratégies militaires. Le vaste champ intellectuel, que le géographe Stephen Graham a appelé un “monde de l’ombre” international des centres d’entrainement et des instituts de recherche urbaine militaires qui ont été établis pour repenser les actions militaires dans les villes, pourrait être assimilé au cadre (‘matrix’) international des plus grandes académies d’architecture. Sauf que, selon le théoricien urbaniste Simon Marvin, le ‘monde de l’ombre’ architectural-militaire produit en fait des programmes de recherche urbaine plus fouillés et plus largement financés que tous ces programmes universitaires réunis, tandis qu’il suit les recherches urbaines d’avant-garde conduites dans les écoles d’architectures, surtout en ce qui concerne les villes du Tiers monde et de l’Afrique. Il existe un terrain commun aux textes théoriques considérés comme essentiels par les académies militaires et par les écoles d’architecture. Dans les listes de livres à lire des institutions militaires d’aujourd’hui, on trouve des ouvrages tournant autour de 1968 (en particulier des écrits de Deleuze, Guattari et Debord), aussi bien que des textes plus récents sur l’urbanisme, la psychologie, la cybernétique, la théorie post coloniale et post structuraliste. Si, comme l’affirment certains auteurs, l’espace critique s’est trouvé considérablement rétréci dans la culture capitaliste de la fin du XXième siècle, il semble qu’il a trouvé un nouveau terrain d’expansion chez les militaires.
J’ai interviewé Kokhavi, le commandant de la Brigade de Parachutistes, qui, à 42 ans, est considéré comme le plus prometteur des jeunes officiers des FDI (c’est lui qui a commandé l’évacuation des colonies de la bande de Gaza) (2). Comme beaucoup de jeunes officiers des FDI, il avait pris le temps d’acquérir un diplôme d’université. Bien qu’il ait d’abord choisi d’étudier l’architecture, il a en fait fini par obtenir une licence de philosophie de l’université hébraïque. Il m’a expliqué le principe qui a gouverné la bataille de Naplouse, qui m’intéressait, non pas tant par la description de l’attaque elle-même, que par la façon dont il en concevait l’articulation. Il m’a dit : “Cet espace que vous regardez, cette pièce que vous regardez, ce n’est rien que votre propre interprétation. [ ... ] Le problème est : comment vous considérez cette ruelle ? [...] Nous avons considéré la ruelle comme un endroit à ne pas parcourir et la porte comme un endroit à ne pas franchir, et la fenêtre comme un endroit par lequel il ne faut pas regarder, parce qu’une arme peut nous attendre dans la ruelle, et un piège (“booby-trap’) peut-être commandé par la porte. Parce que l’ennemi interprète l’espace d’une manière classique, traditionnelle et je me refuse à suivre son interprétation et à tomber dans ses pièges. [...] Je veux le surprendre ! Voilà l’essence de la guerre. Je dois gagner [...] Voilà : j’ai choisi la méthodologie qui me fait traverser les murs… Comme un ver qui avance en mangeant ce qu’il trouve sur son chemin, apparaissant à certains points puis disparaissant. [...] Je dis à mes hommes : “Mes amis ! [...] si jusqu’à aujourd’hui vous aviez l’habitude de suivre les routes et les chemins, n’y pensez plus ! Désormais, nous allons traverser les murs !” (2) L’intention de Kokhavi dans cette bataille était d’entrer dans la ville pour y tuer des membres de la résistance palestinienne, puis d’en sortir. Ces objectifs, dans leur horrible franchise, tels qu’ils m’ont été relatés par Simon Naveh, l’instructeur de Kokhavi, font partie d’une politique israelienne globale qui cherche à perturber la résistance palestinienne tant politiquement que militairement, par des assassinats ciblés depuis le ciel ou sur le terrain.
Si vous croyez encore, comme les FDI le souhaiteraient, que se déplacer à travers les murs est une forme relativement douce du faire la guerre, la description suivante de déroulement des évènements pourra peut-être vous faire changer d’avis. Pour commencer, les soldats se rassemblent derrière le mur et ensuite, à l’aide d’explosifs, de perçeuses ou de masses, ils creusent un trou assez grand pour leur permettre de passer. Des grenades assourdissantes (‘stun’) sont quelquefois lancées, ou quelques coups de feu sont tirés dans ce qui est généralement une salle de séjour privée et habitée par des civils sans méfiance. Quand les soldats sont passés à travers le mur, les occupants sont enfermés dans une pièce, où ils doivent rester – quelquefois plusieurs jours – jusqu’à ce que les opérations soient terminées, souvent sans eau, sans nourriture, sans médicaments ou sans la possibilité d’utiliser des toilettes. Des civils de Palestine, comme en Iraq, ont connu l’invasion inattendue de la guerre dans leur sphère privée comme la plus profonde forme de traumatisme et d’humiliation. Une femme palestinienne, que j’appellerai ici Aisha, interviewée par un journaliste du ‘Palestinian Monitor’, a décrit ainsi sa mésaventure : “imaginez çà - vous êtes assise dans votre séjour, que vous connaissez bien ; c’est la pièce où la famille se rassemble pour regarder la télévision après le repas du soir, et soudain le mur disparaît dans un fracas assourdissant, la pièce se remplit de poussière et de gravas, et du mur sortent des soldats les uns après les autres, hurlant des ordres. Vous ne savez pas s’ils en ont après vous, s’ils viennent vous prendre votre maison ou si votre maison est seulement sur leur route. Les enfants crient, en proie à la panique. Est-il possible de commencer même à imaginer l’horreur ressentie par un enfant de 5 ans, quand 4, 6, 8 12 soldats, la figure peinte en noir, tous avec des mitraillettes pointées dans tous les sens, avec des antennes sortant de leur sacs à dos et qui les font ressembler à des insectes géants d’une autre planète, font exploser un passage dans ce mur ?” (3)
Naveh, un Brigadier-General à la retraite, dirige l’Institut Opérationnel de Recherche Théorique, qui prépare des officiers des FDI et autres militaires, en ‘théorie opérationnelle’ – ce qui correspond en jargon militaire à quelque chose entre la stratégie et la tactique. Il a résumé ainsi la mission de l’institut, fondé en 1996 : “nous sommes comme l’ordre des jésuites. Nous essayons d’enseigner et d’entraîner les soldats à penser. [...] Nous lisons Christopher Alexander, vous vous rendez compte ? ; nous lisons John Forester, ainsi que d’autres architectes. Nous sommes en train de lire Gregory Bateson ; et Clifford Geertz. Ce n’est pas moi, mais nos soldats, nos généraux qui réfléchissent sur ce genre de textes. Nous avons établi une école et développé un curriculum qui produit des ‘architectes opérationnels’” (4). Au cours d’une conférence, Naveh a montré un diagramme qui ressemblait à un ‘carré d’opposition’ qui relie un ensemble de relations logiques de propositions militaires à des actions de guerilla. Avec des noms comme ‘Différence et répétition’, ‘les Dialectiques du structurant et de la structure’, ‘Objets rivaux sans formes’, ‘Manoeuvre fractale’, ‘Vitesse contre rythme’, ‘la Machine de guerre wahabite’, ‘Anarchistes post-modernes’ et ‘Terroristes nomades’, ils font souvent référence aux travaux de Deleuze et Guattari. Les machines de guerre, suivant les philosophes, sont polymorphes ; des organisations diffuses caractérisées par leur potentiel de polymorphisme, faites de petits groupes qui se divisent ou se rassemblent, suivant la contingence et les circonstances. (Deleuze et Gauttari avaient bien compris que l’état peut volontairement se tranformer en machine de guerre ; de la même façon, dans leur discussion de ‘l’espace lisse’, il est compris que cette conception peut porter à des formes de domination.)

J’ai demandé à Naveh pourquoi Deleuze et Guattari étaient si populaires dans l’armée israelienne. Il a répondu que “plusieurs concepts de Mille plateaux’ nous sont devenus très utiles [...], en nous permettant d’expliquer certaines situations actuelles. Cela a problématisé nos propres paradigmes. Des plus importantes s’est révélée leur distinction entre espaces “lisses” et espaces “striés” dans le sens ou ceux-ci sont cloisonnés, enfermés par des clôtures, des murs, des fossés, des barrages de route etc.” (5). Quand je lui ai demandé si passer à travers les murs en faisait partie, il m’a expliqué que “à Naplouse, les FDI ont compris le combat urbain comme un problème d’espace [...] Se déplacer à travers les murs n’est qu’une simple solution mécanique qui associe théorie et pratique” (6).

Pour bien comprendre les tactiques des DFI de traverser les espaces urbains palestiniens, il faut savoir comment ils interprètent le principe désormais familier “d’essaimage” (swarming) - un terme devenu courant en théorie militaire depuis le début de la doctrine américaine post guerre froide connue comme la Révolution dans les Affaires Militaires. La manoeuvre d’essaimage était en fait adaptée à partir du principe d’intelligence artificielle dit intelligence d’essaim, qui présume que les capacités de résoudre les problèmes sont à trouver dans l’interaction et la communication d’agents relativement peu sophistiqués (fourmis, oiseaux, abeilles, soldats) ne répondant que peu ou pas du tout à une supervision centralisée. L’essaim est emblématique du principe de non-linéarité qui apparaît en termes d’espaces, d’organisations et de temps. Le paradigme traditionnel de manoeuvre, caractéristique de la géométrie simplifiée du type euclidien, est transformé, d’après les militaires, en une géométrie complexe du type fractal. La narrativité du plan de bataille est remplacée par ce que les militaires, en termes foucaultiens, appellent l’approche de la “boite à outils”, suivant laquelle les unités recoivent les outils dont ils ont besoin pour gérer plusieurs situations et scénarios donnés, mais sans que l’on puisse prédire l’ordre suivant lesquels ils vont se dérouler (7). Naveh : “les officiers opératifs et tactiques dépendent les uns des autres et résolvent les problèmes en construisant le cours de la bataille ; {...] l’action devient savoir et le savoir devient action. {...] sans résultat décisif possible, le principal bénéfice de l’opération est dans l’amélioration du système en tant que système” (8).
Ceci peut expliquer, pour l’armée, la fascination exercée par les modèles et les modes opératifs spatiaux et organisationnels avancés par des théoriciens tels que Deleuze et Guattari. De plus, au moins pour les militaires, la guerre urbaine est l’ultime forme post moderne du conflit. La foi en un plan de bataille logiquement structuré et linéaire disparaît devant la complexité et l’ambiguïté de la réalité urbaine. Les civils deviennent des combattants, et les combattants, des civils. L’identité peut être changée aussi vite que le genre peut être feint : la transformation de femmes en hommes combattants peut prendre le temps qu’il faut à un soldat israelien ‘arabisé’ ou à un combattant palestinien camouflé de tirer sa mitraillette de dessous sa robe. Pour un combattant palestinien pris dans cette bataille, les israeliens semblent ‘venir de partout : de derrière, des côtés, de droite et de gauche. Comment peut-on se battre dans cette situation ? ’ (9)
Pour Naveh, la théorie critique est devenue essentielle dans l’enseignement et l’entrainement. Il explique : “nous nous servons de la théorie critique pour critiquer l’institution militaire même – ses fondements conceptuels fixes et pesants. La théorie est importante pour nous, afin de combler le fossé qui sépare le paradigme existant de là où nous voulons aller. Sans théorie, nous ne pourrions donner du sens aux différents évènements qui nous entourent et qui, autrement, nous apparaîtraient déconnectés. [...] Actuellement, l’Institut a pris une importance majeure dans l’armée [où il est] devenu un foyer de subversion. En entrainant plusieurs officiers de haut niveau, nous avons rempli le système [FDI] d’agents subversifs [...] qui posent des questions ; [...] certaines grosses légumes ne sont pas embarassés de parler de Deleuze ou de [Bernard] Tschumi (10)”. Je lui au demandé : “pourquoi Tschumi ?” Il a répondu : “L’idée de disjonction intégrée dans le livre de Tschumi ‘Architecture et disjonction’ (1994) nous concerne [...] Tschumi a une autre approche de l’épistémologie ; il voulait rompre avec le savoir à perspective unique et la pensée centralisée. Il voyait le monde à travers plusieurs pratiques sociales différentes, d’un point de vue constamment différent. [Tschumi] a créé une nouvelle grammaire ; il a formé les idées qui composent notre pensée (11). Je lui ai alors demandé : “pourquoi pas Derrida alors, et la déconstruction ?” Il a répondu : “Derrida est peut-être un peu trop opaque pour nous. Nous avons plus de choses en commun avec les architectes ; nous combinons la théorie et la pratique. Nous pouvons lire, mais nous savons aussi construire et détruire, et quelquefois, tuer” (12).
En plus de ces positions théoriques, les références de Naveh touchent certains éléments canoniques de la théorie urbaine tels que la pratique situationniste de la dérive (une façon de flâner dans une ville suivant ce que les situationnistes appelaient la ‘psycho-géographie’) et le détournement (l’adaptation de bâtiments abandonnés à remplir des rôles différents de ceux pour lesquels ils avaient été prévus). Ces idées avaient été, bien sûr, conçues par Guy Debord et d’autres membres de l’Internationale Situationniste pour attaquer la hiérarchie construite de la ville capitaliste et pour rompre les distinctions entre le public et le privé, entre l’intérieur et l’extérieur, entre l’usage et la fonction, remplaçant l’espace privé par une surface publique “sans frontières”. Ces références touchent aussi au travail de Georges Bataille, soit directement, soit au travers de Tschumi, déjà cité, qui parle aussi d’un désir d’attaquer l’architecture et de démolir le rationalisme rigide de l’ordre apparu après guerre, d’échapper à la ‘camisole architecturale’ et de libérer des désirs humains réprimés. Pour être clair : l’éducation en sciences humaines – souvent supposée être la plus puissante des armes de lutte contre l’impérialisme – est en train d’être récupérée pour servir d’outil à l’impérialisme. Mais l’utilisation de la théorie par le militaire, cela n’est, bien sûr, pas nouveau – suivant un cours ininterrompu de Marc Aurèle au général Patton.
Les attaques militaires futures sur terrain urbain feront de plus en plus appel à l’utilisation de technologies développées pour ‘démonter les murs’ (unwalling the walls), pour emprunter un terme de Gordon Matta-Clark. C’est la nouvelle réponse du soldat/architecte à la logique des ‘bombes intelligentes’ (smart bombs). Ces dernières ont paradoxalement causé un plus grand nombre de victimes civiles, parce que l’illusion de la précision donne au complexe militaro-politique la justification nécessaire à l’usage d’explosifs dans un environnement civil.
Ici, un autre usage de la théorie comme ‘arme intelligente’ se découvre. L’utilisation séduisante par l’armée d’un discours théorique et technologique cherche à peindre la guerre comme lointaine, rapide et intellectuelle, excitante – et même économiquement supportable. La violence peut ainsi être projétée comme tolérable et le public peut être encouragé à la soutenir. De cette manière, le développement et la diffusion de nouvelles technologies militaires tendent à promouvoir dans le domaine public, l’idée que des solutions militaires sont possibles – dans des situations où, au mieux, elles seraient douteuses.
Même s’il n’est point besoin de Deleuze pour attaquer Naplouse, la théorie a aidé l’armée à se réorganiser en lui fournissant un nouveau langage pour se parler à elle-même et aux autres. Une théorie de ‘l’arme intelligente’ remplit une fonction à la fois pratique et discursive dans la définition de la guerre urbaine. La fonction pratique ou tactique, la façon dont la théorie deleuzienne influe sur les tactiques et les manoeuvres militaires, soulève des questions sur la relation entre théorie et pratique. La théorie a évidemment le pouvoir de stimuler de nouvelles sensibilités, mais elle peut aussi aider à expliquer, développer ou même justifier des idées qui émergent indépendamment dans des champs de connaissance séparés et avec des bases éthiques sensiblement différentes. En termes discursifs, la guerre – s’il ne s’agit pas d’une guerre d’anéantissement total – constitue une forme de discours entre ennemis. Chaque action militaire veut communiquer quelque chose à l’ennemi. Parler ‘d’essaimage’, ‘d’assassinats ciblés’ et de ‘destruction intelligente’, permet à l’armée de communiquer à ses ennemis qu’elle peut, si elle veut, causer des destructions bien plus importantes. Des raids peuvent être projetés comme des alternatives plus modérées aux capacités de destruction possédées par une armée et que celle-ci mettra en action si l’ennemi dépasse le niveau ‘acceptable’ de violence ou rompt un accord tacite. En termes de théorie militaire opérationnelle, il est essentiel de ne jamais utiliser à fond son propre potentiel de destruction, mais plutôt de conserver la possibilité d’accroître le niveau d’atrocité. Sinon, la menace n’a plus aucun sens.
Quand l’armée se parle de théorie, cela paraît être une question de changer sa structure organisationnellle et ses hiérarchies. Quand elle évoque la théorie dans ses communications avec le public – dans des conférences, des émisssions ou des publications – elle veut apparaître comme une armée civilisée et sophistiquée. Et quand le militaire ‘parle’ (ce qu’il fait toujours) à l’ennemi, la théorie peut être comprise comme une forme particulièrement intimidante d’arme du type ‘shock and awe’ (choc et épouvante), le message étant : tu ne comprendras même jamais ce qui te tues’.

Eyal Weizman
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Eyal Weizman est architecte, écrivain et directeur du Goldsmith’s College Centre for Research Architecture. Il travaille sur les problèmes de conflits de territoire et de droits humains.
Une version complète de cet article a été présenté à la conférence ‘Beyond Bio-Plitics’ (Au-delà de la Bio-politique) à la City University de New York, et au programme d’architecture de la biennale de Sao Paulo. Une transcription peut être lue dans le numéro de mars/avril 2006 de Radical Philosophy (une revue britannique, texte complet disponible sur le net, sur abonnement)

1 Cité par Hannan Greenberg, ‘The Limited Conflict: This Is How You Trick Terrorists’, in Yediot Aharonot; http://www.ynet.co.il (23 March 2004)
2 Eyal Weizman interviewAviv Kokhavi le 24 septembre dans une base militaire israelienne près de Tel Aviv. Traduction de l’hébreu par l’auteur ; video documentation par Nadav Harel et Zohar Kaniel
3 Sune Segal, ‘What Lies Beneath: Excerpts from an Invasion’, Palestine Monitor, November, 2002;
http://www.palestinemonitor.org/eyewitness/Westbank/what_lies_beneath_by_sune_segal.html 9 June, 2005
4 Shimon Naveh, discussion following the talk ‘Dicta Clausewitz: Fractal Manoeuvre: A Brief History of Future Warfare in Urban Environments’, delivered in conjunction with ‘States of Emergency: The Geography of Human Rights’, a debate organized by Eyal Weizman and Anselm Franke as part of ‘Territories Live’, B’tzalel Gallery, Tel Aviv,
5 November 2004
5 Eyal Weizman, telephone interview with Shimon Naveh, 14 October 2005
6 Ibid.
7 Michel Foucault’s description of theory as a ‘toolbox’ was originally developed in conjunction with Deleuze in a 1972 discussion; see Gilles Deleuze and Michel Foucault, ‘Intellectuals and Power’, in Michel Foucault, Language, Counter-Memory, Practice: Selected Essays and Interviews, ed. and intro. Donald F. Bouchard, Cornell University Press, Ithaca, 1980, p. 206
8 Weizman, interview with Naveh
9 Quoted in Yagil Henkin, ‘The Best Way into Baghdad’, The New York Times, 3 April 2003
10 Weizman, interview with Naveh
11 Naveh is currently working on a Hebrew translation of Bernard Tschumi’s Architecture and Disjunction, MIT Press, Cambridge, Mass., 1997.
12 Weizman, interview with Naveh

Ce n'est pas le pire

Arrou Mia

  06/11/2013

@ Géo locaux

que ce cheval-là parmi les faux-cialiste ou so-sionistes au choix.

Un gas qui refuse d’aller à la boucherie en Irak et renonce à son porte-feuille par conviction et pour désaccord politique ça se remarque.
Sa position sur la Syrie l’a également distingué, pas dans le cas du Mali.
La poire au jus de navet l’avait envoyé en mission en Russie pour évaluer un partenariat économique (pourquoi plus si on développe des affinités?)

Par ailleurs il faut être suicidaire pour aller au charbon dans les circonstances actuelles de décomposition avancée du shmilblick, mais certains ont la foi!