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Article : Max Nordau et l’art dégénéré du goy (1900)

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Permanence et changement

jc

  30/10/2018

La dégénérescence est un changement, la régénérescence aussi. Comment juger du changement -et donc du progrès- si tout est relatif, si rien n'est objectif*, si ce n'est par rapport à une permanence? Génération et corruption. Je suppose que nombre de philosophes se sont penchés sur la question.

Comment juger objectivement de la dégénérescence (ou non) d'une oeuvre d'art? Pour fixer les idées, comment -sur quels critères- Nordau aurait-il (a-t-il?) jugé le Balzac de Rodin -scuplture qui a défrayé en son temps la chronique artistique-?

D'abord quelques citations thomiennes pour planter le décor:

1. "Si la science progresse c'est en quelque sorte par définition. Alors que l'art et la philosophie ne progressent pas nécessairement, une discipline qui ne peut que progresser est dite scientifique. De là on conclura que le progrès scientifique, s'il est inévitable, n'est peut-être le plus souvent qu'illusoire."

2. "Ainsi la fonction originelle d'une philosophie de la nature** sera-t-elle de rappeler constamment le caractère éphémère de tout progrès scientifique qui n'affecte pas de manière essentielle la théorie de l'analogie."

3. "Qu'on le veuille ou non la Science est une entreprise dogmatique, puisqu'elle vise à susciter chez tout observateur la même réaction mentale en face d'un même donné scientifique, fait ou théorie."

4. "La science, actuellement, est une gigantesque industrie, dont le seul principe directeur est: "Tout ce qui peut se faire doit être fait." Il ne s'agit là -en fait- que de la poursuite du besoin exploratoire déjà présent chez l'animal."

5. "Le monde de l'analogie est un monde qui porte en quelque sorte son ontologie en soi."

6. "La théorie des catastrophes est, très vraisemblablement, le premier essai cohérent (depuis la logique d'Aristote), d'une théorie de l'analogie."


Nordau s'appuie donc sur la science de son époque -principalement celle de Morel et de Lombroso- pour développer son propos sur la dégénérescence de l'art à la fin du XIXème siècle. Il est intéressant de consulter l'article Wikipédia "Théorie de la dégénérescence" sur le sujet et de le confronter aux quatre premières citations ci-dessus. (J'y ai noté que Morel s'appuie sur le transformisme de Lamarck et que le rédacteur de l'article écrit plus loin: "Magnan est crédité de la formulation définitive de la théorie de la dégénérescence, celle qui remplace le transformisme de Lamarck par l'évolutionnisme de Darwin." Ainsi soit-il.)

Pour revenir à la question initiale de ce commentaire, question qui  concerne spécifiquement l'art, Thom a écrit un article (AL) qui, entre autres, propose une méthode d'interprétation des oeuvres d'art: "Local et global dans l'oeuvre d'art", méthode que l'on peut, je crois, qualifier d'objective si l'on accepte les citations 5 et 6 ci-dessus. Thom termine le chapeau du premier article par: "Je n'ai jamais entendu dire que cette méthode ait été pratiquée depuis par quelque critique d'art que ce soit. Sans doute a-t-on pensé, dans ce milieu, que l'effort nécessaire pour comprendre les bases de la méthode ne se justifiait pas en regard de ce que fournit la sensibilité artistique immédiate: opinion que, pour ma part, je me garderai bien de contredire."

Thom: "Peut-on fonder, pourrait-on rêver une théorie "scientifique" de l'esthétique? Or il se trouve que la théorie des catastrophes -vue sous son angle le plus général, le plus philosophique- peut jeter quelques lumières sur ce problème de la génèse de l'art; de ce point de vue -et fort impérialistiquement- je serais tenté de dire qu'il n'y a pas d'art catastrophiste opposé à un art qui serait, dirions-nous, continuiste ou apollinien, mais bien que, par essence, tout art est catastrophique!" (AL p.102)

Dans la conclusion du tome II de "La Grâce de l'Histoire" PhG consacre quelques paragraphes au Balzac de Rodin, oeuvre d'art qui n'a, pour lui, rien de dégénéré, loin s'en faut. Extrait: "Je connais des personnes qui considèrent que le Balzac de Rodin est informe et qui en restent là, et je peux parfaitement comprendre ce jugement; pour mon compte et tout au contraire, je crois distinguer dans cette informité apparente, ou cette apparence d'informité si vous voulez, une sorte de perfection de la forme qui est ainsi effleurée en vérité, à cause de cette mystérieuse dimension métaphysique de l'oeuvre." (p.407)

Ma compréhension de la théorie des catastrophes n'est pas assez assurée pour tenter de mettre en pratique la méthode d'interprétation proposée par Thom (d'autant plus que mon incompétence en art est totale).

Cependant, sur les modes "Ce n'est pas parce qu'on n'a pas grand chose à dire qu'il faut fermer sa gueule" et "Je me lâche" -merci à Internet-, je vois une sculpture comme une morphogénèse, c'est-à-dire comme une succession de formes où le sculpteur part de la glaise informe, en puissance, pour arriver à la statue finie, en acte (rien que de banal, donc, jusque là, sinon peut-être la dimension métaphysique qui apparaît avec la distinction puissance/acte). Avec son Balzac Rodin s'est pour moi arrêté à mi-chemin. Et je l'imagine même (Rodin) s'appliquant à ne rien perdre sur le chemin de la génèse de "son" Balzac, en équilibrant à chaque étape la perte de puissance par un gain équivalent d'acte, de même qu'un solide en mouvement sans frottement équilibre à chaque instant sa perte de potentiel par un gain équivalent d'énergie cinétique (principe de moindre action de Maupertuis). Formatage scientifique sans doute…


*: Nordau: "Le rhétoricien verbeux expose avec plus ou moins de grâce ou d'intelligence les impressions subjectives reçues des œuvres qu'il critique (...)."

**: dont Thom se revendique