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Article : Introduction: La souffrance du monde

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De Lucrèce, Auguste et Sénèque à aujourd'hui

Christian Steiner

  20/12/2009

Cher M. Grasset et chère équipe dedefensa,

Merci pour tout ce que vous mettez en ligne, merci pour le recul et « l’allant » que vous nous donnez ainsi, merci de permettre de mettre des mots sur ce qui n’est pas toujours évident d’exprimer et qui est au cœur de bien des choses aujourd’hui.

Je me permets de signaler une petite coquille dans votre texte magnifique texte d’introduction à « La grâce de l’Histoire ». Mes souvenirs de latiniste remontant à l’école, j’ai dû vérifier et il se trouve que la citation que vous attribuez d’une part à Sénèque, d’autre part à « La nature des choses », provient de Lucrèce, « De rerum natura », Livre III, vers 1053-1070.

Sénèque s’est lui aussi exprimé sur le taedium vitae (Eg. « Sénèque est l’auteur qui a le plus combattu cette désaffection profonde de la vie », nous apprend l’encyclopédie Agora, http://agora.qc.ca/thematiques/mort.nsf/Dossiers/Taedium_Vitae). Du coup, je me suis demandé pourquoi deux hommes ayant vécu à presque un siècle de distance (Lucrèce : c. 98 à c.54 av. JC ; Sénèque : -4 av. J.C. à 65 ap. JC) avaient décrit et peut être donc connu ce genre de sentiment, et pourquoi ce genre de sentiment s’est développé juste avant et au début de l’Empire romain, puisque l’un est contemporain de Jules César et l’autre celui d’Auguste, Claude et Néron, et non au moment de son déclin en Occident (IV è s. ap JC) comme l’on aurait pu s’y attendre a priori.

D’autres vieux souvenirs que j’ai dû raviver (et un intérêt pour l’Histoire que j’ai gardé, il est vrai, à côté de mon activité professionnelle de géologue) m’ont rappelé que ce laps de temps (toute fin du IIè siècle av. JC / début du Ier siècle ap. JC) recouvre le moment dramatique de la faillite de la République Romaine, les guerres sociales et civiles, la nécessité que César avait peut être comprise de transformer la République en autre chose, puis l’étrange nostalgie et dépression (et le quasi cloîtrement où il se réfugia) dont souffrit le premier Empereur sur la fin de sa vie… Comme si après avoir « pacifié » et restructuré politiquement et administrativement ce qui est devenu l’Empire Romain, mais là j’interprète déjà, Auguste avait compris que le reste de l’activité politique serait dorénavant tournée vers des guerres et des conquêtes extérieures jusqu’à plus fin (ou jusqu’à la fin précisément) (conquête de Bretagne, guerres contres les Germains, les Parthes etc.).

Certains historiens (et là je ne me rappelle malheureusement plus où j’ai lu ou entendu cela) ont également fait l’hypothèse, et on y retrouvera un lien avec le taedium vitae, que cette période de plus d’un siècle de guerre civile, de luttes intestines et partisanes pour le pouvoir – des Gracques à Octave et Antoine en passant par les guerres sociales, la disparition des « petits » plébéiens (donc la disparition du « peuple » des paysans-soldats, la déstructuration de la société romaine première), Marius et Sylla, Pompée et César, la révolte de Spartacus etc., etc.  , a tellement ravagé l’entier du pourtour de la Méditerranée et conduit tous les acteurs à une telle fatigue, que c’est cet état d’épuisement général qui permit l’instauration de l’Empire, comme si chacun (y compris les « alliés » hispaniques, égyptiens, hellènes et tous les autres habitants de la Méditerranée impliqués) abandonnait finalement ce pourquoi il avait lutté.

C’est ainsi que vers l’an 27 av. J.C., parmi toutes les fonctions que le « premier des citoyens » assumait (religieuse, économique, civile au sens des affaires de la ville, et militaire), la principale et quasi exclusive était dorénavant celle d’imperator, de détenteur de la puissance militaire et « commandant en chef » des armées   au point qu’elle donnât le nom et la structure à l’organisation de l’Empire. On peut alors s’imaginer le sentiment d’échec – et le sentiment de tragique démultiplié – que des personnes éduquées dans « l’idéal de perfection » (Auguste, Sénèque – éducateur de Néron) devaient ressentir face à la quasi nécessité où ils se trouvèrent de céder, d’acquiescer même, au moment de ce passage à l’Empire, à « l’idéal de puissance » …
Ces hommes devaient donc en souffrir plus que quiconque, au moment même de ce qu’on perçoit aujourd’hui comme étant l’apogée de l’Empire et de la Pax Romana (le Ier siècle ap. J.C.). Leurs successeurs seront eux rapidement bien trop occupé, durant les trois siècles suivants, à gérer comme ils le pouvaient le legs de cette transformation, à batailler et ferrailler sans fin sur le limes, pour se payer le luxe d’éprouver ou de s’interroger sur ce genre de sentiment et de s’occuper de pareilles questions « métahistoriques ».

Le plus étonnant peut-être, c’est la permanence malgré tout, la résistance même, de cet « idéal de perfection », véhiculé par l’éducation et la culture, dans une structure impériale qui semble plus soumise aux principes de « l’idéal de puissance » qu’autre chose… (Signe probablement que cet « idéal de perfection », reçu des Grecs, a abreuvé des racines similaires chez ces paysans-soldats débattant sur le forum que furent les premiers romains).

Voilà. Excusez moi de ce bavardage qui ne se voulait que questionnement et tentative de réponse à la lumière de vos outils (taedium vitae, idéal de puissance vs idéal de perfection), et merci encore pour ce texte sur la souffrance des individus et de la civilisation, qui trouve en moi des résonances profondes, existentielles – que ce soit en terme de souffrance, de gai savoir, de navigation et de boussole.

Meilleures salutations

BONNE ANNEE

Bogiidar

  24/12/2009

Cher DEDEFENSA,
Je vous souhaite un joyeux Noël et une très bonne Année 2010.
Allons ! Accrochons nos ceintures, le ravin n’est plus très loin ;-)
Dans l’espoir que vous puissiez continuer à porter l’étendard le + longtemps possible .
Cordialement,
Bogiidar

taedium et erratum

Christian Steiner

  10/02/2010

Je m’aperçois qu’en voulant interpréter le taedium vitae décrit par Lucrèce, par le passage de la République Romaine à l’Empire Romain et celui, concomitant, de « l’idéal de perfection » à « l’idéal de puissance » [mon post du 20 décembre 2009 sur La souffrance du monde, chapitre introductif de La Grâce de l’Histoire], j’ai fait un grossière erreur. Si l’on ne peut revenir sur le fait que le taedium vitae a saisit Lucrèce et ses contemporains dans cette période très troublée précédant l’Empire (la guerre civile d’un siècle, de -130 à -30), on ne peut par contre pas attribuer aussi sommairement que je l’ai fait « l’idéal de perfection » à la vielle République pré-impériale et « l’idéal de puissance » à l’Empire Romain. A relire Lucien Jerphagnon et son “Histoire de la Rome antique. Les armes et les mots” (Tallendier, 1987), ce serait même le contraire.

Je me tais donc et laisse la parole à M. Jerphagnon, dans l’opus cité (4ème édition, Hachette Littératures, 2002, pp. 199-201) :

      « L’usage d’un concept n’est jamais axiologiquement innocent. Je veux dire que tous sont porteurs de valeurs ou de contre-valeurs dont nous les revêtons traditionnellement, et donc d’une importante charge affective. Si un Français parle de République, il pense à l’histoire de France. Il oppose donc « République » à « Royauté » et sauf à être royaliste, il pense « progrès » d’un régime à l’autre. (…) Autrement dit, pour le Français moyen, la République, puisqu’elle est le gouvernement du peuple par le peule (d’aucuns nuanceront), est nécessairement plus démocratique que l’Empire – et là, il pense à napoléon Ier ou III. Seulement, si ledit Français moyen s’avise de transposer ces certitudes-là en histoire romaine, cela ne va plus du tout. D’abord, ce que nous avons vu de la République romaine n’a rien de très démocratique au sens où nous l’entendons. On peut écrire partout en grosses lettres S.P.Q.R et tout mettre au nom « du Sénat et du peuple romain »  on sait bien que le peuple se réduit en fait à une oligarchie richissime qui fait la pluie et le beau temps. Que cette poignée de notables pille gaillardement et sans contrôle les provinces que lui confie la Respublica comme autant de fromages. (…) On peut alors être tenté de penser en toute innocence : si la République était ainsi, que sera-ce de l’Empire ?

      » Or précisément, c’est là qu’est l’erreur. Et d’abord parce qu’à Rome, rien n’a jamais été ni ne sera démocratique au sens égalitaire où nous entendons habituellement la chose, ni la République ni l’Empire. Et d’une. Mais de plus, d’un « régime » à l’autre, on s’avise qu’il y a bel et bien progrès, mais il ne va pas dans le sens que nous attendons. Tant pis s’il nous faut renoncer à un dogme, et constater qu’un Empire se montre plus « progressiste », pour parler le beau langage, qu’une République ! Car sous l’Empire, cette « République-sous-une-autre-forme » qui régit Rome et ses provinces à partir d’Octave, le pouvoir discrétionnaire détenu sur tout absolument par une poignée de très haute familles – ce pouvoir va être à tout le moins un peu mieux, un peu moins mal contrôlé. N’importe qui, dès lors qu’il est puissant, ne pourra plus faire n’importe quoi du moment que cela l’arrange – et notamment rançonner les provinciaux dont il a le gouvernement. Il lui faudra rendre des comptes à quelqu’un, et cet un qui siège à Rome n’est pas forcément distrait, ni très arrangeant. La législation tiendra progressivement un plus grand compte de la dignité des êtres humains. Et la philosophie y sera du reste pour beaucoup. Le petit peuple sera plutôt mieux traité. Un jour – encore lointain – viendra où tout le monde sera citoyen romain [ndlr : en 218 de notre ère]. Ah ! si Caton l’Ancien l’avait su… On s’avisera même que les esclaves ont une âme, comme tout le monde (Ô Caton, encore une fois !) et qu’on ne peut pas, qu’on ne doit plus, les tuer si l’envie vous en prend et si l’on juge que cela en vaut la peine. L’ordre régnera plus sérieusement sur terre et sur mer, plus durablement surtout qu’au temps où Rome et ses provinces étaient l’enjeu d’ambitions rivales, et où les comptent se réglaient avec des procédés de mafiosi.

      » De tout cela nous verrons les preuves à mesure que nous avancerons dans ce récit. On en trouvera déjà une dans les cris d’orfraie que ne tarderont pas à pousser – d’ailleurs en vains – les aristocrates dépossédés de leur royauté républicaine, qu’ils confondent avec « la Liberté ». Le mot leur fond dans la bouche comme une friandise, et ces nobles accents risquent d’évoquer pour nous les revendications de 1789, ou les gémissements des opprimés sous quelques dictatures. Erreur ! Car la « Liberté » dont ces nobles cœurs pleurent si éloquemment la perte, c’était celle de faire sans contrôle aucun ce qui leur plaisait, et à eux seuls. Nous reviendrons là-dessus tout à loisir.

      » Cela dit, n’allons pas non plus en conclure que, passant sous le gouvernement d’un seul, les Romains accèdent à l’age d’or, même si la propagande impériale veut le faire croire. La structure de la société restera sensiblement la même : il sera toujours meilleur d’être riche que d’être pauvre. Simplement, la richesse ne donnera plus automatiquement tous les droits. »

Dont acte. (Pour moi et mon erreur d’interprétation ; pour la « Liberté » qui n’est souvent que le masque pour la licence, aujourd’hui encore ; pour les droits que donnent ou pas la richesse – plus d’actualité que jamais).

Mais tout cela laisse intact la question du pourquoi de ce sentiment de taedium vitae qu’une certaine partie de la population (celle qui pouvait se rendre à cheval à sa villa en campagne) a ressenti dans cette première partie du premier siècle avant notre ère.

Retour en amont donc, à cette époque où tout bascule pour la petite république du Latium et ses fiers soldats paysans : au lendemain de la victoire définitive sur Carthage (-200), Rome se transforme en une « République impérialiste » comme le dit Jerphagnon, dans l’acceptation actuelle du terme pour le coup, c’est-à-dire « qui s’étend territorialement par la conquête militaire et la domination ». Et de quelle manière ceci fut mené : poussé vers cette expansion militaire par une dynamique qui lui échappait largement, une expansion militaire anarchique irrésistible qui fut le fait d’initiatives privées et intéressées de cette « poignée de notables [qui] pille gaillardement et sans contrôle les provinces que lui confie la Respublica comme autant de fromages », « avec des procédés de mafiosi » et mackée avec des affairistes de tout poils (instaurant un véritable racket des provinces battues, une espèce « d’économie de force », y compris dans les anciens centres de culture admirés comme la Grèce), la puissance, la richesse et la violence appelant encore plus de puissance, de richesse et de violence ; une escalade qui culmina dans cette guerre civile qui, après avoir ravagé de manière odieuse l’Italie entière (les épisodes de Marius et Sylla), ravagea tout le bassin Méditerranéen (-130-30). C’est peut-être, et c’est ma nouvelle hypothèse, dans ce mouvement qu’il faut y voir l’intuition d’avoir succombé à quelque chose qui ressemblait à « l’idéal de puissance », ou du moins le sentiment que tout ceci ne correspondait plus tout à fait à un certain « idéal de perfection » en train de se constituer… ergo la source du taedium vitae qui affecta les Romains à cette époque.

Par contraste, la période « impériale » ouverte par Octave, la restauration post-guerre civile de la « République-sous-une-autre-forme », pu de fait être vécu comme un progrès moral et matériel, le retour à certaine paix, un certain développement culturel et urbain, politique et juridique, éducatif et une certaine police des mœurs et des comportements, dans tout le bassin méditerranéen et dans toutes les provinces, d’Afrique du Nord au delta de l’Escaut, du Tage au Danube. Source de cette tradition et culture qui donnera cet « idéal de perfection » dont hériteront les pays latins.