Washington et l'hypothèse du “putsch”

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Washington et l'hypothèse du “putsch”

2 octobre 2007 — Décidément, l’article de Glenn Greenwald, de Salon.com,à propos duquel nous faisons un commentaire dans notre Bloc-Notes du jour, nous a alertés. Pourquoi? Parce qu’il introduit des éléments nouveaux dans la situation de ce qu’il faut bien appeler désormais, — comme s’il s’agissait d’une situation presque institutionnalisée, — l’opposition des militaires US à la guerre.

Pour ce que nous nommerions “l’atmosphère”, d’abord, lorsqu’une journaliste comme Dana Priest (citée par Greenwald) nous dit, à propos d’une guerre contre l’Iran: «Frankly, I think the military would revolt and there would be no pilots to fly those missions. This is a little bit of hyperbole, but not much.» Vous comprenez que c’est le “This is a little bit of hyperbole, but not much.” qui nous impressionne (l’évocation d’un refus d’obéissance de pilotes à l’ordre d’attaquer l’Iran, “c’est un peu une image mais à peine”). Il s’agit de l’évocation d’une situation concrète précise, une situation de refus d’obéissance, absolument extraordinaire pour l’image que nous avons des USA. (Mais certains échos autour de l’affaire du B-52 font penser qu’un tel état d’esprit existe chez certains militaires US.)

Pour les faits concrets ensuite, avec l’audition du général Casey au Congrès le 26 septembre et ce que Priest et Greenwalde nous en disent. Il s’agit d’un point très important, susceptible d’indiquer un changement fondamental de la situation à Washington, dans l’évaluation que nous en faisons. En quelque sorte, le témoignage de Casey constituerait, dans l’interprétation que nous pourrions en faire, le début d’une sorte d’institutionnalisation de l’opposition des militaires à la guerre.

Ajoutons, pour renforcer cette thèse, que l’amiral Mullen a pris hier ses fonctions de président du Comité des chefs d’état-major (Joint Chiefs of Staff, ou JCS). Il est de notoriété publique que Mullen n’est pas favorable à la guerre; il représente la Navy, l’arme la plus défavorable à la guerre… Voilà donc un nouveau président du JCS, avec la réputation et l’autorité intactes comme tout chef en début de mandat, en place au sommet des forces armées au moment crucial qu’on connaît, lui-même avec une opinion défavorable sur la guerre. Il ne nous paraît pas indifférent, ni un hasard en fait, que Casey ait parlé devant le Congrès quatre jours avant l’entrée en fonction de Mullen. Il nous semble logique de faire l’hypothèse que les deux événements ont été coordonnés.

“Impossible” ou “impensable”?

… D’autre part, l’image de Priest n’est-elle pas dépassée? Ce qui veut dire ceci: les pilotes auront-ils à refuser un ordre si cet ordre ne leur est pas transmis? Ou encore : le refus d’obéissance ne va-t-il pas se situer en amont, au niveau des chefs refusant de donner l’ordre d’attaque à leurs troupes? … Refuser un ordre de leur commandant en chef, le président?! Nous dramatisons, bien sûr, — mais à peine. «This is a little bit of hyperbole, but not much.»

Avançons dans notre hypothèse, car il s’agit d’hypothèse, de pure spéculation. Ce qui semble se passer, selon notre appréciation, est ceci, — un changement de nature de l’opposition des militaires. Jusqu’ici, on pouvait sentir les militaires divisés. On connaît l’ordre de bataille: la Navy franchement contre, avec l’Army assez proche d’elle, l’Air Force plutôt favorable. Nous en parlions encore, le 30 septembre. D’autre part, l’affaire du B-52, avec tous les troubles qui l’entourent, semble montrer qu’il existe une opposition au sein de l’USAF, au moins spontanée, à une aventure iranienne.

Justement, les bruits de l’aventure iranienne semblent se préciser ici et là. L’article d’hier de Seymour Hersh dans le New Yorker en rajoute là-dessus. Dans ce cadre de la montée de la tension, alors que l’opposition d’une grande partie des militaires se précise, que peut-il se passer? Un réflexe corporatiste (outre d’être patriotique dans le chef de ceux qui l’ont, à leur estime), qui est de dire: il faut rassembler l’institution militaire, il est impossible de laisser se créer une division en son sein. Les militaires forment un centre de pouvoir puissant à Washington, à l’heure où il n’existe plus de pouvoir central suprême digne de ce nom, où tout se joue dans les rapports de force entre les différents centres. Les militaires répondraient à l’évidence de leurs intérêts; plus que jamais ils doivent rester unis, et cela signifie aujourd’hui se rassembler en cas de nécessité autour de l’option du refus d’obéissance, implicite ou explicite c’est selon. Certes, cette hypothèse est un gouffre, mais elle est à l’image de la potentialité explosive de la situation washingtonienne.

Dans le cas que nous envisageons, l’USAF serait priée de laisser de côté ses velléités bellicistes et le JCS devrait se regrouper autour de son nouveau président, l’amiral Mullen, pour présenter un front uni. Les militaires seraient donc prêts à tout, d’une manière institutionnalisée qui sauve l’unité de l’armée, — prêts à tout, donc prêts au refus d’obéissance? Est-ce l’hypothèse de la sédition?

Nous partageons l’essentiel des remarques faites au cours de cette intéressante “table ronde” de janvier 2006, autour du thème «American [military] coup d’Etat», que nous avons mis en ligne le 28 septembre dans notre rubrique Notre bibliothèque. L’hypothèse d’un coup d’Etat au sens classique à Washington nous paraît effectivement si improbable, notamment parce que la structure du pouvoir ne s’y prête pas, qu’elle nous paraît impossible. (Mais ne faut-il pas dire plutôt “impensable” qu’“impossible”? Il y a une grande nuance; c’est une question de psychologie, parce que nous ne concevons pas une chose, plutôt que le cas d’une situation jugée impossible. Nous sommes tous victimes de la réputation de vertu démocratique de la Grande République lorsque nous parlons d’une chose “impensable”.) D’autre part, l’hypothèse que nous évoquons n’est pas vraiment celle d’un putsch, puisqu’il n’est question que d’un refus, qui peut n’être qu’implicite ou dit avec la voix douce et le geste tendre; d’autre part encore, la situation aujourd’hui à Washington n’a pas de précédent.

… “Pas de précédent”? Et le Vietnam? Dans son livre Four Stars, dont nous avons fait une recension, Mark Perry avait apporté une révélation: «L’une des principales révélations du livre de Perry concerne la période du Viet-nâm. Il révèle qu’en 1967, le JCS envisagea une démission collective pour protester contre la stratégie suivie au Vietnam, mais recula au dernier moment, estimant que cette décision serait appréciée comme “une tentative de coup d’État”.» On voit que l’hypothèse que nous évoquons pourrait être exactement l’inverse: un JCS restant en place et s’insurgeant contre son commandant en chef. Pourquoi cette hypothèse (bien qu’une démission collective puisse aussi être envisagée)? La différence trouve sa justification dans l’extraordinaire affaiblissement du pouvoir civil par rapport à 1967. Une démission collective aujoiurd'hui placerait Washington dans une situation de faiblesse structurelle sans précédent, c'est-à-dire une situation dangereuse. D'autre part, si les militaires étaient amenés à prendre position en refusant un ordre d’attaque du président, ils provoqueraient de facto une vacance du pouvoir civil tant celui-ci ne tient plus qu’à un fil dans ce qui lui reste d’autorité, — et ce fil est militaire, il passe par son autorité sur les militaires, — et l’hypothèse évoquée pulvérise cette autorité.

Dans ce cas, dans le pays où il ne peut y avoir de coup d’Etat militaire, la situation y ressemblerait diablement… Bon, tout cela revient à envisager l’extrême de l’hypothèse, sans doute par goût du sensationnel, et sans doute est-ce une hyperbole. Au reste, dans ce pays où l’apparence, les formes, les constructions conformistes sont d’une force telle qu’on a pu concevoir le virtualisme, une sédition peut avoir lieu sans être à proprement parler séditieuse. Peut-être y sommes-nous déjà, d’ailleurs, puisqu’il suffit de remplacer “sédition” par l’expression vertueuse et quasiment démocratique “opposition des militaires”.

• N’y sommes-nous pas déjà lorsqu’on observe le comportement de l’U.S. Navy, de l’amiral Fallon et de leurs porte-avions?

• N’y sommes-nous pas déjà si nous revenons à la confirmation par Hersh du basculement du projet d’attaque? Certains présentent ce basculement comme une victoire des militaires et un recul de la Maison-Blanche. Ainsi l’ancien officier de la CIA Philip Giraldi, cité aujourd’hui par The Independent :

«Earlier this summer, according to Mr Giraldi, the Pentagon, acting under instructions from Vice-President Dick Cheney, tasked Strategic Command to draw up a response to another 9/11-type terrorist attack on the US. “The plan includes a large-scale air assault on Iran employing both conventional and tactical nuclear weapons,” said Mr Giraldi.

»That may now have changed, in part because of opposition within the military. “A number of senior air force officers involved were appalled at the implications of what they were doing ... that Iran was being set up for an unprovoked nuclear attack,” said Mr Giraldi. None were prepared to object and damage their career, he added.»

… Si l’on comprend bien ces remarques, alors qu’en juin aucun de ces officiers généraux impliqués dans la planification de l’attaque massive «[was]prepared to object and damage [his] career», — ce ne serait plus le cas aujourd’hui.

En conclusion, une question: vraiment, où se trouve la vraie crise, à Téhéran ou à Washington? Les Russes, qui ont certainement la vision la plus claire des événements, préfèrent pour l’instant ne pas affronter trop nettement Washington dans le champ diplomatique parce qu’ils sont persuadés que ce n’est plus qu’une question de temps pour que de graves événements politiques internes affectent l’équilibre du système à Washington. Les Russes ont l’expérience (la chute de l’URSS). En attendant, quelqu’un aurait-il l’amabilité de signaler à nos brillants dirigeants européens qu’il se passe quelque chose à Washington D.C.?