Vieillerie à méditer

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Vieillerie à méditer

Au cours de son introduction à l'œuvre de Jean Genet, Jean-Paul Sartre est conduit à examiner la logique des “fausses unités”. Il s'agit dans ce cas des sociétés criminelles mais le tour général de l'analyse fait qu'on peut s'interroger sur sa pertinence pour d'autres ensembles : nos sociétés hyper-individualistes, bien sur, qui sont d'ailleurs si obsédées d'images de la pègre qu'elles semblent se rêver en sociétés criminelles réussies, mais aussi tout ensemble en voie de désagrégation, scénario d'avenir semble-t-il.

«Platon nous l'expliquait déjà : dans La République une société d'injustes ne peut avoir d'efficacité qu'elle n'observe, du moins en elle même, les règles de la justice :

»“... Ces injustes ne sont capables en rien d'agir en cohésion les uns avec les autres... Si l'on parle cependant d'hommes qui tout en étant injustes ont pratiqué, en cohésion les uns avec les autres, une solide communauté d'action, en disant cela on n'exprime pas pleinement la vérité, car ils ne se seraient pas épargnés mutuellement s'ils avaient été intégralement injustes; il est au contraire manifeste qu'ils avaient en eux une certaine justice dont l'effet simultané était que, les uns du moins à l'égard des autres, ils s'abstenaient décidément de l'injustice, tandis qu'ils la pratiquaient contre leurs adversaires.”

»D'où il conclut, bien entendu, que l'injustice radicale est radicale impuissance : “Ceux qui sont des méchants complets et des injustes en perfection sont, à la limite, incapables d'agir.” Mais il ne nous convainc pas parce que son argumentation demeure trop abstraite, trop purement logique. S'il avait pris la peine de considérer la pègre de son temps, il aurait vu que les sociétés d'injustes peuvent garder un certain efficace dans des entreprises de destruction pourvu seulement qu'elles soient habitées par une apparence de justice. Mais cette justice trompeuse est elle-même la pire des injustices.

»Il a raison de dire que la société des injustes serait radicalement pulvérisée si l'injustice se manifestait à visage découvert et se dénonçait d'elle-même comme pratique universelle : car elle ne supporte pas l'universalisation. Mais l'injustice avouée n'est pas, contrairement à ce qu'il pense, la suprême injustice : puisqu'elle se déclare, du moins contient-elle un peu de vérité.

»La pire est la mieux cachée : elle se soucie fort peu d'être portée à l'universel, attendu qu'elle réclame en secret d'être l'unique exception à la règle. Cette règle, l'injuste réclame que les autres l'observent entre eux et tous vis-à-vis de lui, car il a besoin d'un certain ordre extérieur pour pouvoir agir; et s'il ne s'y conforme pas en réalité, du moins fait-il semblant de s'y soumettre, pour inciter les autres à y obéir et pour mieux les tromper, mais aussi parce qu'il aime la communauté criminelle et qu'il lui plaît d'en faire partie. Et il sait bien sans doute que sa soumission apparente aux rites communs ne lui confère qu'un apparent droit de cité dans cette société; mais ce faux-semblant lui suffit : mieux, c'est cela qu'il recherche, car il est dans l'essence du méchant de préférer le reflet à l'être et l'image diabolique à la réalité. Étrange société où chacun garde les dehors de l'ordre à la fois par amour et pour mieux atteindre au désordre final. Mais, précisément à cause de cette hypocrisie, elle présente une apparence de mœurs et de régularité, des valeurs, des rites, des interdits. Et cette apparente justice, imitation diabolique de la vraie, tout entière issue du désir de mal faire, suffit à assurer l'efficace d'une entreprise commune, pourvu que celle-ci vise à détruire. Un chef qui ne sera qu'un fantôme de chef commandera à des soldats fantômes qui ne lui obéiront que pour mieux le perdre; il le saura sans le dire et feindra d'être chef pour pouvoir ramasser le magot et s'enfuir au bon moment. Il n'en faut pas plus pour accomplir un “casse”, une effraction, un cambriolage : car la trahison est préparée de loin, longuement méditée et, pendant qu'on l'organise, on observe d'autant mieux la discipline qu'on est plus sévèrement astreint à donner le change; au lieu qu'il suffit de quelques heures pour agencer un coup de main.

»Platon, mieux inspiré, a montré un jour que la négation totale de l'unité exigeait et produisait une sorte d'unité cauchemardesque : “Par groupes de plusieurs... toutes autant qu'elles sont, à l'égard les unes des autres, elles seront autres; une par une en effet il n'y aurait pas moyen, puisqu'il n'y a point d'un. Mais chez elles, à ce qu'il paraît, la singularité d'une masse est infinie pluralité et, en prît-on ce qui semble être le moindre morceau, tel un songe dans le sommeil, c'est plusieurs qu'il apparaît instantanément au lieu d'un qu'il semblait être.”

»Le plus petit morceau est plusieurs, mais, inversement, la plus nombreuse pluralité semble être une. Car le multiple exige des individualités tranchées qui s'opposent franchement les unes aux autres : le monde de la pluralité, c'est le monde de l'atome ou, dans le domaine social, celui de la brutalité. Faire des individus le siège d'une unité indivisible, c'est restaurer d'une main ce qu'on détruit de l'autre et, dans le cas qui nous occupe, c'est refuser l'unité à l'univers social pour la découvrir dans l'intimité des consciences individuelles. Mais, dans la négation absolue de l'unité, l'individu lui-même, autre que tous les autres, est autre que soi dans sa propre conscience; ainsi n'a-t-il plus assez de forces pour s'opposer vraiment à tous et engendrer une vraie pluralité anarchique. Unité et multiplicité disparaissent ensemble, leurs spectres demeurent et chatoient à la surface de l'être : pas d'unité, ça veut dire l'unité partout et de n'importe quoi avec n'importe quoi; l'être se présente par énormes et massifs ensembles; mais cette grande apparence s'effondre dès qu'on y porte la main, pour renaître ailleurs, toujours ailleurs. L'absence d'unité c'est l'apparence jouant à être, c'est l'unité devenue un mal : telle est la société des voleurs, tel est le voleur en lui-même; s'il s'applique à ressentir, à vivre son appartenance à la communauté, l'illusion se dissipe, il est seul; mais s'il veut tirer les conséquences de sa solitude et poursuivre ses fins propres, il est hanté par son unité insaisissable avec la société sacrée.»

Sartre, Saint Genet, comédien et martyr.

GEO

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