Vers un national-technologisme

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Vers un national-technologisme

Des commentateurs naïfs s'étonnent, parfois s'inquiètent, de ce qu'ils ressentent comme une chute prochaine de l'Empire américain. Celui-ci, qui a globalement dominé le monde depuis la deuxième guerre mondiale, serait selon certains symptômes en train de s'effondrer. Non seulement des empires nouveaux sans complexes sont en train de se mettre en place, à l'exemple de la Chine, mais le Système politico-économico-militaire qui assurait jusqu'ici la domination américaine, aurait atteint ses limites d'efficacité 1). On observerait à cet égard des signes convergents: difficultés qu'éprouve le Pentagone à maintenir ses unités militaires en état opérationnel et surtout à financer de nouveaux systèmes d'armes mieux adaptés aux conflits modernes, batailles apparemment suicidaires entre forces politiques au Congrès et dans le pays, effondrement de l'image présidentielle jusque là dernier recours pour sauver la cohésion nationale.

Au delà de cela, l'incapacité persistantes des forces de l'économie réelle, c'est-à-dire des grandes entreprises industrielles, à maintenir des investissements et de l'emploi sur le territoire américain, génère des ferments de révolte dans les populations. Cette révolte s'exprime en particulier à l'égard des institutions politiques incapables de mettre à la raison les spéculateurs de l'économie virtuelle, autrement dit, pour simplifier, Wall Street. Elle pourrait générer à terme de véritables guerres civiles internes et externes, sans doute d'un type nouveau, mais tout aussi dangereuses pour la survie des maîtres actuels du Système.

Or nous voudrions ici dénoncer l'aveuglement de ceux qui décrivent, pour s'en réjouir ou pour s'en inquiéter, l'affaiblissement sinon la disparition annoncée de l'Empire américain, sous la forme du Système que nous venons de décrire. Il s'agit d'un aveuglement face à l'évolution technologique (que nous dirions anthropotechnologique) dont ils ont pourtant sous les yeux de nombreuses preuves. Ils ne savent pas les voir ou ils ne savent pas les interpréter. Le système américain de domination, pour simplifier, repose sur deux facteurs qui se conjuguent. L'un est de nature anthropologique: un très fort sentiment de patriotisme national, empreint d'un très fort sentiment de supériorité. Plus les épreuves s'accumuleront, plus ce sentiment devrait se trouver renforcé. L'autre facteur est de nature technologique: les Américains ont toujours dominé, et continuent à le faire, les technologies de l'information en réseau. Ils y consacrent toujours plus de moyens, tant au plan de la recherche fondamentale qu'en ce qui concerne les applications sociétales. Ces deux facteurs conjugués donnent et donneront aux maitres du Système tous les leviers nécessaires pour protéger et étendre les pouvoirs de ce dernier. Le reste du monde, trop divisé, trop mal armé technologiquement, ne pourra pas s'y opposer.

C'est ainsi que de nouveaux outils de contrôle des populations, non seulement au plan des comportements économiques mais en ce qui concerne la sécurité et la défense, se mettent en place à grande vitesse, dans l'indifférence du grand public fut-il américain. Si cette mise en place apparaît en partie spontanée, sur le mode viral, elle est cependant encouragée par les maitres du Système. Ils comptent ainsi, face aux abandons de souveraineté qu'ils doivent par ailleurs consentir, se donner de nouveaux pouvoirs qui seront sans doute bien plus efficaces que les précédents.

Quelques exemples

En voici trois exemples parmi de nombreux autres. Seule la cécité technologique empêche de les voir ou de les prendre au sérieux.

1. Il existe dorénavant aux Etats-Unis une agence dite Intelligence Advanced Research Projects Activity (IARPA) placée sous la tutelle du Director of National Intelligence (les maîtres-espions et contre-espions). Elle est chargée, comme sa grande soeur la DARPA, (Defense Advanced Research Projects Agency, sous la tutelle du Department of Defense), de financer tous azimuts les projets de recherche pouvant intéresser les domaines de souveraineté dont elle a la charge. Dans le vaste secteur des technologies intéressées se trouvent les innombrables objets mobiles en réseau utilisés par les entreprises et les particuliers. (Un article de Nic Fleming dans le NewScientist du 30 juillet 2011, p. 45, « Smartphone surveillance: The cop in your pocket ».)

Dans un premier temps, outre un usage directe par les forces de l'ordre, de tels objets pourront permettre à celles-ci d'équiper des citoyens volontaires pour aider la police dans ses tâches, sur le modèle des groupes dits de Voisins-Vigilants qui commencent à se répandre en France. Mais très vite les pouvoirs civils et militaires auront la tentation, soit d'enrôler à leur insu les utilisateurs de mobiles en les transformant sans qu'ils s'en doutent en agents de surveillance, soit de recruter des groupes d'auto-défense de plus en plus nombreux, à qui ils délégueront des fonctions de contrôle régalien, en renonçant à en assurer eux mêmes la responsabilité. Par ailleurs de nouvelles générations de systèmes interconnectés intelligents capables de décider eux-mêmes ce qu'ils doivent contrôler sont par ailleurs depuis longtemps en cours de développement, comme nous l'indiquons dans le 3. ci-dessous. Ces systèmes agiront dans le cadre de délégations de pouvoir très larges, qui leur laisseront un grand champ d'initiative et donc d'abus collatéraux.

Inutile de préciser que les applications dites de détection de la criminalité (“crime detection apps”) pourraient parfaitement être utilisées pour détecter les activités jugées “non conformes” par un pouvoir quelconque. Elles le sont sans doute déjà parfois. Ceci d'autant plus qu'elles font appel à des logiciels de plus en plus évolués que les simples citoyens ont du mal à comprendre et maîtriser. Le Foresight Institute qui en principe veille à la démocratisation de la société technologique, notamment dans le domaine des nanotechnologies, s'en préoccupe. Il recommande de réaliser des dispositifs en open-source donnant à chacun la compétence nécessaire pour contrôler l'usage civique de ces outils. Mais il y aura toujours une grande différence entre ce qu'inventeront des chercheurs bénéficiant de contrats de défense et sécurité richement dotés et des amateurs, fussent-ils animés d'un zèle citoyen hors pair.

2. Un article du politologue de tendance conservatrice moderniste Timothy Garton Ash (Cf Le Guardian du 3 août 2011) propose une sorte de coup d'Etat démocratique pour sortir de l'affaiblissement du pouvoir fédéral du aux luttes entre Républicains, Démocrates et représentants du Tea Party, que le pauvre Obama s'est révélé incapable d'arbitrer. Pour cela, un dispositif technologique dont un prototype est déjà en état opérationnel pourrait faire l'affaire. Il s'agirait de remplacer les procédures électives actuelles par un système de vote électronique national qui désignerait un ou deux hommes providentiels susceptibles de sortir l'Amérique de son actuel bourbier politique. Il n'y aurait là rien de plus démocratique. Le système s'appelle Americans Elect et il est promu par le millionnaire philanthrope (?) Peter Ackerman. Ses inventeurs affirment que les citoyens-électeurs seraient assez conscients des intérêts de la nation et de l'Empire pour choisir les personnalités les plus aptes à l'exercice du pouvoir suprême. En douter serait sans doute faire injure au sens élevé de la responsabilité qui caractérise le citoyen américain.

Significativement cependant, Timothy Garton Ash indique, pour s'en féliciter, que Americans Elect pourrait par exemple désigner deux personnes dont les références démocratiques sont selon lui incontestables: le maire de New-York Michael Bloomberg (dont nul n'ignore les côtés sulfureux) et le général David Petraeus, actuel responsable de la CIA. Les Européens ayant un minimum de culture historique ne douteront pas que, sous couvert de modernité technologique, un tel système serait suffisamment manipulable pour porter au pouvoir des apprentis dictateurs. La préparation d'un véritable coup d'Etat, sur le modèle illustré par Napoléon le second, Mussolini et Hitler, pourrait ainsi se dissimuler sous l'apparente neutralité de la technologie. Le projet Americans Elect n'ira sans doute pas très loin dans l'immédiat, mais qu'il puisse être envisagé sans inquiétude par des esprits sérieux, dans des journaux eux-mêmes sérieux, en dit long sur la corruption des esprits résultant des nouveaux mariages entre les technologies de pointe et une course au pouvoir remontant à la plus haute antiquité.

Il faut remercier à cette occasion Philippe Grasset d'avoir signalé et commenté avec sa pertinence habituelle cet article significatif (le 4 août 2011).

3. Pour terminer, nous citerons ici les extraits d'une correspondance reçue de notre ami Alain Cardon, dont nos lecteurs connaissent les compétences poussées en matière de conception de systèmes autonomes intelligents en réseau, dits aussi co-activés (voir notre article présentant le dernier ouvrage d'Alain Cardon et discutant du concept de processus co-activés). Dans la correspondance citée, Alain Cardon nous écrit: «Il existe des études en cours, que connaissent les spécialistes, résolvant l'autonomie des systèmes utilisant des composants électroniques et des processeurs pour contrôler des mécanismes quelconques. C'est assez profond car il faut redéfinir les notions d'autonomie, de proactivité et de coactivité pour qu'elles soient scientifiquement exploitables, c'est-à-dire mesurables. Cela permettra de faire se relier tout ce qui dispose d'un processeur, pour générer automatiquement des systèmes de systèmes de niveau méta, sans aucune intervention humaine. Ils géreront en priorité les activités humaines.»

De tels processus vont dans le sens de la réalisation de systèmes d'armes autonomes avec intentions propres et de l'intégration des systèmes de surveillance multi-domaines. C'est pour cette raison que les études les concernant ne souffrent aucunement de la baisse des crédits fédéraux imposée par ailleurs en ce moment aux Etats-Unis. Ainsi se précise chaque jour davantage l'évolution de la société que nous nommons pour notre part anthropotechnique, privilégiant les aspects les plus « primitifs » ou animaux des sociétés technologiques et mettant à leur service des technologies de plus en plus évoluées.

Répétons-le, ces quelques indications montrent que la crise du Système américain de pouvoir dénoncé à l'envie par des analystes superficiels n'affectera aucunement les vraies racines de ce pouvoir. Aux mains de décideurs prêts à tout pour conserver leur domination, les technologies dont ceux-ci se donnent une maîtrise étendue feront des miracles. Avec un peu de pessimisme, nous pourrions dire qu'est en train d'émerger une forme de national-technologisme qui marquera peut-être l'histoire de demain bien plus fortement que ne l'avait fait le national-socialisme européen du siècle dernier.

Jean-Paul Baquiast

Note

1). Nous employons ici le terme de Système, pour désigner l'ensemble des liens entre corporations (corporate power), administrations et organes de presse (média) assurant la domination à l'échelle du monde des divers intérêts américains et des alliés qu'ils ont recrutés. Il s'agit d'une facilité de langage, mais des études politico-anthropologiques plus précises permettent d'analyser le phénomène en détail.

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