Tout le monde à Canossa, y compris le Guardian

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Tout le monde à Canossa, y compris le Guardian

Il  existe, depuis le 13-novembre et les attentats de Paris, une vague de plus en plus impressionnante de reconnaissance à la fois des qualités de stratège et de diplomate du président russe Poutine, à la fois des capacités d’action de la Russie. Mais surtout, ce très fort courant de communication tend à proposer l’idée que plus rien ne peut être fait face à la crise centrale que nous connaissons sans une collaboration étroite avec la Russie, voire sous l’inspiration de cette puissance elle-même. Sputnik-français n’a pas manqué de noter que l’adversaire le plus résolu de Poutine et de la Russie, celui qui employa tous les artifices de la communication pour discréditer l’un et l’autre, le quotidien londonien Guardian, a publié un texte d’un de ses principaux collaborateurs (Simon Tisdall) saluant la nouvelle position du président russe. Le site russe donne l’interprétation suivante du texte du Guardian :

« L'attitude des dirigeants occidentaux à l'égard de Vladimir Poutine a beaucoup changé depuis le sommet du G20 à Brisbane où le président russe était accusé de tous les maux, écrit The Guardian. A Brisbane, le président américain Barack Obama avait déclaré que la Russie était isolée sur la scène internationale et le premier ministre britannique David Cameron avait fait savoir qu'il ne faisait plus confiance au dirigeant russe.

» “Passons rapidement au sommet du G20 en Turquie et nous verrons que tout a changé. Des photos prises à Antalya nous montrent Poutine au milieu d'un petit groupe convivial, bavardant de manière animée avec Obama et la conseillère à la sécurité nationale des Etats-Unis, Susan Rice. Le président russe a également eu des entretiens constructifs avec Cameron et d'autres chefs d'Etat et gouvernement. Aucun ostracisme ni intimidation… Poutine était celui que tout le monde voulait rencontrer”, indique le journal.

» La cause en est simple: la menace terroriste émanant du groupe djihadiste Etat islamique et la crise des migrants ont fait comprendre aux dirigeants européens qu'ils avaient besoin de la Russie. Tel est l'avis émis par l'ex-président français Nicolas Sarkozy et par le président actuel François Hollande. Une position similaire a été exprimée par le chef du gouvernement britannique David Cameron qui a fait savoir que “le Royaume-Uni était prêt à conclure un compromis sur l'accord cadre et la période transitoire en Syrie”. La Maison Blanche a pour sa part annoncé que MM. Obama et Poutine s'étaient mis d'accord sur la “nécessité d'une transition politique réalisée par les Syriens”. Transition qui doit être précédée d'un cessez-le-feu et de négociations menées sous la médiation de l'Onu entre l'opposition syrienne et le gouvernement de Damas.

» Poutine a également réussi à persuader l'Occident que les forces russes jouaient un rôle légitime en Syrie. Même les Etats-Unis, qui affirmaient au départ que l'intervention russe était inadmissible et “vouée à l'échec”, ont radicalement modifié leur position, affirme le quotidien britannique. »

La conclusion de l’article de Tisdall est encore plus significative. D’une part, elle montre que le quotidien britannique n’abandonne aucune de ses accusations contre Poutine, notamment concernant l’Ukraine et, d’une façon générale, le jugement négatif qu’on peut porter sur sa personnalité et sa position vis-à-vis du droit international (selon le point de vue du Guardian). Tisdall souligne même que les sanctions contre la Russie restent en place et que “l’économie russe connaît des problèmes grandissants, dus en partie aux prix très bas du pétrole” (ce qui est à la fois inexact, pour la tendance économique en Russie, et singulièrement hors-sujet, à moins d’admettre que la baisse du prix du pétrole est la conséquence d’un “complot” USA-Arabie, ce qui met en cause alors ces deux pays du point de vue international, avec en plus l’étonnante précision que l’Arabie elle-même est aujourd’hui bien plus menacée dans son économie que la Russie par ces prix très bas).

Ainsi, si l’on veut, la logique du déterminisme-narrativiste est respectée, ce qui correspond effectivement à ce que nous percevons de l’attitude et du comportement psychologiques de la presse-Système en général. Ce rappel n’empêche nullement Tisdall, d’autre part, de reconnaître que Poutine est non seulement un excellent tacticien mais un formidable stratège, et le “nouveau maître d’œuvre de la diplomatie mondiale”. (Dans le texte initial dont nous disposons, manque le dernier mot [en italique dans l’original], d’une expression française qui est peut-être “maître d’hôtel” : “No longer on the menu, Putin is diplomacy’s new maitre d’.” Nous avons donc adapté la traduction au sens que nous croyons lui deviner, à nos risques et périls.)

« ... [P]utin appears to have succeeded in gaining tacit acceptance of the de facto situation in Ukraine. The fighting in eastern Ukraine has in any case subsided following the Minsk accords. But Russia remains firmly in control of Crimea, and its illegal annexation now appears set to become an established fact of life. Officials say Obama raised Ukraine with Putin at their G20 meeting. But the return of Crimea was not up for discussion. The conclusion must be that Putin’s gamble in flagrantly breaching international law has paid off and Crimea is now permanently lost to Kiev.

» It would be a mistake to interpret all this as a rehabilitation of Vladimir Putin. Russia remains under sanctions. It faces growing economic problems, due partly to the low oil price. Putin remains a deeply suspect figure in the eyes of western leaders, who worry what he may get up to next, next, especially in post-occupation Iraq and Afghanistan. But the smug American assessment that Putin is an able tactician and a poor strategist now looks hopelessly wide of the mark. His Syrian intervention, rather than weakening him, has returned Russia to its place at the top table. No longer on the menu, Putin is diplomacy’s new maitre d’. »

Cet enthousiasme poutinien se retrouve partout, essentiellement dans la presse anglo-saxonne qui retrouve là ses habitudes médiatiques et la brutalité de ses changements de cap lorsqu’elle sent qu’il s’agit d’une orientation-Système nouvelle mais à très forte tendance. Ainsi, certains médias financiers vont plus loin, beaucoup plus loin que le Guardian, en jugeant que l’on est bien au-delà d’une réhabilitation contrainte et limitée à l’affaire syrienne, – situation d’ailleurs intenable sur le terme si l’on veut une coopération efficace avec la Russie, – mais qu’il s’agit bel et bien d’une voie vers le “retour” de la Russie dans le “concert international”, une véritable réintégration avec les honneurs, les flons-flons et la feuille de route pour la Russie. C’est par exemple la façon de voir de Forbes, qui ne perd pas le Nord à cet égard, qui y voit déjà des perspectives d’investissements lucratifs (pour les investisseurs des pays du bloc-BAO) en Russie, tandis que, semble-t-il, les marchés anticipent déjà la chose. (Forbes, le 17 novembre 2015, notamment repris par Russia Insider le 19 novembre...)

« Remember when Russia’s entrance into the Syria crisis was a “mistake” and even a “strategic blunder”, according to Washington? Following Friday’s terrorist attacks in Paris, Russian air strikes on ISIS strongholds in Syria are no longer viewed as making the migrant crisis worse. Instead, they are viewed as a means to keep Syria from falling to the enemy. Under such dire circumstances, it will be hard to see European leaders agreeing to continue sanctions on Russia beyond July 2016. Russia has gone from foe, to friend.

» “The Obama Administration will likely look to keep both issues separate,” says Brettonwoods Research founder Vladimir Signorelli about the Ukraine-inspired sanctions and the Syria crisis. “Still, Washington can’t ignore how ‘well Russia’s cooperation against ISIS will play in European capitals. Putin has an opportunity to build goodwill there, which will likely add heft and legitimacy to calls by nationalists and euro-skeptics to rescind Russian sanctions,” he says. While January is likely too early to see the end of Russian sanctions, which began last year due to Moscow’s involvement in supporting separatists in east Ukraine, odds are high that Russia could see discussion on the rollback on sanctions soon. “Markets will discount that well before hand,” Signorelli says. »

... On sent bien le ton et la musique, le sens du commentaire, l’implicite affirmation du sentiment... Le plus étrange en effet, – ou bien pas si étrange, – dans ces divers commentaires, de notre point de vue, c’est qu’ils semblent tous laisser entendre que Poutine a manœuvré de main de maître, qu’il a réalisé un plan stratégique, etc., tout cela laissant entendre que tout se passe comme si le président russe avait lui-même machiné ce qui serait son rêve secret : obtenir le “pardon” du bloc-BAO et regagner le sein de ce groupe prestigieux à vous faire tourner la tête, et qui domine le monde évidemment même si c’est un autre qui le dirige. En effet et assez curieusement, – ou bien pas si curieusement, – tout cela passe par la reconnaissance que c’est lui (Poutine) qui mène le jeu et qui est, selon notre interprétation du mot de Tisdall, le “maître d’œuvre de la diplomatie mondiale”. On en revient à l’une des antiennes du Système et du bloc-BAO, savoir que Poutine et la Russie continuent à ne rêver que d’une chose, être intégrés (ou réintégrés) dans le bloc occidental, et qu’ils sont prêts pour cela à battre le bloc-BAO à plate couture pour mieux s’y intégrer et donc se soumettre à lui après l’avoir complètement ridiculisé et défait. Fin stratège, indeed...

Bien, répétons-le tout de même, Poutine et la Russie n’ont rien fait de spécifique à cet égard, bien entendu, durant les deux derniers mois. Ils ont bougé, mais selon leurs propres intérêts et selon une orientation qui a d’abord été absolument dénoncée par le bloc-BAO au bord de la nausée d’indignation, – c’est-à-dire, lors de l’intervention russe en Syrie qui a été préparé secrètement en août-septembre et qui a démarré le 30 septembre. S’il y a eu mouvement fondamental, c’est de la part du bloc-BAO, et l’on comprend bien qu’il s’agit de l’espèce de panique que nous qualifierions d’assez grotesque et obscène en fonction de ce que font ces pays depuis des années en matière d’accumulations d’infamies, d’illégalités, de trahisons diverses, de coups fourrés, d’absurdités politiques et l’on en passe, – l’“espèce de panique”, donc, qui a saisi ce groupe de pays si puissant depuis le 13-novembre. Ainsi écrivions-nous le 16 novembre et le 18 novembre :

« Sans rien dire de particulièrement remarquable, sinon des appel à l’unité et des mises en garde contre le danger du terrorisme, sans bouger en un sens pendant que tout bouge autour d’eux, les Russes en viennent à occuper la position centrale sur la question de la Syrie, et par conséquent dans toutes les autres crises importantes. Bien entendu, leur action décidée en Syrie, qui pourrait être jugée décisive par certains, joue un rôle central dans cette évolution, c’est-à-dire un rôle de détonateur. La puissance régalienne de ce pays, l’un des derniers à l’assumer avec autant d’allant, place effectivement la Russie au centre de l’échiquier des fous qu’est devenu le monde dans sa crise générale, comme l’on se trouve dans la zone de calme paradoxal qu'est l’“œil du cyclone”.

» Cela ne fait d’eux, les Russes, ni des vainqueurs ni les maîtres du monde. Cela fait d’eux une référence dans une époque et dans un monde qui n’en ont plus. Quant à être pour autant le “gendarme du monde”, on sait ce qu’il faut en penser et l’on connaît leur peu d’enthousiasme pour la chose... »

Le 18 novembre : « ...Puis il [le commentateur MacDonald] passe au G-20 où, effectivement Poutine parut au sommet d’un redressement-éclair effectué en deux coups sans qu’on doive le charger de quelque soupçon que ce soit puisque ce sont les dieux qui ont parlé, – l’offensive russe en Syrie et le 13-novembre de Paris, deux démonstrations par le feu et le sang qu’il a raison contre les autres... »

Toute cette agitation sur les qualités manœuvrières de Poutine alors qu’il n’a pas manœuvré dans les buts qu’on lui prête, jusqu’à affirmer implicitement ce paradoxe, – Poutine a agi avec une habileté extrême pour se faire réintégrer dans le bloc-BAO tout-puissant, qui veut bien l’accepter, – et dont il prendrait quasiment la tête ! Toute cette agitation, disons-nous, pour dissimuler d’une façon à peine implicite, et quasiment explicite pour nous, qu’ils se sont tous précipité à Canossa, qui est proche de Moscou comme chacun sait, parce que le désordre total de la non-politique du bloc-BAO est exposée au grand jour, sinon explose au grand jour. Il ne s’agit pas du triomphe de Poutine, aujourd’hui, sinon par défaut, sinon par absence de l’autre, parce que le choc du 13-novembre, – on a les chocs qu’on peut, – révèle le vide total, l’absence de sens, la désertion absolue de toute intelligence politique du comportement des pays du bloc-BAO, et la situation explosive du bloc ainsi créée.

De même nous paraît-il non seulement prématuré, mais tout simplement inexact, infondé et sans le moindre sens, de décrire les évènements depuis le 13-novembre comme une “réintégration” de la Russie (dans le bloc-BAO), ou quoi que ce soit qui tende à ressembler à une évolution de ce genre. Certes, il y a le changement de la quasi-disparition de l’affrontement direct à propos de l’Ukraine, ou à propos de l’Ukraine, mais sans la moindre garantie que ce pseudo-retournement ne se retourne pas à nouveau dans le sens d’une, disons par goût de la comptabilité, “nouvelle-nouvelle-Guerre froide”. Tout cela n’a décidément qu’une importance mineure et la Russie conserve ses engagements tout en acceptant évidemment une coopération avec le bloc-BAO, notamment sur la Syrie et le terrorisme, tout simplement parce qu’elle propose cette coopération depuis des mois, sinon des années.

Au reste, et ceci nous paraît essentiel, nous croyons plus que jamais que le comportement du président russe, extrêmement offensif ici ou là, en Syrie notamment, relève de l’extrême de l’“offensif de défense” qui est une tactique que les Russes ne détestent pas. Nous croyons plus que jamais à la troisième option que nous présentions en la favorisant pour analyser le comportement de Poutine, dans notre texte d’hier déjà référencé, où nous estimions que Poutine est de plus en plus persuadé de l’extrême fragilité du Système, de sa fantastique vulnérabilité, voire de la possibilité proche d’un événement considérable en son sein ; et, à notre sens, le 13-novembre et les réactions absolument formidables et gigantesques que l’“événement” a provoqué l’ont amplement conforté dans son appréciation, – nullement sur l’extraordinaire puissance de Daesh mais sur la fantastique fragilité et l’extrême vulnérabilité du Système :

« Peut-être même l’homme navigue-t-il à vue, nullement par ignorance mais par expérience (il a vécu la dissolution-expresss de l'URSS), se contentant d’appréhender au mieux les spasmes de ses “partenaires” et de protéger à mesure les intérêts de la Russie, tout en n’espérant pas trop dans la manufacture de plans importants à long terme, de Grand Dessein ou de Grand Jeu. Ce serait sans doute l’hypothèse la plus intéressante finalement, intégrant deux aspects en général reconnus de sa personnalité, qui sont une vision froidement réaliste des choses et une prudence constante dans l’action, y compris dans les actions les plus décidées et les plus rapides ; et, surtout, impliquant que Poutine ne serait pas loin d’admettre que le système général du monde, – bref, le Système, dont lui-même fait nécessairement “partie-en-partie”, – n’est pas vraiment réformable et qu’il faut donc attendre des bouleversements majeurs en acceptant l’idée qu’on n’en soit ni l’initiateur ni le maître. »

 

Mis en ligne le 19 novembre 2015 à 14H13

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