Taine et l’élite festive en 1789

Les Carnets de Nicolas Bonnal

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Taine et l’élite festive en 1789

L’irréprochable Régis de Castelnau se moque des bourgeois cathos qui vont manifester contre la MPA et revoter Macron après. Mais ces bourgeois se fichent là de leur tradition, car le Figaro-madame encense les homosexuelles mariées-cathos-bourgeoises… Rabelais en avait rêvé, la bourgeoise l’a fait :elle est folle à la messe et à la fesse.

Bien avant l’époque dénigrée par Philippe Muray, l’élite française s’adonnait à l’île aux plaisirs et aux fêtes galantes ; car l’Ancien régime finissant voulait surtout s’amuser, quoiqu’en aient pensé mes maîtres Maistre ou Bonald. Dans son volume sur l’Ancien Régime, qui brasse bien sûr d’autres sujets (mais celui de la fête nous intéresse ici), Hippolyte Taine écrit déjà :

« Ajoutez l’absence des causes qui font la tristesse moderne et mettent au-dessus de nos têtes un pesant ciel de plomb. Point de travail âpre et précoce en ce temps-là ; point de concurrence acharnée ; point de carrières indéfinies ni de perspectives infinies. Les rangs sont marqués, les ambitions sont bornées, l’envie est moindre. L’homme n’est pas habituellement mécontent, aigri, préoccupé comme aujourd’hui. On souffre peu des passe-droits là où il n’y a pas de droits ; nous ne songeons qu’à avancer, ils ne songent qu’à s’amuser. Au lieu de maugréer sur l’Annuaire, un officier invente un travestissement de bal masqué ; au lieu de compter les condamnations qu’il a obtenues, un magistrat donne un beau souper… »

Eh oui, après Napoléon et « notre révolution manquée » (Bernanos), le Français se fera rentier-ronchon-fonctionnaire (Cochin).  En attendant, c’est la fête du soir au matin, aux moins pour le privilégié surendetté – la condition du paysan décrite par Taine relevant bien sûr du cauchemar, qui n’est pas notre sujet.

Taine donc et l’île aux plaisirs aristocratiques :

« On y fait de la musique en plein air, au clair de lune, Garat chante et le chevalier de Saint-Georges joue du violon. À Morfontaine, « le comte de Vaudreuil, Lebrun le poète, le chevalier de Coigny, si aimable et si gai, Brongniart, Robert, font toutes les nuits des charades et se réveillent pour se les dire ». À Maupertuis chez M. de Montesquiou, à Saint-Ouen chez le duc de Nivernais, à Saint-Germain chez le maréchal de Noailles, à Gennevilliers chez le comte de Vaudreuil, au Raincy chez le duc d’Orléans, à Chantilly chez le prince de Condé, ce ne sont que fêtes. On ne peut lire une biographie, un document de province, un inventaire du temps, sans entendre tinter les grelots de l’universel carnaval. »

Et le clergé ne vaut guère mieux après un siècle de Lumières. L’homo festivus s’en donne à cœur joie, même en soutane :

« Quant à la soutane, elle a les mêmes libertés que la robe. À Saverne, à Clairvaux, au Mans et ailleurs, les prélats la portent aussi gaillardement qu’un habit de cour. Pour la leur coller au corps, il a fallu la tourmente révolutionnaire, puis la surveillance hostile d’un parti organisé et la menace d’un danger continu.

Jusqu’en 1789, le ciel est trop beau, l’air est trop tiède, pour qu’on se résigne à se boutonner jusqu’au cou. « Liberté, facilité, monsieur l’abbé, disait le cardinal de Rohan à son secrétaire ; sans cela nous ferions de ceci un désert. »

Beaumarchais écrivit même à propos de Figaro :

« Il y a quelque chose de plus fou que ma pièce, disait l’auteur lui-même, c’est son succès. »

Un siècle après Pascal, voilà où nous en sommes donc :

« Se divertir, c’est se détourner de soi, s’en déprendre, en sortir ; et, pour en bien sortir, il faut se transporter dans autrui, se mettre à la place d’un autre, prendre son masque, jouer son rôle. Voilà pourquoi le plus vif des divertissements est la comédie où l’on est acteur. C’est celui des enfants qui, tout le long du jour, auteurs, acteurs, spectateurs, improvisent et représentent de petites scènes. C’est celui des peuples que leur régime politique exclut des soucis virils et qui jouent avec la vie à la façon des enfants. À Venise, au dix-huitième siècle, le carnaval dure six mois ; en France, sous une autre forme, il dure toute l’année. »

On est antiraciste, écologiste à ses heures perdues :

« Aussi l’exaltation qui commence ne sera guère qu’une ébullition de la cervelle, et l’idylle presque entière se jouera dans les salons. – Voici donc la littérature, le théâtre, la peinture et tous les arts qui entrent dans la voie sentimentale pour fournir à l’imagination échauffée une pâture factice.

Rousseau prêche en périodes travaillées le charme de la vie sauvage, et les petits-maîtres, entre deux madrigaux, rêvent au bonheur de coucher nus dans la forêt vierge. »

On a vu ces danseurs à poil à Bordeaux en 2014 pour célébrer les fêtes galantes des Rameau… Avant de ronchonner –si vous l’avez fait – contre cette provocation, lisez Taine : il parle aussi des fêtes polissonnes et pré-Epstein…

On adore les grands travaux ridicules :

« Par suite, dans tous les détails de la vie privée, la sensibilité étale son emphase. On bâtit dans son parc un petit temple à l’Amitié. On dresse dans son cabinet un petit autel à la Bienfaisance. On porte des robes à la Jean-

Jacques Rousseau « analogues aux principes de cet auteur ». On choisit pour coiffure « des poufs au sentiment », dans lesquels on place le portrait de sa fille, de sa mère, de son serin, de son chien, tout cela garni des cheveux de son père ou d’un ami de cœur ».

Tout devient spectacle d’opérette, même la guerre est ludique :

« Chaque chevalier a son « frère d’armes », chaque dame a son amie, chaque membre a sa devise, et chaque devise, encadrée dans un petit tableau, va figurer dans « le Temple de l’Honneur », sorte de tente très galamment décorée et que M. de Lauzun a fait dresser au milieu d’un jardin  — La parade sentimentale est complète, et, jusque dans cette chevalerie restaurée, on retrouve une mascarade de salon. »

Il y aura un prix à payer, l’impuissance devant la violence….

« C’est que, plus les hommes se sont adaptés à une situation, moins ils sont préparés pour la situation contraire. Les habitudes et les facultés qui leur servaient dans l’état ancien leur nuisent dans l’état nouveau. En acquérant les talents qui conviennent aux temps de calme, ils ont perdu ceux qui conviennent aux temps de trouble, et ils atteignent l’extrême faiblesse en même temps que l’extrême urbanité. Plus une aristocratie se polit, plus elle se désarme, et, quand il ne lui manque plus aucun attrait pour plaire, il ne lui reste plus aucune force pour lutter. – Et cependant, dans ce monde, on est tenu de lutter si l’on veut vivre. »

Et aussi une certaine ineptie bien festive :

« Les voilà donc qui, déjà abusés par l’étroitesse de leur horizon ordinaire, fortifient encore leur illusion par l’illusion de leurs pareils. Ils ne comprennent rien au vaste monde qui enveloppe leur petit monde ; ils sont incapables d’entrer dans les sentiments d’un bourgeois, d’un villageois ; ils se figurent le paysan, non pas tel qu’il est, mais tel qu’ils voudraient le voir. »

Taine cite Georges Sand :

« Toutes ces belles dames et ces beaux messieurs qui savaient si bien marcher sur les tapis et faire la révérence ne savaient pas faire trois pas sur la terre du bon Dieu sans être accablés de fatigue. Ils ne savaient pas même ouvrir ou fermer une porte ; ils n’avaient pas la force de soulever une bûche pour la mettre dans le feu : il leur fallait des domestiques pour leur avancer un fauteuil ; ils ne pouvaient pas entrer et sortir tout seuls. Qu’auraient-ils fait de leurs grâces, sans leurs valets pour leur tenir lieu de mains et de jambes ? » (G. Sand. V, 61.) »

Même devant la guillotine ce monde masqué pérorera :

« L’éducation toute-puissante a réprimé, adouci, exténué l’instinct lui-même.

Devant la mort présente, ils n’ont pas le soubresaut de sang et de colère, le redressement universel et subit de toutes les puissances, l’accès meurtrier, le besoin irrésistible et aveugle de frapper qui les frappe. Jamais on ne verra un gentilhomme arrêté chez lui casser la tête du jacobin qui l’arrête. Ils se laisseront prendre, ils iront docilement en prison; faire du tapage serait une marque de mauvais goût, et, avant tout, il s’agit pour eux de rester ce qu’ils sont, gens de bonne compagnie. En prison, hommes et femmes s’habilleront avec soin, se rendront des visites, tiendront salon ; ce sera au fond d’un corridor, entre quatre chandelles ; mais on y badinera, on y fera des madrigaux, on y dira des chansons, on se piquera d’y être aussi galant, aussi gai, aussi gracieux qu’auparavant… »

Ce monde était irréel :

« Devant les juges, sur la charrette, ils garderont leur dignité et leur sourire ; les femmes surtout iront à l’échafaud avec l’aisance et la sérénité qu’elles portaient dans une soirée. »

Citons le traditionaliste Frithjof Schuon pour conforter ce point de vue de Taine :

« Les monarques européens du XIXe siècle firent des efforts quasi désespérés pour endiguer la marée montante de la démocratie, dont ils étaient devenus déjà, partiellement et malgré eux, des représentants ; efforts vains en l’absence du poids opposé qui seul eût pu rétablir la stabilité, et lequel n’est autre que la religion, seule source de légitimité et de force des princes. On luttait pour le maintien d’un ordre en principe religieux, et on représentait cet ordre sous des formes qui le désavouaient ; les costumes même des rois, et toutes les autres formes dans lesquelles ils vivaient, criaient le doute, le « neutralisme » spirituel, la mise en veilleuse de la foi, la mondanité bourgeoise et terre à terre. Cela était vrai déjà, à un moindre degré, au XVIIIe siècle, où l’art vestimentaire, l’architecture et l’artisanat exprimaient, sinon des tendances démocratiques, du moins une mondanité sans grandeur et étrangement doucereuse ; à cette incroyable époque, tous les hommes avaient l’air de laquais - les nobles d’autant plus qu’ils étaient nobles - et une pluie de poudre de riz semblait s’être abattue sur un monde de rêve ; dans cet univers à moitié gracieux et à moitié méprisable de marionnettes, la Révolution, qui ne fit que profiter d’un suicide préalable de l’esprit religieux et de la grandeur, ne pouvait pas ne point éclater ; le monde des perruques était par trop irréel. Des remarques analogues s’appliquent - avec les atténuations qu’exigent des conditions encore éminemment différentes - à la Renaissance et même à la fin du Moyen Age ; les causes de la glissade vers le bas sont toujours les mêmes au regard des valeurs absolues. »

Notre bobo ou catho postmoderne festif, endetté, maniéré, asexué et théâtral, est-il préparé à son châtiment ? Nous le saurons bientôt…

 

Sources 

Hippolyte Taine - Les origines de la France contemporaine, l’Ancien Régime, livre deuxième, chapitres 2 et 3 (classiques.uqac.ca)

Frithjof Schuon - Regards sur les mondes anciens (archive.org)