Réveille-toi Jefferson, ils sont devenus fous !

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“Réveille-toi Jefferson, ils sont devenus fous !”

... Mais on le sait, Thomas Jefferson mourut en 1825 et ses derniers mots furent ceux-ci : « Tout, tout est mort... » [En mai 1993, commentant le livre The Radicalism of the American Revolution de Gordon S. Wood, qui apporte des lumières nouvelles sur les circonstances de la Révolution américaine et confirme la réalité historique d’une situation connue de tous, le journal Le Monde écrivit : « Ce livre repose sur l'affirmation selon laquelle la Révolution américaine fut aussi absolue, dans son essence, que celles de 1789 ou de 1917. [...] Las, [elle] prit rapidement un autre cours. Dès 1787, rappelle Gordon S. Wood, James Madison, dans un article fameux du “Fédéraliste”, juge inévitable l'affrontement dans une société, fût-elle républicaine, entre “intérêts capitalistes” opposés. [...] Au crépuscule de son existence, en 1825, Jefferson ne pouvait que se lamenter : “Tout, tout est mort”. Sous-entendu? De la société dont lui et d'autres avaient rêvé. »]

En 1968, à Prague, alors que Vaclav Havel n’était pas encore un président de la république à la retraite signant inconstitutionnellement pour l’engagement de son pays en faveur de la guerre US contre l’Irak, les Praguois en colère écrivaient sur les murs, à destination des tankistes dans leurs chars, soviétiques et ahuris à la fois (on leur avait dit qu’ils venaient libérer la Tchécoslovaquie) : « Réveille-toi Lénine, ils sont devenus fous ! »

Mais qu’importe, — la question, elle, se pose aujourd’hui pour Jefferson et les États-Unis d’Amérique. Norman Mailer, vieil ours de la contestation qui s’était apaisé en allant vers ses quatre-vingts ans, s’est réveillé ces dernières années. Un article de lui, condensé d’une conférence qu’il a faite, publié dans l’International Herald Tribune du 25 février, nous conduit au coeur de l’interrogation sur le destin des États-Unis d’Amérique, posant la question de savoir si les USA ne basculent pas vers le fascisme, s’ils n’y sont déjà.

« What has happened, of course, is that the Bushites have run into much more opposition than they thought they would from other countries and among the home population. It may well end up that we won't have a war, but a new strategy to contain Iraq and wear Saddam down. If that occurs, Bush is in terrible trouble.

» My guess though, is that, like it or not, want it or not, America is going to go to war because that is the only solution Bush and his people can see. »

» The dire prospect that opens, therefore, is that America is going to become a mega-banana republic where the army will have more and more importance in Americans' lives. It will be an ever greater and greater overlay on the American system. And before it is all over, democracy, noble and delicate as it is, may give way. My long experience with human nature — I'm 80 years old now — suggests that it is possible that fascism, not democracy, is the natural state.

» Indeed, democracy is the special condition — a condition we will be called upon to defend in the coming years. That will be enormously difficult because the combination of the corporation, the military and the complete investiture of the flag with mass spectator sports has set up a pre-fascistic atmosphere in America already. »

Comment l’Europe a besoin d’un affrontement pour exister

Faut-il être aussi pessimiste, aussi crépusculaire en un sens ? Répondons par une fausse habileté, en déplaçant le problème (nous reviendrons à celui des USA).Voyons du côté des alliés les plus fidèles, les plus “majeurs” en un sens, les Européens.

D’une façon générale, ces alliés luttent avec l’énergie du désespoir contre cette interprétation et proclament au contraire que les USA ne connaissent qu’un incident de parcours, ou même, n’ont pas changé du tout, et que la Grande Alliance, au prix de quelques changements, doit poursuivre sa route. Le problème est bien le mot “désespoir” (“énergie du désespoir”) que nous avons employé. Il illustre par exemple la position devenue absurde et qui se révélera complètement contre-nature de Blair, isolé, malmené, qui se bat contre des fantômes (celui de Churchill, d’ailleurs) pour tenter de paraître ce qu’il n’est pas. Leur ennemi n’est pas Saddam, c’est eux-mêmes, et c’est eux-mêmes dans la situation politique qui s’est installée en Europe comme un incendie éclate.

Le cas des Français, contrairement à l’apparence, n’est pas différent. Les Français, par ce souci d’équilibre et de mesure qui les caractérise, jugent absolument nécessaire que les USA se maintiennent dans leur puissance et leur influence ; le paradoxe étant, chez eux, qu’ils veulent qu’en même temps se lèvent et s’affirment une autre puissance et une autre influence (celles de l’Europe), et peut-être plusieurs autres. (Par conséquent, si les Français peuvent en un sens paraître aussi embarrassés que Blair, la politique de la France, elle, est admirable et excellente.)

Tous ces dirigeants qui luttent contre l’interprétation “mailerienne” et veulent garder les rapports transatlantiques le font au nom d’une vision absolument désespérante, par un conservatisme si profond et si extrême qu’il en devient extrémiste et radical, d’une manière finalement si horriblement contradictoire, — le conservatisme aboutissant à l’extrémisme radical — qu’ils en deviennent simplement nihilistes. Ils sont totalement incapables d’envisager autre chose que les combinaisons boiteuses que nous connaissons aujourd’hui. Mais encore plus, ils sont totalement incapables, notamment, de résoudre cette réalité intenable : rester des amis fidèles de Washington et regarder en même temps, sans crainte d’aucune sorte, défiler des millions de leurs citoyens sous leurs fenêtres, — on sait pour crier quoi.

Les Américains ont réussi ce miracle de réveiller l’intérêt des citoyens du monde pour la politique, et précisément la politique extérieure. Ils ont révélé l’Europe occidentale à la politique extérieure, à son véritable destin européen si l’on veut. Qu’il n’y ait pas unanimité et unité, qu’il y ait division au contraire, quoi de plus naturel ? C’est déjà un progrès complètement inattendu et exceptionnel qu’il y ait deux partis en Europe, dont un dont on pourrait croire qu’il est partisan d’une “Europe-puissance”. Auparavant, contrairement au catéchisme en usage, il n’y avait rien, — c’est-à-dire rien d’important, aucune Europe, aucune réalité européenne.

Il semble bien que cette réalité soit intangible, impossible à changer : l’Europe ne peut se faire que dans un affrontement, dans une tension, — et c’est avec l’Amérique ou ce n’est rien. L’actuelle politique américaine, inouïe, extraordinairement dangereuse pour l’Amérique elle-même comme pour le reste, est aussi la seule voie par où l’Europe peut naître. Ces risques pour faire naître quelque chose sont le fruit de ce qui a précédé, — c’est-à-dire, au moins un demi-siècle d’“illusion d’Europe”, entretenue par les thèses transatlantiques auxquelles l’énorme majorité des élites européennes ont souscrit.

Dix-huit mois après 9/11, — “Ils sont devenus fous !”

Cette destinée européenne se place dans un contexte plus général qui vient compléter les sombres prévisions de Norman Mailer, contexte qui concerne l’état de l’empire, un an et demi après l’attaque du 9/11. Alors que le déchaînement américain est présenté partout comme une affirmation de puissance inouïe, il apparaît à l’analyse qu’il s’agit surtout d’un déchaînement de désordre et d’une interprétation de ce désordre appuyée sur le seul virtualisme. L’effet réel apparaîtrait plutôt comme le contraire de la description de l’affirmation de la puissance impériale américaine.

Voici ce qui se passe, dix-huit mois plus tard, —

• Les USA se sont complètement isolés sur la scène internationale, les “alliés” comme Blair n’ayant d’un point de vue diplomatique, du point de vue stratégique, du point de vue de la durée, littéralement aucune importance et aucun poids. (Selon Zbigniew Brzezinski, le 2 mars 2003 : « We have never been as isolated globally, literally never, since 1945. »)

• Les USA sont en train de détruire leurs relations avec le Mexique, ce voisin si fondamental pour leur propre stabilité intérieure. Cela va, comme le décrit Paul Krugman, jusqu’à des menaces de pression contre la population hispanique des USA (elle est de 27 millions !), de la part du président des États-Unis. Krugman réagit de la sorte : « But my most intense reaction to this story isn't anger over the administration's stupidity and irresponsibility, or even dismay over the casual destruction of hard-won friendships. No, when I read an interview in which the U.S. president sounds for all the world like a B-movie villain — “You have relatives in Texas, yes?” — what I feel, above all, is shame. »

• La mise en cause des points essentiels de la chaîne d’influence de l’empire, au travers de l’aigrissement accéléré des rapports avec des pays tels que l’Allemagne, la Turquie et la Corée du Sud. La cause de cet aigrissement relève du dérisoire, en général de la plus complète inattention apportée par les dirigeants américains aux perceptions et à la sensibilité de ces pays.

• La mise en cause des mécanismes essentiels de cette même chaîne d’influence, principalement les deux engagements militaires les plus importants, d’Europe Occidentale (l’U.S. Army en Allemagne) et de Corée du Sud. L’argument technique qui fonde en partie ces retraits, et qui est vrai par ailleurs, accélère monstrueusement le mouvement politique d’aigrissement des rapports, transformant ces deux cas en un abandon systématique de deux places-fortes stratégico-militaires des États-Unis très loin de son espace géopolitique.

• L’abandon de toute référence autre que la lutte contre le terrorisme pendant quelques mois, autre que l’hostilité contre l’Irak depuis et systématiquement. L’attention portée aux liens extérieurs de l’Amérique, que ce soient des liens d’influence ou d’aide, se résume à cette exclusivité du problème irakien aujourd’hui.

• La recherche systématique de la déstabilisation des schémas et des systèmes des relations internationales, donc schémas et systèmes auxquels sont attachés les alliés des États-Unis. Le Moyen-Orient est bien entendu l’exemple-type de cette chimère dévastatrice, avec une intention sans cesse répétée de porter des coups de boutoir aux régimes de pays-amis, comme l’Arabie Saoudite, d’autres éventuellement comme l’Égypte, au travers de la déstabilisation apportée par la chute du régime de Saddam.

Le destin de l’Amérique, c’est le désordre

Sur le plan intérieur, il y a effectivement un dérive anti-démocratique, mais qui est appuyée sur le conformisme plus que sur un cadre politique et législatif autoritaire (s’il y a de nouvelles lois contraignantes, il n’y a pas abrogation des lois qui garantissent la liberté). Notre appréciation est que le cadre général américain ne peut se passer de la liberté, pour simplement fonctionner, parce que les libertés concrètes (circulation, commerce, information, etc) sont le fondement de son système ; nous notons cela, non comme on se félicite d’une vertu, mais comme on observe un mécanisme. Le conformisme de comportement généralement suivi par ailleurs, “en toute liberté” si l’on veut, fait justice de ce qu’on nommerait la ”liberté de l’esprit” et la liberté du jugement, — là où, à notre sens, va se nicher la vertu de la liberté.

Ces conditions intérieures garantissent plus une évolution vers un désordre “à l’américaine”, plus par paralysie et par désarroi que par exubérance ou par absence d’obéissance ; un “désordre individualiste” plus qu’un désordre social, à l’image de ce qu’est l’Amérique. Cette caractéristique peut être appliquée à la politique extérieure, qui est celle d’un désordre général (Alain Joxe parle du « chaos impérial »), nullement d’impérialisme ou d’hégémonie. (Encore une fois : l’Amérique domine le “monde libre” depuis 1945, et, sans coup férir, le monde en général depuis 1989-91 : quelle absurdité est-ce là que de conquérir ce qu’on possède déjà ? Le résultat est évidemment le désordre et la suscitation de réactions antagonistes.)

Ainsi différons-nous de la vision de Norman Mailer, qui est une vision à notre sens trop “intellectuelle”, trop ordonnée, — trop orwellienne en un sens. (Le vieux Norm’ a tout de même raison lorsqu’il décrit le stade intermédiaire, qui est en fait la description de la situation actuelle : «  America is going to become a mega-banana republic where the army will have more and more importance in Americans’ lives. ») L’Amérique ne passerait pas à un nouveau stade politique (le fascisme), elle poursuivrait le déclin accéléré de son système, dont la décadence par rapport aux buts initiaux des fondateurs fédéralistes (anti-jeffersoniens par ailleurs, ce pourquoi le réveil de Jefferson nous serait précieux) est évidente depuis la Grande Dépression. (La décadence du système se marque désormais par le grippage de la machine niveleuse, qui pourrait être son dernier stade : les dirigeants sélectionnés pour diriger [coordonner] le système sont de plus en plus médiocres, irresponsables, voire lunatiques comme l’est un peu GW. )


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