Pourquoi les Britanniques se sont-ils trompés en janvier-mars 2003? — Iraq post mortem

Analyse

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Pourquoi les Britanniques se sont-ils trompés en janvier-mars 2003?


Ci-dessous, nous présentons une analyse de Charles Grant, publiée dans Prospect Magazine, sur un aspect bien particulier des événements : l’attitude du Royaume-Uni en janvier-mars, pour faire voter une deuxième résolution à l’ONU autorisant l’attaque de l’Irak. Observé selon un oeil sympathique mais lucide (et même désolé, si l’on peut dire ça d’“un oeil”), exposé dans des termes mesurés et amicaux, c’est l’exposé d’un formidable échec conceptuel d’un des plus brillants appareils diplomatiques du monde, — celui du Royaume-Uni, bien entendu.

[D’abord un mot de Charles Grant, Directeur du Center for European Reform. D’un certain point de vue, ou selon une certaine époque, assez proche de Blair. C’est lui, Grant, ancien journaliste de The Economist reconverti dans l’expertise, qui servit de relais et de poisson-pilote pour les premiers coups de sonde des Britanniques vers les autres Européens (les Français) à propos de ce qui allait devenir l’initiative de Saint-Malo (décembre 1998) sur la défense européenne. Grant est donc assez proche de Blair, mais du côté européen de Blair.]

Il faut lire avec attention ce document passionnant. Il nous explique in fine, entre les lignes, peut-être sans que l’auteur le veuille ou/et n’en ait conscience, l’une des tragédies de notre temps. Le Royaume-Uni est engagé dans une politique dont il est obligé de se dissimuler à lui-même la profonde faiblesse, la réelle fausseté, la très grande incohérence et, ce qui n’est pas le moindre des maux pour un tel pays, la complète indignité. Cette politique faible et fausse, incohérente et indigne, est appuyée sur un exercice stratégique quotidien caractérisé par la contradiction la plus complète.


Le lourd fardeau des insupportables incohérences et contradictions d’une politique si brillamment et glorieusement exécutée


Toute la politique étrangère et de sécurité du Royaume-Uni est fondée en principe sur la protection et le renforcement de la souveraineté et de l’indépendance nationales. L’axe essentiel de cette politique étrangère et d’indépendance s’appuie sur une alliance qui en est l’antithèse puisqu’elle implique une complète soumission à la politique américaine, voire, bien souvent, aux caprices et à la brutalité américaine. Une alliance avec une puissance beaucoup plus forte que soi est déjà difficile à assurer selon des notions d’équilibre et de respect mutuel, mais que dire quand cette puissance est l’Amérique, puissance unilatéraliste, isolationniste inward-looking, exceptionnaliste, ne voyant le monde qu’à travers sa propre position géographique, culturelle, donc selon une vision extraordinairement ethnocentrique ? Pour survivre dans cet imbroglio psychologique, la politique britannique s’invente des mythes qui sacrifient, comme c’est normal dans ce cas si marqué par la contradiction, aux contradictions les plus flagrantes. On résume, en en proposant deux, qui dominent les autres et nous offrent effectivement une contradiction considérable :

• Le mythe de l’extraordinaire capacité du Royaume-Uni à manoeuvrer les USA de façon subtile et efficace, de façon à ce que les USA fassent la politique que le Royaume-Uni désire faire pour ses propres intérêts, jusqu’à l’idée extrême qu’on connaît que les USA, en faisant un empire, refont l’empire britannique perdu (c’est une sorte de “puissance par délégation” ou d’“empire par substitution”). Ce point suppose de façon pressante et indiscutable que les USA sont une puissance considérable mais grossière, peu subtile, impressionnable et manipulable.

• Le mythe de la proximité, pratiquement jusqu’au “cousinage”, entre les USA et lui-même (le Royaume-Uni), basé sur le mythe général anglo-saxon et pas mal d’arrogance et de suffisance. Ce point suppose que les USA, tout en étant d’une puissance considérable, ont les mêmes vertus que le Royaume-Uni qui sont les vertus anglo-saxonnes, à savoir (et entre autres car les Anglo-Saxons sont gâtés) la subtilité, le réalisme mesuré, le sang-froid et la souplesse.

Une attitude psychologique complexe, presque un aveuglement volontaire pour “se faire croire” que leur politique est la bonne


Le résultat de cette “préparation psychologique” par rapport à l’épisode de cette période cruciale de janvier-mars 2003 est un aveuglement constant des Britanniques sur les réelles intentions des uns et des autres (Français, Allemands, Russes, les autres du Conseil de Sécurité)  ; aveuglement porté avec élégance, sûreté de soi et, au bout du compte, ce que Grant désigne comme un “optimisme contagieux” et qui pourrait être aussi qualifié, par une plume moins indulgente (la nôtre ?), de stupéfiante arrogance lorsqu’on considère les circonstances et l’enjeu. A côté de cela, complément indispensable ou cerise sur le gâteau, il y eut dans le chef de l’appareil diplomatique britannique une non moins extraordinaire crédulité, voire de la naïveté, devant les affirmations américaines.


«  ...Why did the government machine get things wrong? I am not sure of the answer, but part of it must be that Blair himself is so infectiously optimistic. He does tend to believe in his own very considerable powers of persuasion. His ''can-do'' approach to problem solving often rubs off on those around him. Some of Blair's officials seem in awe of his charisma.

» Another part of the answer is that the machine is sometimes too willing to believe what the Americans say. The state department advised that the Africans and Latin Americans on the UN security council would back a second resolution-but they never did. The national security council, under the leadership of Condoleezza Rice-a noted Russia expert-stuck with the view that Putin would not oppose the US. And some of the Pentagon advice was that the fighting would be over in “a week or so” — a prediction that turned out only a little over-optimistic. »


Il faudrait explorer l’inconscient britannique, en ayant à l’esprit que ce comportement vis-à-vis des Américains n’est pas nouveau. Il y a un tel sacrifice de l’état d’esprit national, une telle humiliation subie constamment par les Britanniques du fait des Américains, qu’il serait normal que les Britanniques en arrivent inconsciemment à “vouloir” interpréter faussement les situations, pour redresser leur avantage, et à charger les Américains de vertus qu’ils n’ont pas, justifiant ainsi les sacrifices de fierté nationale bafouée qu’ils font régulièrement. De là, pour leur compte, à croire également tout ce que disent les Américains, comme un vulgaire citoyen US devant la propagande de son gouvernement, il n’y a qu’un pas. Les Britanniques le franchissent de plus en plus souvent, ce qui est une bonne mesure de la crise. Dans le cas qui nous occupe, le pas est malheureusement franchi dans une circonstance extrêmement coûteuse pour les Britanniques. Une telle attitude inconsciente aurait pour résultat de “se faire croire” à soi-même la justesse de cette politique rationnellement injustifiable. Mais l’on comprend que ces psychologies soumises à de telles pressions sacrifient à cet habillage de la réalité.

[Tout cela n’est pas une réflexion gratuite, au regard des plus récents événements. Dans cette affaire, l’enjeu était de taille. Si les Anglo-Américains avaient pu faire voter une résolution couvrant leur intervention, c’est toute la problématique des WMD introuvables depuis la mi-mai qui serait transformée de fond en comble. Une telle résolution eut impliqué que l’ONU elle-même, et avec elle tous ceux qui auraient voté ou n’auraient pas opposé leur veto, acceptaient in fine la thèse de l’existence de ces WMD. On n’aurait pas pu isoler si facilement les responsabilités, et provoquer les actuelles et précises mises en question des rôles de Blair et de Bush.]


Et encore : ont-ils vraiment changé ? Ont-ils retenu la leçon ? Le doute est permis


On terminera sur un mot malheureux qui, malheureusement doit-on dire, tendrait à montrer que les diplomates anglais n’ont toujours rien compris. Nous citons le passage : « “We underestimated the dislike of the US around the world — many small countries didn't like being pushed around,” said one senior Whitehall figure after the war was over. “It did not go down well when the US said, ‘we will go to the security council, but if there is no resolution, we shall go to war anyway’...we failed to pick up the warning signs of what was a kind of peasants’ revolt.” »

Effectivement, qualifier de “révolte des paysans” le refus de s’abaisser de pays tels que le Mexique, le Chili, le Pakistan, etc, cela dénote une bien fâcheuse vision du monde et une arrogance que rien dans le traitement subi par les Britanniques de la part des Américains ne saurait justifier. De tels mots impliquent de lourdes incompréhensions. Après cela (mais avant aussi), les Britanniques ne devraient pas être étonnés d’être considérés quasi-unanimement comme les “cireurs de pompes” des Américains. A ce compte, on préfère être des “paysans”, qui plus est qui se révoltent.


Iraq post mortem 1

There are lessons to be learned from the mistakes made in the heart of government that led to Britain's defeat at the UN


by Charles Grant, director of the Centre for European Reform, Prospect Magazine, June 2003

After the victory of coalition forces in Iraq, many people forgot the diplomatic defeat which preceded the conflict. With the benefit of hindsight, the US and Britain would have been better advised never to try for that second UN resolution, but simply to say-as they ended up saying-that resolution 1441 and earlier resolutions provided sufficient cover for military action. The fact that they tried and failed to win further UN backing made the war seem less legitimate than if they had never tried.

Britain and the US should have listened more attentively to the French, who by the turn of the year were strongly advising them not to go for a second resolution. The thrust of the French message was: ''If you must go to war, do it on the basis of 1441; we would criticise you, although moderately. However, if you seek another resolution to authorise war, we shall fight against it.''

Bush would have been happy not to return to the UN, but Blair wanted the resolution to secure Labour party support for the war. So it was important for Blair to go through the motions of being seen to try to get UN backing-and that would have been the case even if he had thought the effort would fail. But the government believed it would get the resolution. When it did not, Blair was saved by Chirac's behaviour which was (in British eyes) so unreasonable that France could be blamed for the absence of UN cover.

This is not a story of a particular department or individual making mistakes. Downing Street and the cabinet office, the foreign office and the ministry of defence are much more closely integrated than their equivalents in Washington, Berlin or Paris. And the individuals involved are mostly highly intelligent and committed people who work unbelievably long hours in the service of their country.

However, the system as a whole got some things wrong. In the words of one senior Whitehall figure: ''Something was moving between France and Germany which we did not understand, and the US did not try hard enough with Russia...We did not read the French right, and we got Russia wrong.''

What is surprising is that so many people in London remained so optimistic for so long. When I visited Moscow in mid-February, many Russian officials told me that President Putin was prepared to use a veto to prevent a UN security council resolution. I did not believe them, thinking that Putin would not want to endanger his new friendship with Bush. But back in Britain, I relayed what I had heard to a senior figure in the government. He told me that what I had been told was rubbish. Putin would agree with the last person he spoke to, he said, and that person would be George W Bush. This figure then told me he was certain that the resolution would gain a minimum of nine or ten votes in favour.

The government also thought it unlikely that the French would dare to veto the resolution. Of course, it is easy to be wise after the event and if Germany and Russia had not remained firmly in the French camp, Chirac might have hesitated before threatening a veto. However, I made a trip to Paris at the end of January and I went to see several senior figures in the French administration who know me well enough to speak very frankly. They all assured me that Chirac was determined not to allow the passage of any UN resolution that gave diplomatic cover for war in Iraq. It was evident from these conversations that Chirac was not listening to the advice of some of his key officials, who were counselling a more cautious strategy.

Shocked by what I had heard, I wrote a short note to some of my Whitehall contacts, explaining that I could see no chance of Chirac softening his line on a second resolution. Some British diplomats shared my view, but the government as a whole continued to believe for at least another month that the French would become more flexible.

Some foreign office diplomats blame Downing Street for the excessive optimism-yet some overseas embassies shared that rosy view. Why did the government machine get things wrong? I am not sure of the answer, but part of it must be that Blair himself is so infectiously optimistic. He does tend to believe in his own very considerable powers of persuasion. His ''can-do'' approach to problem solving often rubs off on those around him. Some of Blair's officials seem in awe of his charisma.

Another part of the answer is that the machine is sometimes too willing to believe what the Americans say. The state department advised that the Africans and Latin Americans on the UN security council would back a second resolution-but they never did. The national security council, under the leadership of Condoleezza Rice-a noted Russia expert-stuck with the view that Putin would not oppose the US. And some of the Pentagon advice was that the fighting would be over in ''a week or so''-a prediction that turned out only a little over-optimistic.

''We underestimated the dislike of the US around the world-many small countries didn't like being pushed around,'' said one senior Whitehall figure after the war was over. ''It did not go down well when the US said, 'we will go to the security council, but if there is no resolution, we shall go to war anyway'.....we failed to pick up the warning signs of what was a kind of peasants' revolt.''

That honesty is impressive-but also alarming, given how much money Britain spends on embassies and intelligence services. Perhaps the people in Whitehall should make greater use of foreign correspondents, who sometimes have a good understanding of what is going on in their host countries.

There are at least a couple of lessons to be learned from this affair. One is that the British government should not believe everything the Americans tell it. The other is that Blair might benefit from having a senior political figure close by, to question the advice of officials-and challenge his own judgements. In the words of one foreign office man, ''every prime minister needs a Willy [Whitelaw].''


[Notre recommandation est que ce texte doit être lu avec la mention classique à l'esprit, — “Disclaimer: In accordance with 17 U.S.C. 107, this material is distributed without profit or payment to those who have expressed a prior interest in receiving this information for non-profit research and educational purposes only.”.]