Platon nous décrivait il y a 25 siècles

Les Carnets de Nicolas Bonnal

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Platon nous décrivait il y a 25 siècles

Mon vieux maître Allan Bloom a cité Platon. Bien lui en a pris.

Le livre VIII de la république évoque la dégénérescence des différents régimes politiques, en particulier de la démocratie.

Cela donne sur fond de critique de l’arrogance, de l’interdiction d’interdire et de la chutzpah institutionnelle propre aux citoyens des démocraties (selon le vilain réac Platon bien sûr) :

— Ne retourne-t-il pas alors chez les Lotophages de tout à l’heure, pour s’y installer ouvertement ? et au cas où quelque aide vient porter secours, de la part de ceux de sa maison, à l’élément avaricieux de son âme, ces discours vantards dont nous parlions ferment à clef les portes du mur royal qui est en lui, ne laissent pas passer de cet allié, et refusent d’accueillir la délégation des discours des hommes d’un certain âge ; ce sont eux qui remportent le combat, et ils repoussent à l’extérieur la pudeur, la nommant niaiserie, et faisant d’elle une exilée privée de ses droits ; appelant la tempérance manque de virilité et la couvrant de boue, ils l’expulsent ; et le sens de la mesure, et la modération dans la dépense, ils font croire que ce sont des façons de vivre grossières, dépourvues du sens de la liberté, et ils leur font repasser les frontières, avec l’aide de nombreux désirs non profitables.

On sait que les Grecs se méfient de l’hubris propre à nos sociétés qu’ils ont mieux connues et méditées que nous. Et cela donne sous la plume du plus grand maître de la pensée occidentale – qui évoque le débordement sémantique propre aux sociétés pourries :

Quand ils ont réussi à vider et à nettoyer de ces qualités l’âme de celui qui est passé par eux, et qu’ils initient à des mystères grandioses, ce sont ensuite désormais la démesure, l’absence de direction, la prodigalité et l’impudence que ces discours font entrer, brillantes, couronnées, accompagnées d’un chœur nombreux ; ils les célèbrent et les flattent par des noms aimables ; ils appellent la démesure bonne éducation, l’absence de direction liberté, la prodigalité largeur d’esprit, et l’impudence virilité. N’est-ce pas à peu près ainsi, dis-je, que quand il est jeune, on transforme quelqu’un qui a été élevé au milieu des désirs nécessaires, en l’amenant à libérer et à relâcher les plaisirs non nécessaires et non profitables ?

Ensuite comme Tocqueville, mais deux mille ans (on n’est pas Platon pour rien quand même), Platon évoque le citoyen ludique et défoncé propre aux sociétés pestiférées, celui qui parle tout le temps de lui à la télé (encore un mot grec !). Il vit au jour le jour, se fout de tout bien sûr, rit de tout, et « emplit son âme de petits et vils plaisirs » (Tocqueville) :

— Par conséquent, dis-je, il passe sa vie au jour le jour, à ainsi satisfaire le premier désir venu : tantôt il s’enivre en se faisant jouer de la flûte, puis à l’inverse il ne boit que de l’eau et se laisse maigrir, tantôt encore il s’exerce nu, quelquefois il est oisif et insoucieux de tout, et tantôt il a l’air de se livrer à la philosophie. Et souvent il se mêle des affaires de la cité, et sur une impulsion, il dit ou fait ce qui lui vient à l’idée. Et si jamais il envie les spécialistes de la guerre, il se porte de ce côté-là ; ou les spécialistes de l’argent, de cet autre côté encore. Il n’y a ni ligne directrice ni contrainte qui s’imposent à sa vie ; il nomme ce genre de vie délicieux, évidemment, libre, et heureux, et c’est celui qu’il adopte en tout temps.

La dégénérescence liée à la liberté excessive (monde d’après mai 68, démocratie post-autoritaire disait Lipovetsky) a créer un monde renversé, celui dont parlait Nietzsche pour d’autres raisons :

— Cela arrive, je crois, lorsqu’une cité gouvernée de façon démocratique, et assoiffée de liberté, tombe sur des chefs qui savent mal lui servir à boire, lorsqu’elle s’enivre de liberté pure au-delà de ce qui conviendrait, et va jusqu’à châtier ses dirigeants s’ils ne sont pas tout à fait complaisants avec elle, et ne lui procurent pas la liberté en abondance : elle les accuse d’être des misérables, à l’esprit oligarchique. »

On ne respecte plus ses chefs à moins qu’ils ne soient cools, façon Trudeau-Renzi-Macron. Dans « le monde renversé où le vrai devient un moment du faux » (Guy Debord), on change les rôles !

— Quant à ceux qui sont obéissants envers les dirigeants, dis-je, elle les traîne dans la boue en les traitant d’esclaves consentants, et de nullités ; en revanche, les dirigeants qui sont semblables à des dirigés, et les dirigés semblables à des dirigeants, elle en fait l’éloge et les honore aussi bien en privé que publiquement. N’est-il pas inévitable que dans une telle e cité l’esprit de liberté aille jusqu’à atteindre tout domaine ?

Plus personne n’obéit, ni les chiens ni les enfants…

— Et que cela s’insinue, mon ami, dis-je, jusque dans les maisons individuelles, la résistance à la direction finissant par s’implanter jusque chez les animaux.

— Quel sens pouvons-nous donner à un tel propos ? dit-il.

— Que par exemple, dis-je, le père s’habitue à devenir semblable à l’enfant, et à craindre ses fils, et le fils à devenir semblable au père, et à n’éprouver ni honte ni peur devant ses parents, puisque, bien sûr, il cherche à être libre. Et que le métèque s’égale à l’homme du pays, et l’homme du pays au métèque, et pareillement pour l’étranger.

Il n’y a plus de citoyen allemand selon les deux toqués Schauble-Merkel. Il n’y a que des résidents, et comme les derniers sont toujours les premiers, pourquoi se gêner ?

La lâcheté gagne toutes les autorités, ajoute le maître.

— C’est en effet ce qui se produit, dit-il.

C’est cela qui se produit, dis-je, ainsi que d’autres petits détails de ce genre : le maître, dans un tel climat, craint ceux qui fréquentent son école, et les cajole, et ces derniers font peu de cas des maîtres ; et il en va de même pour les précepteurs. Et plus généralement les jeunes copient l’apparence des plus âgés, et rivalisent avec eux en paroles et en actes, tandis que les vieillards, s’abaissant au niveau des jeunes, ne sont plus que grâce et charme, et les imitent, pour ne pas donner l’impression d’être désagréables ni d’avoir l’esprit despotique. »

Les esclaves « possèdent » les maîtres (cela en devient une bonne comédie d’Aristophane !) :

— Mais le point extrême, mon ami, dis-je, auquel atteint la liberté de la masse, dans une telle cité, c’est lorsque ceux et celles qui ont été vendus n’en restent pas pour autant moins libres que ceux qui les ont achetés. Et nous allions presque oublier de dire jusqu’à quel point, dans les relations des femmes avec les hommes et des hommes avec les femmes, vont l’égalité des droits et la liberté… »

Les animaux domestiques prennent le pouvoir (à quand un film ?) :

— Oui, certainement, dis-je, c’est bien ce que je vais faire. Car à quel point les animaux soumis aux hommes sont plus libres dans cette cité que dans une autre, qui ne l’a pas vu ne pourrait le croire. En effet les chiennes, comme dans le proverbe, y deviennent exactement telles que leurs maîtresses, et aussi bien les chevaux et les ânes, qui ont pris l’habitude de marcher de façon tout à fait libre et solennelle, bousculant le long des routes quiconque vient à leur rencontre sans s’écarter ; et tout le reste d’y devenir ainsi débordant de liberté… »

On peut aimer ce monde remarquez… Il suffit juste de ne pas en faire partie et de le regarder à la télé ! J’ai évoqué ailleurs le mythe de la caverne revisitée de mon auguste maître…

 

Sources

Platon – République, livre VIII, traduction Emile Chambry (Wikisource.org)