Petite généalogie de la double vérité

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Petite généalogie de la double vérité

Les théologiens médiévaux de l’Occident chrétien se sont livrés des batailles idéologiques d’envergure. Elles pouvaient les conduire jusqu’à l’excommunication. L’enjeu des disputes était de taille. Orphelins de la philosophie antique, disqualifiée depuis que le christianisme fut déclaré religion d’état et que l’Académie d’Athènes fut fermée par l’empereur Justinien en 529, il leur fallait ordonner et concilier les éléments scripturaires et la raison.

Vers le douzième et le treizième siècle, ils argumentèrent à partir de leurs interprétations du Commentateur. C’est ainsi qu’était désigné Ibn Rochd, l’Averroès des Latins. Homme de science, médecin et juriste, il avait travaillé les textes d’Aristote en général passés par le filtre des néoplatoniciens sur instruction du calife de Cordoue, Youssef Abou Yacoub de la dynastie marocaine et berbère des Almohades. Pour les historiens soucieux de tracer la tradition « laïque » en pays musulman, il leur faudrait verser au dossier l’exigence intellectuelle d’un prince tout à fait orthodoxe et pieux qui invite son ministre de la Justice à interroger exhaustivement l’œuvre d’un scientifique païen.

Les anti-Averroïstes, comme certains Averroïstes d’ailleurs, attribuèrent à Ibn Rochd une théorie connue comme la double vérité, celle selon la foi et celle selon la raison. Ils ne l’avaient pas lu. Selon toute probabilité, ils n’ont jamais eu un accès direct au texte du « Discours décisif sur l’accord de la religion et de la philosophie ». Le Cadi, sorte de juge suprême, avait établi dans cet ouvrage que le Livre révélé encourage voire fait obligation aux hommes en ayant la capacité, les philosophes et les gens de démonstration, d’interpréter les versets équivoques selon la raison. Il y énonce un axiome qui gouverne l’économie de l’ensemble de sa démonstration juridique « la vérité ne peut se contredire et elle porte témoignage pour elle-même ». Cependant, pour éviter la multiplication des sectes, phénomène dont il était le contemporain et qu’il déplorait, Ibn Rochd recommandait aux autorités politiques de pratiquer une sorte de prophylaxie sociale. Les résultats des travaux des philosophes s’ils sont divulgués à la masse peu sensible au syllogisme peuvent la dérouter par la rhétorique dialecticienne vers l’impiété.

Averroès juriste, fils et petit-fils de juriste, a produit du Droit, science à laquelle se sont adonnés les Musulmans avec énergie et application. Car si le Coran est source du Droit, tous les cas n‘y figurent pas explicitement d’où le nécessaire Qyass ou syllogisme juridique. Et c’est ainsi que le juge use de sa raison dans l’interprétation du Livre Sacré.

Il n’y a pas d’antinomie ni de conciliation à opérer entre un Texte Révélé qui est le Vrai et l’emploi d’instruments logiques de la pensée pour le comprendre. Ils sont à disposition de l’homme pour qu’il glorifie l’Incommensurable, sens le moins éloigné de l’expression rarement comprise ‘ALLAH OU AKBAR’. (1)

Cette invitation à la réserve est une véritable mise en garde contre la vulgarisation scientifique mal conduite surtout en matière religieuse. Elle a été à l’origine d’un mythe d’une longévité consternante, soutenant un surgeon né avec le développement d’une littérature orientaliste, le caractère fourbe des Arabes, leur double discours. Le régime de vérité double est absent chez le Commentateur, mais il a servi les scolastiques et écolâtres dans leurs difficultés avec la logique. Il leur fallait loger les mystères de l’Eucharistie, persistance de la substance et transsubstantiation, et la nature de Jésus homme, Dieu et fils de Dieu dans une seule hypostase ainsi que la Trinité selon les Catégories du Stagirite. Le pouvoir de l’intelligence était entre les mains du corps constitué des clercs de l’Église qui sécrétaient le dogme de concile en concile. Dès lors qu’un Siger de Brabant et un Jean de Jandun récusent la distinction réelle de l’existence et de l’essence, ils demeurent impuissants à justifier les fondements de la foi. Cité par le Tribunal de l’Inquisition à répondre d’hérésie et condamné par la Curie à l’internement, Siger et bien d’autres à sa suite n’ont eu d’autre échappatoire que d’invoquer la théorie d’une double vérité.

Thomas l’Aquinate, adopté par les Pères de l’Église, clôturera la tentative métaphysique scolastique en disjoignant les couples rivés de l’essence et de l’existence et de matière et puissance, distinction faite par Aristote de façon logique et non dans la réalité des Étants. Au concile de Trente (1545-1563) sa Somme théologique fut placée sur l’autel auprès de la Bible. Jusqu’en 1912, le Code du Droit canonique fit du Thomisme la doctrine officielle de l’Église.

L’intellect, cet hors du corps

Un autre procès fut fait au philosophe enturbanné de Cordoue.

Averroès aurait fait émerger le concept d’un Intellect universel et Éternel pour tous les hommes, lesquels ne serait pas doués chacun de sa propre intelligence. Beaucoup plus ardue est la lecture du Commentaire fait par le philosophe enturbanné du « De anima » d’Aristote. Le texte est très accidenté car connu grâce à la traduction latine qu’en a faite Michel Scott, cinquante ans après la mort de son auteur. Scott après un séjour en Andalousie s’est réfugié en Sicile auprès de son mécène Frédéric II, lui-même arabophone et érudit dont il devint l’astronome attitré. Averroès à son tour commentait non l’original mais les interprétations des péripatéticiens tardifs, Thémistius et Alexandre d’Aphrodise. Il fallait bien une triple érudition, latine arabe et grecque à des médiévistes pour réaliser une rétroversion vers l’arabe depuis le latin médiéval tardif afin d’extraire les concepts averroïstes.

En effet, à l’examiner de près Averroès s’avère être un précurseur en psychologie et en noétique. Il a posé quelques jalons qui détrônent le sujet d’une production purement endogène de sa pensée. Sans déposséder l’homme de son intellect et de ses capacités de cogitation, imagination et remémoration anatomiquement déjà topographiées par Gallien, il a contribué à décentrer le sujet de sa pure subjectivité. Averroès établit que l’Intellect, intelligible lui-même fait d’intelligibles non corruptibles et séparés, est incorporel et non nombré selon les individus. Se joignant à l’intellect agent, il actualise les intelligibles dans l’âme humaine. L’acte de pensée est la réception de l’intelligible mis à disposition de la capacité imaginative et mémorative.

L’intellect matériel d’Averroès est donc un univers d’intellect en puissance dans lequel « baignent » les intellects des individués humains. Il peut aussi être compris comme un intellect global en puissance, inné, affecté à chaque individu qui en fait ce qu’il peut en l’actualisant par l’apprentissage.

Ainsi la génération de la pensée individuelle, corruptible, résulte de la jonction de l’Intellect matériel, substance séparée, avec l’Intellect récepteur.

Il existe alors un réservoir d’Intelligibles qui ne sont pas localisables dans l ‘individu. Ils ne lui appartiennent pas en propre, il les saisit à la faveur d’une rencontre, les assimile par l’effort et l’exercice.

La part la plus noble de l’homme, le nôus, l’intellect, est d’origine divine selon Aristote. Ibn Rochd s’approprie d’autant cette assertion qu’elle est en accord avec le sens obvie coranique « Dieu a insufflé en Adam son âme ». La Béatitude s’obtient quand l’Intellect humain, noème lui-même se mire générant des noèmes.

Pourtant, cet Intellect matériel rémanent d’Averroès et non individuel n’appartient pas au Monde des Idées éternelles platoniciennes.

Il est d’une certaine permanence et plasticité.

Averroès, outre qu’il interroge le substrat du sujet de la pensée, pose que l’intellection échappe à la matérialité des corps.

L’inconscient collectif jungien est-il préfiguré dans cet Intellect séparé qui fait penser l’homme à partir de données qui ne lui appartiennent pas en propre ?

La structure sociale, les formes de production économique et de reproduction familiale en est-elle une autre qui inscrit la conscience humaine dans un périmètre dont il n’a pas la maîtrise ?

Un matérialisme vulgaire traquera la pensée dans des circuits neuronaux, dans l’activité cérébrale électrique propagée selon un influx, dans les neurotransmetteurs largués puis capturés. Elle n’y est pas réductible. Le développement des imageries cérébrales les plus sophistiquées appelées à la rescousse par les programmes étasunien et européen d’exploration de l’encéphale – en vue, c’est à craindre avec un certain degré de certitude, d’un contrôle total de l’individu isolé dans des ensembles- ne viendra pas à bout de ce qu’est l’intellection.

Les réalités multipliées pour un intellect en simulacre

Pour Averroès (Cordoue 1126 - Marrakech 1198) en bon logicien, la dialectique des rhétoriciens et des théologiens se fonde sur des prémisses de l’ordre de l’opinion, même partagée par tous. Elle obtient l’assentiment du plus grand public sur une opinion et non sur un fait ou une assertion avéré. Le philosophe, en l’homme de science ne peut se contenter de raisonnements inductifs d’une faible intensité démonstrative. L’assentiment peut dès lors s’obtenir sur des fausses prémisses.

Quand Ibn Rochd dans son Grand Commentaire sur le Livre III du de Anima d’Aristote a exploré, comme il l’a fait dans d’autres ouvrages et opuscules, la nature de la faculté rationnelle de l’homme, il ne pouvait imaginer que s’organiserait plusieurs siècles plus tard la fabrique d’un consentement généralisé de l’humanité à un discours imaginé par quelques-uns.

L’homme individué incorpore des images mises en circulation à son intention ; elles deviennent le réservoir de sa ‘pensée’ excentrée doublement. L’homme n’intellecte pas, il intègre des segments et des séquences élaborés par des centres « ex machina » qu’il saisit par ses facultés sensorielle émotive et imaginative et auxquels il accorde son assentiment.

Phèdre de Platon est une œuvre de jeunesse qui dénonce l’écriture coupable de présenter un discours qui une fois fixé sous une forme rigide n’est plus défendu de façon vivante devant un auditoire par son auteur et est donc susceptible de déformations et d’incompréhension. Ce dialogue socratique condamne bien avant l ‘invention de l’imprimerie le poison ou pharmakon d’une transmission et diffusion du savoir excédant l’oralité. Jacques Derrida l’avait largement commenté dans son texte la Pharmacie de Platon paru la première fois en 1968 dans la revue Tel Quel. L’engouement outre atlantique pour Derrida, vient de son anti-structuralisme qui a été à son insu l’amorce du mouvement antimatérialiste et surtout antimarxiste lequel a fait dériver le petit monde intellectuel européen et l’a jeté dans l’idéologie de la dissémination dilution de l’émancipation humaine réduite à l’échelle de petits groupes communautaires. (2)

Après l’imprimerie, le cinématographe a pris en charge la rhétorique persuasive. Michel Desmurget chercheur au CNRS prend à sa façon en l’absence d’un Socrate la description des effets délétères de la télévision sur les capacités d’intellection des enfants qui en subissent les programmes. Les Intellects individués sont immergés dans le grand bain du Discours Courant.

Depuis quelques décennies, et de façon régulière, avec un décalage temporel de plus en plus limité, nous apprenons que des instances organisent des opinions élevées au statut de vérités à l’usage du commun.

Raymond Aron, le compétiteur de Jean Sartre qui a intégré la rue d’Ulm un an avant lui, avait été bel et bien été recruté par la CIA, à l’instar de nombreux autres intellectuels qui ont promu une intelligence du monde sous l’enseigne de la Liberté. Il a été chargé de co-animer le Congrès International pour la Liberté de la culture créé à Berlin en 1950 et domicilié à Paris. Actif dans 37 pays, dirigé par un agent de la CIA, il a recruté un très grand nombre d’intellectuels engagés dans la guerre idéologique contre le communisme réduit à un totalitarisme. Aron n’a pas été seulement un philosophe au sens chercheur de vérité ou de sagesse au sens antique ou humaniste, il a été éditorialiste au Figaro puis à l’Express et chroniqueur à Europe 1. Bien avant que le journaliste allemand Udo Ulfkotte du Frankfurter Allgemeine Zeitung ne publie son livre où est relatée par le menu la manipulation des médias grand public, dès 1967, par de multiples organisations étasuniennes.

On peut retrouver dans Plaidoyer pour une Europe décadente de Raymond Aron publié en 1977 (à la veille des élections législatives en 1978 où la gauche même désunie risquait de gagner dans un contexte de stagflation) la source des idées déclinistes défendues par les atlantistes français, laudateurs de Reagan et Thatcher. La réduction de l’idée du communisme, la mise en commun pour le profit de tous des moyens de production mais aussi la décision par tous de la nature de la production des moyens de vie et de subsistance des humains, à un totalitarisme conduisant inévitablement au Goulag a évolué au point de transformer le capitalisme sauvage en seul horizon possible. Le triomphe de la Liberté contre la justice et légalité fut d’autant plus complet que l’URSS s’est effondrée.

L’avocastre Nicolas Baverez promu intellectuel pour sarkozystes reprenait avec allégresse que la menace suicidaire pour la France est sa tolérance pour le syndicalisme et l’encadrement dans des règles légales du capitalisme. La crise économique et financière de 2008 d’un genre nouveau, sous forme d’une surproduction de la Dette, non encore jugulée à ce jour, a peine à atténuer leur défense d’un capitalisme sans frontières.

Ceci est beau, suite donnée à la quiddité improbable d’une pipe

La mise en circulation d’un Intellect usiné d’Intelligibles, petits moteurs historiques actionnant le mental des masses, par des intellectuels mercenaire et quelques autres suiveurs aveugles ne se limite pas à fournir un modèle social sans l’accompagner de sa propre esthétique.

Pendant plus de vingt ans, la CIA a développé comme arme puissante de la Guerre froide l’art conceptuel et abstrait des Rothko et Pollock.

Elle a financé Nelson Rockefeller, alors à la direction du MOMA de New York, pour organiser des expositions de l’expressionnisme abstrait et contribuer à le faire coter artificiellement chez les galliéristes, les musées et riches collectionneurs. Ainsi furent imposés le coût et le goût de « Blanc sur Blanc » et de quelques traces pigmentées sur toiles parfois déchirées.

Ainsi furent méprisés les Béotiens qui ne voyaient dans cet art que dégénérescence, escroquerie intellectuelle et absence de substance.

L’aliénation de l’esprit humain se faisait sous l’emblème totémique « free enterprise painting ».

Usinage continu de réels juxta réels

La grande acquisition des années Nouvel Observateur, Tel Quel et autres organes d’édition et de presse influents, par le jeu de la Déconstruction Déstructuration, est la fragmentation de la pensée politique. Désormais, elle se limite à la mise en avant de particularismes socio-ethniques qui effacent la compréhension du Système, un capitalisme livré à son mouvement propre.

Ses agents travaillent à élaborer une réplique dénaturée de toute défense du corps social asservi. Leurs outils de prédilection dans un geste continu de retournement dialectique du moindre affleurement contradictoire sont les ONG et associations de défense de communautés détachées de leur socle national.

Elles bénéficient de financements généreux et d’entraînement de faiseurs d’opinion et d’aspirants-dirigeants. Elles pullulent et infiltrent tout le tissu social.

Syndicats, associations de défense des locataires d’HLM, comités de lutte contre l’islamophobie, pas une niche de la contestation potentielle de l’ordre n’est omise.

Ouvertement, l’Open Society Institute de Georges Soros accorde quelques prébendes au CCIF (comme elle a pénétré le mouvement de jeunesse sénégalais Y en a marre) pour le compte de l’USAID. Dans les banlieues françaises, il tient bourse ouverte pour des associations qui soutiennent les victimes du délit de faciès.

Les États sont une entrave pour les multinationales sans patrie, les nations avec une forte tradition une gêne pour le transnationalisme capitaliste qui prétend les dissoudre dans une totale anomie.

Al Qaïda, Jabhat Al Nosra, Daesh sont des versions successives d’une réalité fabriquée par des centres de confection sur mesure d’instruments qui altèrent le monde et la faculté de le percevoir. Il est des Syriens qui croient sincèrement que Daesh est une création de Bachar el Assad, comme il en est d’autres qui le voient comme un mouvement de Libération Nationale.

Sur quelles prémisses fonder une quelconque vérité quand la réalité s’évanouit, fantomatique, remplacée par une réalité seconde issue du fantasme de quelques clercs cyniques ou idiots. Face à cela, le doute méthodologique doit s’appliquer à tous les faits et toutes les données, mais ne risque-t-il pas de rendre impossible tout jugement ?

La Réalité seconde ou parallèle est une entité holistique qui, une fois amorcée, génère ses évènements et les servants qui l’entretiennent. Seules des violences historiques de grande ampleur peuvent déchirer le temps et faire advenir de tels adventices. L’indépendance fut rendue à l’Inde selon les conditions d’une partition fomentée par les Britanniques, accompagnée de luttes fratricides meurtrières et de déplacements de populations entières. Sans le concours du Pakistan pas d’Al Qaïda, pas de Moudjahidin et absence de toute les séquences dérivées, incluse la comédie surréaliste de Abbottabad. Pas de Daesh non plus.

Le régime de la vérité fabriquée ne peut résister face à la permanence de la passion humaine inextinguible pour la vérité et la justice. C’est une des manifestations de la part divine insufflée dans l’humain.

Tant que l’humanité subsiste. Ayant eu un début, elle peut tout aussi bien disparaître. Elle œuvre activement pour faire advenir les conditions de son extinction.

La philosophie médiévale, en particulier arabe, ne se limite pas à un enfermement totalitaire dans une théologie dogmatique. Ses philosophes pouvaient se tromper, leurs erreurs sont pardonnables. Ils s’attelaient en effet inlassablement à la recherche de la vérité. Leur quête métaphysique et scientifique pourrait éclairer de leur pieuse sincérité cette modernité plongée dans un long crépuscule en dépit de ses lumières artificielles.

Badia Benjelloun

Notes

(1) Littéralement, Dieu est encore plus grand.

Ou encore, quel que soit x, fût-il très grand, Dieu est encore plus grand. D’où l’Incommensurabilité.

(2) La Dissémination Seuil Points septembre 1993.

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