Notes sur un monde à mille temps

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Notes sur un monde à mille temps

26 mai 2014 – Ce fut une semaine agitée et presque historique, sinon carrément historique selon les normes des événements humains. On verra ce que l’histoire fera de cette proposition. On navigua du sommet Poutine-Xi aux élections européennes, avec un peu plus d’exotisme chocolaté d'une Ukraine faisant clopin-clopant son élection présidentielle, tandis qu’auparavant, à partir du 23 mai, le Sommet Economique de Saint-Petersbourg (sorte de Forum de Davos à la russe) avait rassemblé une élite du monde économique globalisé à laquelle il manquait, – absence proclamé et remarquée, – sa partie américaniste. Nous accorderons plus ou moins d’importance à ces divers événements, dans cette revue analytique que nous proposons, nous sentant libre d’évoluer à notre guise dans une époque qui voudrait se satisfaire bien plus des apparences de situation que des vérités de situation, et qui libère par conséquent le commentateur de son devoir de respect d’une cohérence extérieure qui n’existe plus. Le commentateur montrerait ainsi qu’il a le devoir, lui, d’imposer sa propre cohérence selon la fermeté et la liberté de son esprit et du jugement qu’il infère, puisqu’il a constaté enfin qu’il n’est plus tenu à rien dans ce désordre sans fin où désormais notre époque s’est abandonnée complètement.

... Dans tous les cas, pour une de ces rares fois dont il faut se délecter, il importe de remarquer que cette succession d’événements se déroula sans la présence affichée et officielle de “la nation indispensable” qui prétend rassembler autour d’elle le reste du monde convenable, et qu'elle se fit largement autour et dans tous les cas jamais très loin de la nation que la première prétend isoler du reste du monde, c’est-à-dire respectivement les USA (l’“indispensable”) et la Russie (l’isolée). Il ne faut pas voir dans ce constat ironique le moindre sous-entendu d’un classement quelconque, mais plus simplement la démonstration fatiguée, puisque déjà faite tant et tant de fois, qu’il faut se défier des apparences dont les narrative washingtoniennes sont coutumières, et qu’il faut bien admettre que dans ce monde de 2014, le désordre règne. Habemus BHO...

Discrétion de la “dé-dollarisation”

D’abord, l’avis d’un expert, ex-ministre du temps de Reagan, devenu un dissident antiSystème vitupérant et déchaîné à la fois. Paul Craig Robert est aujourd’hui fameux pour l’annonce d’apocalypses diverses et pour la façon absolument furieuse dont il dénonce les diverses tares de l’oligarchie corrompue de Washington D.C., ou bien, comme il la décrit dans une tribune du 6 mai 2014, la bande washingtonienne de Gangster State America.

Interviewé par Russia Today (RT), le 22 mai 2014, après le sommet de Shanghai Poutine-Xi et pour l’ouverture du Sommet Economique de Saint-Petersbourg, PCR porte d’abord ce jugement péremptoire sur la rencontre entre les présidents russe et chinois, à l’ombre de l’accord fameux de vente de gaz russe à la Chine pour les trois prochaines décennies. On notera que PCR tient pour acquis, dans sa description, que cet accord sera réalisé hors de tractations en dollars ; il s’agit de l’un des “détails” fondamentaux qui a mobilisé toutes les spéculations sous le vocable barbare de “dé-dollarisation” (voir le 14 mai 2014) ; et l’on constatera aussitôt que Russes et Chinois ont été extrêmement discrets à cet égard, lors de la signature et de la présentation de la chose, en présence des présidents Poutine et Xi... (L'on retrouve plus loin d'autres signes de cette prudence commune.)

«This large energy deal will be conducted outside the dollar system, so here is the beginning of the de-dollarization, the beginning of the de-Americanization. This is an indication that the two large countries, Russia and China, are forming a strategic alliance because they are tired of being harassed and cut out of the Western mechanisms, they are tired of the threats. So they are moving in a new direction, and they will take much of the world with them. I do not think the European countries that have strong economic relations with Russia will want to lose those... This is a beginning of a turn from Russia toward the East. Previously Russia was focused on being accepted by the West, being accepted by the Americans. It waited for years to be allowed to join the WTO. I think this was a mistake on Russia’s part because the West is not the rising part of the world. The rising part of the world is the East.»

Mystère et risque de guerre

Le reste de l’interview de Paul Craig Robert porte sur la situation financière et économique du monde dans le cadre contraint qu’on imposé les USA, et que les autres puissances devraient tenter de desserrer. Cette description ne manque pas, fort justement, de déborder sur sa signification politique et stratégique, pour déboucher sur l’attitude des USA vis-à-vis de l’évolution en cours, sur cette sorte d’“alliance” sino-russe en formation, sur l’inquiétude sinon de la panique que ce rassemblement suscite à Washington, sur les risques inhérents à cette situation, jusqu’aux risques de guerre...

Russia Today: «Pressure from Washington may account for some business figures not going to the forum, but are there other reasons too?»

Paul Craig Robert: «They have made it for that reason, if there are opportunities that they could have made there, if they are not present they cannot make the deals. In that sense it is a bad decision. I do not know how many countries actually decided not to come. I think in a way the American credit card companies were hurt by the sanctions that Washington kept talking about because this has now forced Russia to develop its own credit card companies, which it should have done a long time ago.

»It has always been a mystery to me that economically stable countries continue to operate within the American financial system. They are dependent on American credit card companies, for example. They are dependent on American internet companies, which simply allows the NSA to spy on them better. Why do they accept such dependence on American economic institutions? I have never understood. I think in a sense these developments are good for Russia because it means it is now developing its own infrastructure and will not be dependent on Washington’s infrastructure for communications, for finance, for credit. So this development is good for Russia, it is not good for Washington.» [...]

Russia Today: «Do you think there's genuine concern from the West over growing ties between Russia and China?»

Paul Craig Robert: «Yes, there is very much concern. The American foreign policy doctrine calls Washington to prevent the rise of other global powers. So now it is confronted not just with two rising global powers, but these two powers have a mutual alliance and both understand that Washington is surrounding them with military bases. Washington has land bases in the Baltics, in the Eastern Europe; possibly they are going to be in Azerbaijan, Georgia, Ukraine. And China is confronted with new American naval and air bases positioned to control the flow of ships through the South China sea. So both countries see that Washington has in mind hemming them in, preventing their rise and they are forming a strategic alliance because the two are stronger together than independently. And this worries Washington very much.

»I think it has overreached, it should have accepted the Russian cooperation, it should not have seen the rise of China as some kind of the threat. But it made mistake in demonizing both countries and it is trying to operate in the ways that prevent or slow the rise of these two countries. So this is a very serious situation for the world because it has the implication of a serious war.»

Rendez-vous à Saint-Petersbourg

Un point apparaissant comme de plus en plus remarquable dans ces divers commentaires et interventions, c’est la fracture de plus en plus visible et béante entre le monde “des affaires” et celui de la politique, à l’intérieur du bloc BAO d’une part, entre l’UE et les USA d’autre part. Il est évident que les élites-Système du Big Business dans le bloc BAO, essentiellement en Europe où se concentre l’essentiel des liens d’affaires avec la Russie, sont de plus exaspérées par la politique des sanctions que mènent les élites-Système des directions politiques. On trouve de plus en plus souvent l’expression d’une fureur à peine contenue, et même d’un réel mépris, des premiers pour les seconds.

Les extraits ci-dessous, d’un texte de RT du 24 mai 2014, en marge du Sommet de Saint-Petersbourg, rend à peine compte de l’exaspération de Reiner Hartmann, président de l’AEB (Association of European Businesses in Russia), donc le dirigeant de l’association qui regroupe les hommes d’affaires européens en Russie, – Hartmann, un Allemand bien sûr. La vidéo montrant cette déclaration témoigne du ton, de l’humeur, qui font imaginer avec quelle force les milieux d’affaires européens, allemands en particulier, exercent leurs pressions sur leurs autorités politiques, contre la politique des sanctions. On voit même que l’exaspération de Hartmann le pousse à quasiment dénoncer ceux de ses collègues qui ont cédé aux pressions politiques de leurs gouvernements, et se sont abstenus de venir à Saint-Petersbourg. Cela implique qu’est en train de se former, au sein du Big Business (européen et surtout allemand) une aile radicale qui ne serait pas loin d’épouser, dans la querelle actuelle, la position russe contre la position des gouvernements respectifs dont elle dépend en principe.

«“I’ve heard about 20 or 57 Chinese high-tech companies ready just to move in and replace Alstom, Siemens, BASF, and Bayer, just to name the few. It’s amazing!” [Hartmann] said. However, Hartmann expressed hope that “the trust, which has been built between… Russian government and European investors is still very holding; very strong and will overcome this.”

»The businessman said European investors, who had “a great success story” in Russia, are now “taken hostage by irresponsible political decision making people.” According to Hartmann, sanctions against Moscow demonstrate “shortsightedness” of European MPs and individual governments. “They have a four-year period and then they’re stepping down or are re-elected, but we – investors – we stay here,” he explained. Restrictive measures will affect European companies working in Russia, which will have a negative effect on jobs at home and “will be a setback for the recovery of Europe” from the crisis, the businessman warned.

»Hartman believes that the investors were put in a difficult situation ahead of the St. Petersburg forum asthey were forced to choose between backing their governments’ stance and ignoring the event or offending their authorities by deciding: “‘I don’t care. I come because I talk about business, I don’t talk about politics.” “A lot of top businesses CEOs simply have – at the last minute – decided not to come because of this pressure from the government,” he said. “I am surprised how strong the influence is from the European government in Brussels, in particular, on investors,” Hartmann added.»

Une “ligne rouge” de plus

Cette situation de malaise interne à diverses nations du bloc BAO à cause de la politique des sanctions pourrait-elle déboucher sur un différend politique grave ? C’est-à-dire sur ce moment où, à cause de la montée des propositions de sanctions notamment sous la pression des USA, certains pays, et essentiellement des pays européens avec l’Allemagne en tête, refuseraient de suivre et rompraient la solidarité du “bloc” censé à la fois représenter la “communauté internationale” et isoler d’un seul élan la Russie ? C’est la théorie de la “ligne rouge”.

Nombre de commentateurs financiers jugent ce cas très probable si l’on parvient au “troisième train” de sanctions, bien entendu sous la poussée US, qui affecterait directement les relations commerciales et économiques entre l’Europe et la Russie. C’est l’opinion du spécialiste new-yorkais en investissement, Jack Worthington, qui répondait le 19 mai 2014 à des questions de Sophie Shevardnadze, de RT.

«I think that they [the US] are failing in isolating Russia because not many people are going to go along with these types of sanctions: the Europeans have too much to lose. Too high stakes for Europe, they’ve got their own internal red line that I believe they’ve drawn. I don’t think they are prepared to cross it, I believe it poses an existential threat to the eurozone... [...] Again, I don’t believe Europe is going to follow the US in these sanctions for certain key reasons. They are going to have their own internal red line on the turf, and I don’t think they are going to cross it... [...] I think it’s a foolish move for the US to pursue this line of aggression towards Russia. I think it’s going to backfire, that’s my own personal opinion...»

« ... the West should not panic »

Cette politique des sanctions, qui est finalement la seule réponse que le bloc BAO apporte aux crises que son action elle-même déclenche, est une politique générale caractérisée par le fait de la lâcheté dissimulée sous un vernis de moralisme et de convenance. Elle correspond parfaitement à la psychologie-Système du poids et du nombre, de la force utilisée comme pression “diplomatique”, de l’idéal de puissance. Ses effets sont innombrables. Un signe des temps est évidemment que ces effets “innombrables” sont de plus en plus contre-productifs ; les effets des événements, comme les événements eux-mêmes, échappent au contrôle de ceux qui les déclenchent directement et indirectement... Ce phénomène évolue, notamment, à mesure de la taille et du poids de celui contre qui on exerce la politique des sanctions et, dans ce cas, la Russie est le plus gros calibre possible.

Plus encore, les effets conduisent à l’investissement de domaines nouveaux... Il est manifeste que ce sont les sanctions en cours de développement et les actions de communication contre la Russie qui ont accéléré l’évolution russe vers un rapprochement de la Chine, notamment avec le fameux accord sur le gaz qui ressemble tant, dans la perception qu’on en eut aussitôt, à un traité d’alliance, et d’une alliance stratégique... Ainsi soit-il dans notre étrange époque de communication : inutile de signer un traité d’alliance bien souvent très contraignant, il suffit de signer un accord de fourniture de gaz sur le long terme.

Quelle explication de bonne tenue rationnelle, qui s’inscrive dans la Loi Fondamentale, – “les USA (les Anglo-Saxons) sont d’une essence particulière, au-dessus de tout”, – peut-on donner ? Vous pouvez compter sur The Economist pour s’y employer avec talent. Le 24 mai 2014, l’hebdomadaire s’exécute donc. La chose (l’“alliance”) est importante, elle est peut-être même historique, – mais diable, il ne faut pas paniquer («But the West should not panic»), car la cavalerie arrive toujours à l’heure, au bon endroit, avec la certitude de la victoire, selon la narrative en acier trempé que nous connaissons tous.

«Mr Putin called the deal the biggest in the history of Russia’s gas industry. But it counts, too, for the geopolitics that underpin it. That an agreement should come now, after a decade of haggling, is no accident. The deal will help the Kremlin reduce Russia’s reliance on gas exports to Europe. It is proof that Mr Putin has allies when he seeks to blunt Western sanctions over Ukraine. Both Russia and China want to assert themselves as regional powers. Both have increasingly strained relations with America, which they accuse of holding them back. Just over 40 years ago Richard Nixon and Henry Kissinger persuaded China to turn against the Soviet Union and ally with America. Does today’s collaboration between Russia and China amount to a renewal of the alliance against America? [...]

»China and Russia share a strong sense of their own historical greatness, now thwarted, as they see it, by American bullying. Both want the freedom to do as they please in their own back yards. Russia’s annexation of Crimea and its manoeuvring in eastern Ukraine have vexed America and Europe and left Mr Putin with even fewer friends than before. China’s push into the East and South China Seas is causing similar concerns in Asia, as smaller neighbours worry about its expansionism.

«But the West should not panic. Despite all this, Russia and China will struggle to overcome some fundamental differences. Start with the evidence of the gas deal itself: the fact that it took ten years to do, and that the deal was announced at the last minute, suggests how hard it was to reach agreement. The Chinese were rumoured to have driven a hard bargain, knowing that Mr Putin was desperate to have something to show from his trip.»

Le lourd passif sino-russe

Mais ne quittons pas aussitôt The Economist. Nous lui reconnaissons du talent pour exposer la narrative du suprématisme anglo-saxon, pour ranimer les certitudes un instant défaillantes, pour regonfler l’hybris lorsqu’il faseye comme une voile abandonnée par le vent. Par contre, il laisse entrevoir, dans une référence historique qui enlumine le propos, une complète inculture, comptable de la croyance aveugle dans la Loi fondamentale citée plus haut. Il s’agit d’une phrase de l’extrait cité, que nous reprenons pour la développer, parce que ce développement nous permettra de mieux éclairer l’“alliance” sino-russe et l’appréciation qu’en ont les Anglo-Saxons : «Just over 40 years ago Richard Nixon and Henry Kissinger persuaded China to turn against the Soviet Union and ally with America.»

Quelle erreur ! Quelle méconnaissance des réalités des grandes cultures dans les tourbillons idéologiques du XXème siècle ! The Economist veut nous faire croire, d’ailleurs parce qu’il le croit lui-même dans l’inculture qu’implique l’hybris anglo-saxon, que Nixon-Kissinger réussirent en 1971 le prodige de défaire la formidable alliance sino-russe, renforçant encore le crédit de l’habileté machiavélique de l’anglosaxonisme dont ils (Nixon-Kissinger) font nécessairement partie. Mais deux ans plus tôt, à l’été 1969, sur le fleuve Amour séparant les deux puissances communistes, on se tiraillait ferme, entre garde-frontières chinois et garde-frontières russes. L’URSS préparait des plans d’attaque nucléaire contre la Chine, avant que ce pays ne disposât d’une force nucléaire acceptable. (Les USA, qui furent informés indirectement, intervinrent de tout leur poids pour convaincre les Soviétiques de ne pas bouger.) Si, pendant les années 1960, les Soviétiques armaient le Nord-Vietnam par des envois maritimes transitant par Haiphong (d’ailleurs désigné cible off limits pour les avions US, de crainte d’une frappe malencontreuse contre un cargo russe), c’est parce que l’acheminement, pourtant plus simple, par le chemin de fer, devait passer par la Chine, et que les premiers essais du genre avaient abouti à des pillages systématiques des trains russes, des armes russes pour les Chinois et aucune pour les Vietnamiens.

Le seul accord sino-soviétique assez poussé se fit entre les années 1949 (victoire de Mao en Chine) et 1953 (mort de Staline), parce que Mao avait une certaine proximité de méthode avec le dictateur soviétique, et cela malgré l’expérience d’une URSS plus prompte à soutenir Tchang Kaï-check contre le PC chinois durant les années 1930. Pour le reste, les Chinois ne cessèrent de déverser des tombereaux d’insultes contre les dirigeants soviétiques qui suivirent (Mao détestait Krouchtchev et ne voulait rien savoir de Brejnev), tous qualifiés de “révisionnistes” insupportables. L’aggiornamento de 1971, de Nixon-Kissinger avec un Mao vieillissant et un Chou En-lai frétillant flegmatiquement, était dans la nature des choses et ne pouvait que satisfaire les Chinois. Ainsi n’est-il en rien question, aujourd’hui, de ressusciter une alliance sino-russe qui n’exista jamais («Does today’s collaboration between Russia and China amount to a renewal of the alliance against America?»).

Stéréotype made in anglo-saxon

Ainsi l’esprit anglo-saxon qui dirige le jugement général du bloc BAO en étant persuadé de son propre brio et de sa vision avancée, est-il lui-même complètement prisonnier des stéréotypes de la Guerre froide. (Le grand exploit de Nixon-Kissinger, car il y en eut un, ne fut bien sûr pas de défaire une alliance qui n’existait pas mais plutôt de faire accepter aux USA et à Washington même un rapprochement avec la Chine, tant la pulsion anticommuniste dominait tous les jugements et classait nécessairement la Chine de Mao comme compagne fondamentale de l’URSS. Cette situation explique d’ailleurs la tactique adoptée, d’un secret complet des négociations USA-Chine, gardé jusqu’au dernier moment du premier voyage-surprise de Kissinger, tout cela de crainte que les forces bureaucratiques en action à Washington n’interfèrent dans le processus. Cette manœuvre réussie fut l’une des causes du Watergate et de la chute de Nixon dans sa vraie version [voir le 28 décembre 2009].)

Il y a ainsi un double paradoxe dans la situation présente. Le premier est que la politique américaniste s’est développée depuis l’accélération de la crise ukrainienne selon ce stéréotype de la Guerre froide, comme si Russes et Chinois étaient à nouveau les alliés fondamentaux de la Guerre froide qu’ils ne furent jamais, c’est-à-dire comme si l’alliance sino-russe ressortait d’une dynamique naturelle. La déstructuration de cette politique américaniste est telle, renforcée par une extraordinaire arrogance de jugement, que ce mouvement renforçant involontairement le rapprochement russo-chinois a pu être développé alors même que les services du système de la communication à Washington assuraient que l’isolement de la Russie était réalisé et que la Chine s’alignerait sur les consignes US lors du vote de l’Assemblée Générale à l’ONU. (La stupidité de cette séquence fut à son comble lorsque l’ambassadrice US Power affirma avec l’assurance hystérique qui la caractérise que l’abstention chinoise dans le vote condamnant le référendum de la Crimée était effectivement un alignement sur les USA. Comme l’on sait, c’est exactement le contraire [voir le 28 mars 2014].)

En d’autres mots et pour retourner l’appréciation de la dynamique, la pression incroyable de Washington, tant contre la Russie dans l’affaire ukrainienne que contre la Chine avec la visite d’Obama et les encouragements anti-chinois donnés aux Japonais, a provoqué une accélération décisive au rapprochement sino-russe, prenant lors du sommet Poutine-Xi une véritable dimension stratégique. Le comble de l’activisme américaniste se manifesta lorsque les USA, adoptant avec un naturel confondant une posture à-la-Snowden, accusèrent la Chine de “cyber-hostilité” et inculpèrent quatre officiers chinois le jour de l’arrivée de Poutine à Shanghai. La rapidité de la séquence de la déroute arrogante de la politique US, accumulant avec la force d’un buffle et la vitesse d’une gazelle toutes les sottises possibles pour verrouiller l’aspect stratégique du rapprochement sino-russe, cette rapidité est confondante. Les USA effectivement exceptionnels ne font jamais les choses à moitié.

La narrative de l’entente Poutine-Obama

Le deuxième paradoxe est que ce durcissement des antagonismes et l’aspect stratégique du rapprochement sino-russe en plein cœur de crises déstabilisantes pour les deux, se fait au nom principalement de la modération des deux partenaires. Tant Poutine que la direction chinoise ne cessent de montrer une tendance centriste de modération extrême dans la question de leurs relations avec le bloc BAO, alors qu’on ne cesse de les presser et de les condamner pour le contraire. C’est cette modération qui leur interdit de réagir avec plus de vigueur, chacun de leur côté, aux pressions du bloc, et c’est cette pression antagoniste du bloc BAO qui les pousse, pour compenser ce qui pourrait être pris pour de la faiblesse et risquerait d’en devenir effectivement une, à se renforcer mutuellement en exaltant leur rapprochement jusqu’à en faire, du point de vue de la communication, l’ébauche d’une alliance stratégique fondamentale. Les Russes et les Chinois, adeptes acharnés de la stabilité et de la mesure dans les relations internationales, ne craignent rien tant que le désordre que suscite la politique US/BAO. Cette modération de jugement les conduit ainsi paradoxalement, à cause des pressions de cet extrémisme-Système du bloc BAO nourrissant le désordre, à proclamer implicitement une alliance qui est aussitôt perçue comme un acte stratégique fondamental.

On peut voir aisément que Poutine remet inlassablement sur la table sa volonté de modération et d’apaisement. Il proclame que la Guerre froide n’a pas redémarré dans un deuxième épisode et que personne n’en veut (voir RT, le 24 mai 2014), – et on lui souhaite bonne chance... Robert Parry, de ConsortiumNews, dans un article du 24 mai 2014 où il détaille la politique ukrainienne du département d’État comme un «a textbook diplomatic fiasco», nous assure, selon la narrative habituelle à cet égard et à laquelle lui-même a déjà beaucoup sacrifié, qu’il y a à nouveau une tentative d’entente personnelle Poutine-Obama, à l’occasion des commémorations du débarquement du 6 juin :

«The key Ukraine question now is: Can Putin and Obama overcome Official Washington’s chest-thumping hysteria and deescalate the violence — along with the rhetoric — for the good of all rational parties in the dispute? I’m told that Putin, though stung by Obama initially joining the anti-Russian stampede, has begun working again with Obama with the goal of a possible summit meeting in Normandy on June 6 during the ceremonies honoring the 70th anniversary of D-Day.»

Cette posture de Poutine, que l’on considère encore comme tactique et qui est bien plus que cela, finit par lui attirer des critiques de la part de ses principaux partisans, y compris parmi les dissidents du bloc BAO. Par exemple, cette appréciation de Finian Cunningham, sur PressTV.ir, le 24 mai 2014, à propos de la déclaration du président russe selon laquelle il respecterait le “verdict des urnes” en Ukraine, le 25 mai...

«Russian President Vladimir Putin told the international business conference in St Petersburg that his government would recognize the results of the presidential election being held this weekend in Ukraine. That seems to signal a significant concession by the Russian leader to placate the Western-backed regime in Kiev. [...]

»Nevertheless, it seems a tactical mistake by Putin to acquiesce to the Western-sponsored regime-change operation in Ukraine and the ongoing terror campaign that this regime is subjecting dissenting populations to, by affording a fake legitimacy to a farcical election. You can’t placate a lawless bully by pandering to it. The bully – the Washington-backed junta in Kiev – only understands the language of force. Moscow would be better to condemn this regime, as it did until recently, and the sham election that this imposter-junta is foisting on the Ukrainian people. A reign of terror does not stop being a reign of terror just because a few polling booths are opened up.»

Que ces critiques soient fondées ou non, que Poutine (et Xi) at(en)t évidemment une conception modérée de la politique à suivre n'empêchent pas, finalement, que le rapprochement sino-russe a eu lien, que les pressions du bloc BAO se poursuivront, que les deux pays (la Russie et la Chine) seront par conséquent ramenés en permanence à la nécessité d'une ligne ferme contre le bloc BAO. Il s'agit d'une logique irrésistible, qui domine tous les acteurs, et qui, pour les Russes et les Chinois, les placent finalement et décisivement dans le camp antiSystème.

Délégitimation Full Circle

Ces divers épisodes exposant le grand désordre et la confusion des diverses politiques machinées par les sapiens-Système avec les ripostes antiSystème qui vont avec se complètent, au terme de cette “semaine historique”, à la fois “historique” as usual, à la fois sortant de l’ordinaire, par les nouvelles du front démocratique de l’exercice du droit de vote. On ne s’attardera pas trop, pour l’instant, à l’élection triomphale du “roi du chocolat” applaudi comme le sauveur-médiateur de l’Ukraine divisée par la fureur et le désordre. (Après tout, à cet égard, les nouvelles sur l’implication possible du président tchétchène et de ses bataillons dans le chaudron ukrainien pourraient s’avérer plus importantes...) Par contre, oui, l’élection du nouveau Parlement européen, scrutin en général sans vigueur et sans saveur, prend cette fois une dimension exceptionnelle et s’inscrit sans hésitation dans cette “semaine historique”

On connaît les résultats, on peut même dire qu’on les connaissait à l’avance mais la réalisation de la chose constitue un énorme choc psychologique. La perception de cette élection européenne va contribuer encore un peu plus à l’entreprise déjà avancée de délégitimation des directions-Système en Europe, et avec elles de l’“idée européenne”. Alors que le bloc BAO est partout sur la brèche pour donner ses surprenantes leçons de gouvernance réaliste et moraliste, il continue ainsi à se dissoudre de l’intérieur. Que valent ces directions politiques en France et au Royaume-Uni, avec ces élections qui donnent la première place au FN français (25% des voix) et à l’UKIP britannique (28%), partis qui se situent nécessairement dans la logique antiSystème ? La France surtout, avec son système présidentiel fortement appuyé sur la légitimité, se trouve aujourd’hui comme un navire sans gouvernail pour le diriger, comme un pavillon sans mat pour le hisser. Il y a une belle logique dans tout cela : la crise de la légitimité française est à mesure de l’imposture des politiques menées en son nom depuis 2008-2009.

On dira, comme disait hier soir et plaintivement le brave José Bové, qui a troqué sa fourche d’insurgé antiSystème pour l’habituelle récupération-Système, qu’il ne s’agit que des élections européennes, “que les gens en ont profité pour voter FN et exprimer leur colère”. C’est peut-être parler juste, – quoique peu aimablement pour l’Europe, – mais c’est parler pour le 25 mai, et sans mesurer l’impact du “fait démocratique”, c’est-à-dire pour être sérieux la délégitimation des autorités officielles qui entraîne, par effet contraire, la légitimation des actes antiSystème, quelle que soit la voie empruntée pour les poser.

... Mais l’essentiel, pour notre propos, reste de raccrocher cet événement à la série que nous venons d’examiner, à partir du sommet sino-russe et du chaudron ukrainien. Nous le ferons en proposant une remarque concernant une convergence inattendue, qui accroît encore la perception de ce fait majeur de la délégitimation à l’intérieur du Système, cette terrible entreprise des termites ; c’est-à-dire la convergence entre la fureur populaire contre les directions politiques qu’expriment ces élections européennes, – ce qui les légitime curieusement, par inversion, – et la fureur des élites économiques et investisseuses, exprimée à peine mezzo voce par un Reiner Hartmann, contre ces “irresponsible political decision making people” qui les prennent en otages en entravant leurs belles affaires russes... Ces mêmes “irresponsables” délégitimés par leur base populaire, laquelle souffre sans fin sous les coups du système économique que lui impose le Big Business, lequel se retourne à son tour contre les “irresponsables” qu’il a lui-même privés de réel pouvoir politique... Full Circle, comme disent les amis Anglo-Saxons, Full Circle des contradictions du Système portées à un point d’exacerbation particulièrement riche et “fédérateur” de plusieurs crises à la fois chroniques et paroxystiques selon les jours, les humeurs et la geste politique. L’infrastructure crisique fonctionne à merveille...

Un choix de l’esprit

... Car, certes, tout est lié, de l’alliance contrainte et stratégique des dirigeants à la fois dans le Système et antiSystème que sont Poutine et Xi, à l’étrange convergence de la fureur des opprimés et des oppresseurs contre les mêmes “irresponsables” des directions politiques victimes des manigances du Système qu’elles servent. Le Système est effectivement impitoyables. Il dévore ses enfants, les fait s’entre-déchirer ; il sème la tempête et récolte les désastres du jour d’après, jusqu’à en souffrir lui-même dans ses fondements ; il s’autodétruit avec la même voracité qu’il met à détruire toute structure qui se trouve en travers de son sillon.

Tout cela n’a aucun sens si on ne lui en donne pas un d’autorité, en habillant le spectacle de ce désordre immense se cognant avec fureur sur autant de nœuds gordiens qu’il y a de crises aujourd’hui de cette dimension métaphysique que nous sollicitons nous-mêmes constamment. Ou l’on n’y comprend rien parce qu’il n’y a rien à comprendre, et alors nous basculons dans le néant où nous conduit notre nihilisme ; ou l’on n’y comprend rien parce que notre regard toujours habitué aux seules consignes de notre raison subvertie n’a pas encore l’acuité nécessaire pour franchir les dimensions décisives. Plus qu’une sollicitation objective de la situation du monde, il y a là un choix pour l’esprit. C’est bien le moment de parler de leur fameux “libre-arbitre”, – et qu’ils l’exercent donc, par l’audace de la pensée plutôt que par respect des consignes...