Notes sur LEUR confiance...

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Notes sur LEUR confiance... 

7 janvier 2014 – Nous allons prendre l'occasion de remarques d'un lecteur qui a réagi en deux temps à notre Brève de crise du 5 janvier 2015, qui n’en demandait pas tant. Mais cette occasion est intéressante et elle fait le larron. Ce lecteur soulève un problème lui-même des plus intéressants, qui ne peut pas se résumer à quelques mots-bateaux et bien connus, – “idéalisme”, “naïveté”, “réalisme en politique”, etc., et l’on en passe tant , – un problème qui mérite bien plus que cela.

... Bien avant de nous laisser filer dans nos habituels emportements, fureurs, ironies grinçantes et d’autres, voici les attendus du délit. Elles sont donc d’un lecteur, Mr. Alain Vité, le 5 janvier 2015, dans le Forum de notre texte «Au commencement était LEUR confiance»

Erreur et honneur

Voici donc, ramenées à l'essentiel (on peut lire les textes entiers dans les références/liens données ci-dessus), les remarques de ce lecteur :

«Ne pas rédiger d'accord écrit, c'était offrir un blanc seing aux USA pour déchaîner leur soif de puissance dévorante et maladive (cause précise et racine de la Guerre Froide, justement) avec un air ingénu et frais, sans que personne ne puisse rien leur reprocher puisque rien n'était officiel.

»Les Soviétiques ont commis une très, très grande faute : oublier la réalité de la situation, dont on parle ici d'habitude. Puisque c'est important, revenons-y. Les USA n'ont pas d'honneur, ils n'en ont jamais eu et ils ont été d'une parfaite constance en la matière depuis leur origine il y a plus de 250 ans, même avec leurs alliés. Alors face à un ennemi mortel, surtout un ennemi mortel terrassé... [...]

»Où sont passés la lucidité et le courage d'oser dire ce qui est vrai, qui sont la marque de fabrique de Dedefensa.org ? Vous n'hésitez en général pas à ramener sur terre et à corriger bien des experts que vous estimez dans l'erreur, surtout ceux que vous estimez tout court (les autres que vous n'estimez pas, vous les hachez menus). Comment se fait-il que vous ne reprochiez pas à ces gamins de tous âges leur aveuglement devant la réalité de la situation ? A savoir : ici le monde réel, les USA y sont toujours les USA et ne sont toujours pas des gentlemen...»

Deuxième message, qui complète le précédent : «Il ne s'agit pas de diaboliser les Etats-Unis à bon compte, “vade retro satanas”, etc. Les rapports de force intérieurs au pays et les luttes d’intérêts y président à tout, et bien des décisions extérieures servent à soulager des tensions intérieures. C'est constitutif des USA et c'est sa mécanique de fonctionnement. Ses stratégies belles ou laides et fructueuses ou foireuses, ne sont que la conséquence de cette mécanique, comme c'est largement et finement documenté ici année après année.

»La fin de la Guerre Froide a reçu le même traitement US que toute autre situation, c'est la démesure des enjeux et des possibilités qui en a rendu délirants les effets (et c'est, du reste, le prolongement du fonctionnement colonial britannique depuis Elizabeth I, mais c'est un autres sujet). C'est de ces USA là qu'il était question dans mon intervention précédente.»

L’ivresse du “tout est possible”

Pour aborder l’analyse qui servira à la fois de réponse à ces remarques et (surtout) de commentaires aux problèmes soulevés, nous allons faire d’abord appel ici ou là au témoignage direct de notre ancêtre à bord, Philippe Grasset. En effet, dans les remarques développées se trouvent nombre de sentiments, d’impressions, voire d’anecdotes demandant l’emploi direct du propos, où Grasset parlera dans ce qui apparaîtra comme une citation, souvent à la première personne. On s’y reconnaîtra, ces citations étant entre guillemets et à la première personne, mais pas en italique comme le sont en général les citations (comme on le voit plus loin avec de véritables citations) ... Commençons par cela, par l’essentiel de sa citation, – souvenirs de PhG d’une décennie sans pareille.

« Je crois que cette impression générale a déjà été évoquée ici et là sur ce site, mais il faut à ce propos la répéter. Les années 1980 à Bruxelles, où se trouvent l’OTAN, l’UE, etc., avec le tournant du 9 mars 1985 (nomination de Gorbatchev comme Premier Secrétaire du PC de l’URSS), ont été d’une intensité, d’un rythme, d’une vigueur, et d’un caractère complètement et constamment inattendus, qui n’ont sans doute pas de précédent historique sur une période d’une telle longueur. Ce fut une période presque magique, où tout semblait possible, une sorte de “fenêtre d’opportunité” sur une véritable révolution des conditions mêmes de l’organisation du monde. Je passe ici sur les espoirs, arrangements, projets géopolitiques bouleversés qu’entretenaient les uns et les autres... Je parle ici d’un sentiment, d’une atmosphère, c’est-à-dire d’une perception relevant de la communication et de la psychologie, sans précision nécessaire d’événements ou de projets politiques, voire de complots tortueux, sans détermination obligée d’un vainqueur et d’un vaincu, cette perception qui est presque de l’ivresse du “tout est possible”... Et je parle également, pour ce qui concerne l’Occident, non pas de vastes mouvements de foule face à des appareils politiques retranchés et terrorisés, mais bien au contraire d’appareils politiques constitués et exerçant le pouvoir, lancés activement dans ce mouvement, y participant, y contribuant, et surtout attachés à combattre les forces bureaucratiques qui constituaient, dans leurs camps, les seuls véritables freins au changement

» Je ne crois pas qu’ailleurs qu’à Bruxelles et au jour le jour, dans cette ville qui connut son époque de gloire en se transcendant hors de ses caractères pesants, en “oubliant” presque complètement la Belgique pour devenir le carrefour de toutes les forces régissant le monde, on ait pu parfaitement saisir et se pénétrer de cette période d’exception. Si j’avais employé le mot de métahistoire, – que je dédaignais à cette époque si seulement je le connaissais, – il eût été approprié. Qui plus est pour renforcer la suggestion, la période ainsi décrite se divise exactement en deux (9 mars 1985), entre la nuit et le jour, la descente aux abysses sombres et la montée à la lumière folle... Il y eut d’abord l’enfermement crépusculaire du bord de la guerre nucléaire jusqu’au paroxysme de 1983-1984, puis il y eut après mars 1985 l’explosion extraordinaire de nouvelles et de décisions, de suggestions, d’hypothèses emportées, de rencontres pleines de surprises, de mouvements libérateurs et libératoires des esprits. Pendant cette période, la politique ne ressembla plus à ce qu’elle est d’habitude, – et cela embrasse notre fameux sujet des conférences et promesses de 1989-1990 qui nous réunit ici.

» Je rapporte ici une anecdote qui résume tout, qui résume comment s’improvisait au jour le jour, heure après heure, ce qu’on ne pouvait plus nommer “politique”. Cela se passait à Bruxelles, au cours d’un important colloque des 8-9 décembre 1988 à Evere, au quartier-général des forces armées belges qui est contigu à l’OTAN (un “hasard”, jurerait le naïf, et à cette époque particulièrement). Le thème ne pouvait être que la situation en Europe, la situation des forces, etc., c’est-à-dire l’ouragan Gorbatchev. Un intervenant US, un spécialiste incontesté de l’arme blindée, consultant de l’US Army, auteurs de nombreux articles définitifs et inspirateurs d’une doctrine d’emploi des blindés en coopération rapprochée avec une nouvelle génération d’engins aériens comme l’avion antichar type-A-10A, cet expert dont je ne parviens pas à retrouver le nom devait donner une intervention sur la situation stratégique des forces terrestres Est-Ouest en Europe, qui restaient encore fixées à leur niveau de la Guerre froide, dans ces moments d’une fluidité politique extrême. En même temps (8-9 décembre également) se tenait à New York une réunion spéciale à l’ONU où parlait Gorbatchev. Il parla le premier jour et quitta brusquement New York le lendemain pour l’Arménie, alors en URSS, où venait d’avoir lieu un tremblement de terre. Il avait eu tout de même le temps de dire des choses intéressantes.

» ... Notre orateur arriva au colloque le 9 au matin. Il vint directement à la tribune, venu tout aussi directement de Zaventem où venait d’atterrir l’avion qui l’amenait de Washington. Il avait en main le texte de la déclaration de Gorbatchev, qui était en train d’être faite ou venait d’être faite, et pas encore publique ou à peine. On fit une rapide présentation de l’expert, il y eut des applaudissements, etc., puis la parole lui fut donnée. Excellent maître de l’effet, il observa quelques secondes de silence, contemplant l’assistance la main posée sur une vingtaine de feuillets qu’il avait devant lui, le texte de son intervention. Puis il s’en saisit avec brusquerie, se leva, avança sur le devant de l’estrade et déclara d’une voix forte, – quelques mots en français, le reste Made In USA, – “Voici mon intervention ! Trois semaines de travail, des documents secrets consultés, des chiffres inédits, eh bien voilà ce que j’en fais !” Et il envoya valser sa vingtaine de feuillets dans les airs... Puis de s’expliquer, sur un ton mi-sardonique, mi-ironique, mi-fataliste (comme dans le Cesar de Pagnol, le cocktail contient trois moitiés) : “Gorbatchev est en train de nous dire à l’ONU qu’il a décidé de retirer unilatéralement 13 divisions d’Europe de l’Est ! Personne, vous entendez, personne n’était au courant ... Qu’est-ce vous voulez que je vous dise ? Il a trois métros d’avance, on n’en peut plus à essayer de le suivre, et moi avec mes vingt feuillets d’un autre temps...” (Mais il fit une intervention improvisée sur le cauchemar d’être un expert par les temps qui couraient, qui fut très drôle.) Pendant de temps, dans une interview, William H. Webster, directeur de la CIA, geignait parce que, disait-il, “l’Agence affronte de très sérieux problèmes en devant conseiller le président sur la façon d’anticiper et de répondre à des initiatives d’un dirigeant soviétique innovateur et imprévisible”...»

Coup d’État “à-la-Gorbatchev” de Bush-père

Concernant cet épisode, – il y en eut de multiples de cette sorte pendant la période, – il y eut une “réplique sismique” six mois plus tard. On voit à quel point l’action de Gorbatchev bousculait absolument tout, – non seulement la position soviétique, mais aussi la position occidentale et, bien entendu, la situation des relations Est-Ouest et par conséquent la situation du reste du monde.

A la fin mai 1989, le président Bush (Bush-père) proposa lors d’un sommet de l’OTAN un désarmement des armes nucléaires de courte portée et des avions de combat affectés à cette tâche. Cette décision était annoncée unilatéralement, sans consultation d’aucune sorte, y compris de tous les alliés. La chose éclata comme une bombe et fut aussitôt interprétée comme une “réponse” aux initiatives-Gorbatchev de décembre 1988, pour tenter de tenir le rythme. Un mois plus tôt, en avril, une réunion des ministres de la défense de l’OTAN avait montré que la bureaucratie travaillait à pleine vitesse, et semblait devoir triompher, pour décider de la modernisation de ce type d’armements qui resteraient évidemment déployées, – le contraire de la proposition-Bush le mois suivant.

Que s’était-il passé ? Bush-père avait simplement fait un coup d’État bureaucratique. Il avait saisi le dossier de ces armes des griffes de la bureaucratie, balancé aux orties le discours lénifiant qu’on lui proposait, rassemblé autour de lui un petit groupe d’experts (son conseiller de sécurité nationale Scowcroft, le secrétaire d’État Baker, l’amiral Crowe, président du comité des chefs d’état-major, etc.) pour travailler sur une décision exactement inverse et entrer dans le jeu de Gorbatchev. Ensemble, ils firent le discours-bombe du sommet de l’OTAN. La bureaucratie US/OTAN était furieuse mais tant pis pour elle.

Un commentateur fit cette observation absolument fondamentale que «Bush menait désormais contre sa bureaucratie la même bataille que Gorbatchev contre la sienne». (Une chose semblable, quoique moins élaborée, s’était produite en 1987. Reagan avait forcé à la signature d’un traité FNI [Force Nucléaires Intermédiaires/de Théâtre] avec l’URSS à un niveau zéro-zéro, – suppression complète de ces forces, – contre l’avis forcené de sa bureaucratie qui voulait conserver un seuil minimal de telles forces en Europe et voulait un accord à un chiffre réduit par rapport au nombre de systèmes déployés. Sorte de coup d’État bureaucratique, là aussi.) Il s’avérait alors que la “révolution-Gorbatchev” touchait l’Ouest également, où les directions politiques commençaient à se révolter contre leurs bureaucraties du temps de la Guerre froide, comme Gorbatchev avait pulvérisé la sienne. La lecture vraie de la situation politique d’alors balayait tous les antagonismes courants, les intérêts nationaux apparents immédiats, etc. C’était une vérité de situation sans précédent.

La sincérité de Gorbatchev

« Voilà l’atmosphère qui régnait depuis 1985 et qui perdura jusqu’en 1991. Je me rappelle un article de l’International Herald Tribune, ce devait être en 1990 ou en 1991, où l’auteur rapportait le désarroi des élites US devant le fait que Washington était relégué à un rôle provincial, que c’était désormais Bruxelles qui jouait le rôle central de la rencontre Est-Ouest où se réglaient toutes les affaires du monde, avec des liens nouveaux établis en toute hâte entre l’Est et l’Ouest, les visites constantes des chefs d’état-major soviétiques à l’OTAN, quelques navires de l’US Navy en visite d’amitié à Saint-Petersbourg, une virée du secrétaire général de l'OTAN Woerner à Moscou, etc. Au niveau diplomatique, c’était la même atmosphère d’ivresse qui touchait absolument tous les côtés, Est et Ouest, et chacun ne songeait plus qu’à l’opportunité de mettre en place une organisation générale du monde, hors des intérêts particuliers qui existaient toujours mais étaient relégués au second plan, complètement sur la défensive... »

Nous allons maintenant aborder le sujet central du texte qui concerne cet accord oral de non-extension de l’OTAN. On gardera à l’esprit la puissance formidable du contraste régnant alors. « Ma conviction (dit Philippe Grasset) est que la suspicion, la méfiance dominaient absolument les bureaucraties occidentales et les experts de seconde zone quant à l’action de Gorbatchev, mais qu’au contraire les directions politiques étaient de plus en plus convaincues de la sincérité du Soviétique et faisait de plus en plus tout ce qu’il fallait pour l’aider dans sa lutte intérieure, sans arrière-pensée ni plan machiavélique. Tous ceux-là avaient la sensation de quelque chose d’historique qui les dépassait. Il y avait une véritable confiance, la sensation de ces dirigeants de jouer ensemble contre des forces bureaucratiques et autres qui freinaient des quatre fers...»

Talleyrand, homme de caractère

Ici, nous élargissons le sujet pour mieux établir un pont entre la période que nous évoquons et la nôtre, et aussi pour mieux nous concentrer sur le sujet traité (“la confiance” ou “la naïveté” ?). Cette réflexion se fait sous le magistère, l’inspiration, la référence de deux hommes, – Talleyrand et de Gaulle.

Le premier est un homme de caractère ; de Gaulle pas moins certes mais Talleyrand plaçait le caractère au-dessus de tout et il le disait. Dans la Chronique du 19 courant.. du 19 mars 2014, notre chroniqueur écrit à propos du “caractère”, dont il juge qu’il englobe notamment l’intelligence, avec d’autres traits, et qui nécessairement la dépasse (l’intelligence)  : «C’est bien dans cette dimension du caractère que se trouve le secret des époques exceptionnelles, comme le fut avant la nôtre celle de la Révolution, comme celle de la Grande Guerre il y a un siècle. Finalement, qu’importent les idées une fois que vous avez trouvé le sens de la grande bataille qui anime l’histoire que vous vivez ; là-dessus, également me séparant de Cioran, tant les personnages qu’il nous désigne sont trop exclusivement définis par des idées lorsqu’on les qualifie de “réactionnaires”, il est vrai que ce qui me pousse vers eux c’est le caractère. C’est une conception générale sur laquelle je reviendrai, tant le caractère me semble ce qui est le plus apte, chez le sapiens, à recevoir par le canal de sa psychologie l’onction de l’intuition haute, pour alimenter l’énergie de l’esprit vers des hauteurs qui justifient de vivre ... Je suis absolument pénétré, baigné, par cette appréciation instinctive et spirituelle à la fois, selon laquelle le caractère occupe la place essentielle, lui seul qui vous permet d’assurer à la fois un sentiment d’horreur et un sentiment de fascination, pour le même objet, sans succomber à cette contradiction, et même en se sentant plus libre que jamais en l’éprouvant. Notre époque trempe les caractères ou les pulvérise c’est selon, et mesure ainsi la force qu’on en retire en distinguant ceux qui ont l’audace tranquille d’affronter le monstre. Notre époque est le temps de la débâcle des idées et de l’offrande suprême de leur caractère pour ceux qui veulent faire de leur vie un juste combat...»

Et, pour terminer de main de maître en laissant parler un autre, notre chroniqueur citait donc Talleyrand : «[…Talleyrand] dit alors une de ces choses qui ne sortent jamais de la mémoire quand on les a entendues ; “Je suis bien aise de vous communiquer une pensée qui est venue dans beaucoup de têtes mais que je n’ai vu bien nettement développée nulle part. Il y a trois choses nécessaires pour former un grand homme, d’abord la position sociale, une haute position ; ensuite la capacité et les qualités ; mais surtout et avant tout le caractère. C’est le caractère qui fait l’homme.” Et il citait, poursuit-elle, à l’appui de son dire, tous les demi-dieux de l’histoire : Alexandre, César, Frédéric, et ajoutait : “Si un des pieds de ce trépied qui doit se maintenir par l’équilibre doit être plus faible que les deux autres, que ce ne soit pas le caractère… que ce ne soit pas le caractère !”»

Le caractère, c’est-à-dire cette puissante entité intégrée qui permet de trouver une entente entre des choses contradictoires, qui conduit, dans une circonstance donnée, un être habitué aux manœuvres, aux chausse-trappes, aux marchandages médiocres, à distinguer soudain une échappée de lumière et à se dire “ici, dans cette trouvée inattendue de clarté, se dessine une circonstance exceptionnelle où des hommes hargneux, méfiants, soupçonneux, soudain se débarrassent de tout cela se disent en un commun accord ‘là, oui, dans cet instant magique, quelque chose nous élève tous et nous permet de tenter d’envisager une œuvre inédite’”.

Guglielmo Ferrero, dans son Talleyrand au Congrès de Vienne, rend compte de cet instant de magie dans la rencontre du 31 mars 1814 entre Talleyrand et le jeune tsar Alexandre, qui devait déboucher sur une déclaration d’intention sur une organisation de l’Europe et du monde qui, si elle avait été suivie, aurait installé une exceptionnelle concorde et qui, dans tous les cas, insuffla un élan qui fit de cette immense jacasserie de presque une année du Congrès de Vienne un événement diplomatique respectable d’arrangement après 25 ans de terreur révolutionnaire et de dévastation napoléonienne. C’est ce caractère-là qui inspira le Talleyrand de 1814, représentant le grand vaincu du Congrès et arrivant pour annoncer que la France, ce grand vaincu qui était un grand pays, faisait le geste magnanime de renoncer aux conquêtes de l’Empire, – «La maison de Bourbon seule, pouvait noblement faire reprendre à la France les heureuses proportions indiquées par la politique et par la nature. Avec la maison de Bourbon, la France cessait d’être gigantesque pour devenir grande. Soulagée du poids de ses conquêtes, la maison de Bourbon seule, pouvait la replacer au rang élevé qu’elle doit occuper dans le système social ; seule, elle pouvait détourner les vengeances que vingt ans d’excès avaient amoncelées contre elle.»

«L’avenir dure longtemps.»

... Poursuivons les citations : «Tout peut, un jour arriver, même ceci qu’un acte conforme à l’honneur et à l’honnêteté apparaisse, en fin de compte, comme un bon placement politique.» (Mémoires de guerre, Le Salut, p.659, La Pléiade)

Le général de Gaulle est notre seconde référence, et cette phrase dit l’essentiel de ce que nous jugeons qu’il nous apporte en l’occurrence, dans ce débat que nous voulons développer. La remarque salue une position française affirmée fin 1944 contre les intentions soviétiques d’installer en Pologne le gouvernement-fantoche, communiste certes, de Lublin, alors que les Anglo-Américains, malgré leurs réticences exprimées en secret aux Français, se préparent à soutenir la proposition de Staline. Qu’importe, de Gaulle s’y oppose de façon officielle et publique, sans espoir de changer quoi que ce soit, et fait précéder la citation ci-dessus de cette phrase courte et énigmatique : «L’avenir dure longtemps.»

On ne peut dire qu’en la circonstance, de Gaulle ait fait preuve d’une intelligence politique particulière, son attitude n’étant appréciée ni des Soviétiques qui tenaient à leur Pologne soviétisée, ni des Anglo-Américains qui tenaient à laisser faire Staline sans qu’un hurluberlu les montrât du doigt. Il en fut d’autant plus moqué, ridiculisé, surtout par les antigaullistes proaméricanistes de France, les gens tels que Monnet ou Raymond Aron. De Gaulle avait joué à la prima dona dépassée, attendu qu’il chantait dans le désert, pas moins, une vieille balade française sur l’honneur et l’honnêteté alors que déjà le rythme de l’Occident était le swing de l’orchestrer de Glenn Miller, institué orchestre officiel et militaire de la VIIIème Air Force en Angleterre.

Effectivement, il ne montre pas une intelligence particulière car l’intelligence nous dit que la politique est l’“art du possible”, qu’il faut savoir se ménager des alliés puissants, – en l’occurrence sinon l’URSS, au moins les Anglo-Saxons, – et que l’intelligence n’a que faire de cette hypothèse incroyable, hors de toute probabilité raisonnable, de la correspondance entre l’“acte d’honneur et d’honnêteté” et le “bon placement politique ”. Mais de Gaulle n’a que faire de cette intelligence, il n’en a point l’usage d’ailleurs. Il a du caractère, c’est-à-dire qu’il a dans son arsenal de dispositions intellectuelles et psychologiques la confiance intuitive pour ce qui doit durer («l’avenir dure longtemps») et qu’il la proclame avec sincérité, en se référant à des valeurs hautes telles que l’intuition, sans vrai souci des puissances du jour. En aucune occasion, il ne ment à ses interlocuteurs et il a l’habitude de dire droitement les choses, sans rien dissimuler des intérêts des uns et des autres, – et cette remarque vaut pour cette affaire polonaise comme elle vaut pour le reste de sa carrière diplomatique au sens le plus haut. (On mettra à part ses interventions publiques, démocratiques et populaires, notamment sur l’Algérie, où il sut se montrer sous un autre jour, – mais là n’est vraiment pas le propos, puisqu’il s’agit de communication et nullement de caractère.) Est-ce qu’il n’a pas eu raison du point de vue de l’histoire, bien qu’il ait été, dans cette partie polonaise, mis sur la touche et considéré comme quantité négligeable sinon ridicule ? Est-ce qu’il n’a pas eu raison si l’on considère les choses, vingt ans plus tard («l’avenir dure longtemps»), sa popularité, son influence naturelle, ses triomphes dans nombre de peuples extérieurs ? Le caractère, c’est l’avenir qui «dure longtemps», alors que l’intelligence prise seule n’est jamais que l’habileté du jour.

Variations autour de l’élargissement de l’OTAN

... Ce qui doit nous ramener à notre propos, autour de ces moments essentiels de la fin des années 1980 et du début des années 1990 où furent fixés les accords verbaux de non-extension de l’OTAN au-delà de l’ancienne Allemagne de l’Est. La période, on l’a dit, était absolument exceptionnelle, et les relations diplomatiques marquées par une extrême franchise de part et d’autre. Gorbatchev parlait de la “maison commune européenne” et tous les dirigeants politiques applaudissaient, oublieux de leurs habituels réflexes de défiance et de prudence. C’est dans cette atmosphère absolument exceptionnelle que furent conclus les arrangements que l’on a évoqués dans le texte initialement cité (le 5 janvier 2015), ou Kouvaldine, alors conseiller de Gorbatchev, explique l’absence d’accord écrit : «Nous avions confiance en vous.»

Ce qu’il faut savoir également est que cet accord oral fut le fondement de la pensée stratégique US jusqu’en 1993-1994, que tous les experts sérieux à Washington ne cessaient de répéter (“L’OTAN ne doit pas s’élargir vers l’Est”). C’est pour cela que fut créé à l’OTAN en 1992 un “machin” baptisée PfP (Partnership for Peace) qui était explicitement, quoiqu’officieusement, présenté comme la réponse aux pays de l’Europe de l’Est demandant l’adhésion à l’OTAN : il s’agissait d’établir un partenariat qui ôtait la substance de leur demande d’adhésion et justifiait qu’on la leur refusât conformément à l’engagement de Malte. Ce qui fit basculer la position US n’a rien à voir, ni avec les intérêts stratégiques du pays, ni avec un grand plan machiavélique, ni avec un non-accord écrit. (Eût-il été écrit qu’il fût devenu aussi rapidement et selon la nécessité un “chiffon de papier”, par exemple à l’image fort récente de l’accord signé le 21 février 2014 à Kiev par les trois ministres des affaires étrangères de l’UE, Ianoukovitch et l’opposition ukrainienne, qui servit immédiatement de torche-cul à Pravy Sektor, amenant la fuite de Ianoukovitch, les montages, les fusillades et la prise de pouvoir qu'on sait.) Ce qui fit basculer la position US a tout à voir avec cette piètre circonstance que nous rappelions encore le 1er août 2014 :

«Effectivement, la catastrophe ukrainienne a son origine dans la décision d’élargir l’OTAN, et Kennan, avec approbation du Friedman-du-jour, l’avait bien vu, et cela attrista fortement ses vénérables vieux jours. La cerise sur la gâteau est de la même aune médiocre qui caractérise cette époque où triomphe la surpuissance autodestructrice : l’idée de l’élargissement de l’OTAN avait été lancée par les démocrates qui allaient venir au pouvoir dans le chef du sémillant Bill Clinton, au printemps-été 1992, pour rameuter la communauté polonaise de Chicago, jusqu’alors ferme soutien des démocrates et qui menaçait de passer à l’ennemi (républicain) si bon ordre n’y était mis ; la promesse de faire entrer la Pologne dans l’OTAN, avec quelques autres, parut un bon argument, – et ainsi fut lancé ce train catastrophique. Au reste, quand le couple Clinton-Gore décida que cette promesse serait tenue de façon à conforter la position du parti démocrate, et que la consigne fut lancée dans la bureaucratie, en 1993-1994, il n’y avait pas un seul expert pour ne pas juger, à l’image de Kennan, que cette initiative était une catastrophe. (L’actuel adjoint au secrétaire général de l’OTAN, l’ancien ambassadeur US Alexander Russell “Sandy” Vershbow, qui anime aujourd’hui l’activisme otanien en Ukraine, était le premier, dans ces années-là, à dénoncer mezzo voce et en petit comité l’élargissement de l’OTAN.) Mais la plupart se retinrent bien de clamer publiquement leur conviction, au contraire de Kennan, – question de caractère (et de carrière, éventuellement)...»

... Bref, la “confiance” dont parle Kouvaldine n’incluait pas la situation du parti démocrate dans la communauté polonaise du Michigan, au printemps de 1992. (Elle n’incluait pas non plus l’élimination de Gorbatchev par Eltsine, le parcours hoquetant de vodka de Eltsine, soutenu par Wall Street, les capitalistes venus de l’“école de Chicago” et les oligarques bondissant sur l’occasion.) La vraie occasion, celle du “l’époque magique”, était passé et le Système reprenait la main. Là-dessus, qu’on vienne nous expliquer que, quelle qu’en soit la raison, la décision d’élargir l’OTAN (et le reste, comme l’épisode Eltsine) reste un “bon coup” pour l’Ouest devenu bloc BAO fait un peu trop vite oublier que «l’avenir dure longtemps», si ce “bon coup” conduit à la catastrophe ukrainienne qui donne au destin la possibilité de faire surgir la circonstance où le Système pourrait être conduit au terme de sa transmutation surpuissance-autodestruction. (Voir encore Orlov, ce 7 janvier 2015.) «L’avenir dure longtemps», et nous n’en sommes pas au terme.

De Poutine à Loren B. Thompson

Ainsi dirons-nous à notre lecteur qu’à notre sens, il n’a pas raison, en aucune façon. La “confiance” avait toute sa place dans les accords de Malte et suivant, et elle était bien suffisante dans la circonstance diplomatique-devenue-historique que nous avons décrite. (De même observera-t-on que l’un des accords les plus scrupuleusement observés de la Guerre froide fut une promesse orale de 1962, faite par Kennedy à Krouchtchev, que les USA ne tenteraient pas l’invasion de Cuba, dans l’accord général, en termes également non-écrits, qui conclut la crise des fusées de Cuba d’octobre 1962.)

La “confiance”, comme la sincérité, l’absence de dissimulation, etc., rehaussées par la fermeté du propos et la rehaussant en même temps, sont parmi les attitudes intellectuelles et spirituelles qui forgent les grands caractères et font la force de la communication, elle-même grandie par ce fait, des hommes d’État. Qu’est-ce qui fait de Poutine un dirigeant de grand caractère, qu’est-ce qui fait sa force, par opposition à ses “partenaires“ du bloc BAO qui lisent comme des robots les fiches préparées par leur bureaucraties et remises en forme attrayante par leur speechwriters, parfait circuit-Système bien de notre temps ? Ce n’est ni son habileté, ni sa science des échecs, ni sa retenue de caractère, ni son expérience d’analyste de renseignement, ni son “froid réalisme”, etc., etc., – et volent les images et lieux communs. Ce qui fait sa force, c’est sa sincérité et la puissance de ses convictions, comme les traits d’un grand caractère. Il ne s’agit pas d’“avoir raison” ou d’“avoir tort”, de “bien manœuvrer” ou de “mal manœuvrer”, il s’agit de disposer de la force, – force de conviction, force de persuasion, force de séduction, etc., – que donne un caractère s’exprimant et s’affirmant en déployant toutes ses capacités intellectuelles et spirituelles ; avec l’aide de l’intuition et de la perception juste ; avec l’aide de la capacité d’analyse, du jugement de l’esprit. L’honnêteté de Poutine avec lui-même est une sorte de “confiance” qu’il met dans ses interventions et dans ses échanges avec ses interlocuteurs, et cela constitue la clef de son succès depuis sa réélection, car c’est depuis sa réélection que se déploient des événements qui conduisent effectivement à faire appel à cette sorte de caractère.

Il ne s’agit pas ici de plaider telle ou telle cause politique, car il est avéré que nous sommes à nouveau dans une époque historique qui ne se comprend qu’avec un regard métahistorique d’où doivent être bannis l’esprit de partisanerie, le parti-pris, le cynisme de la politique courante, le conformisme confortable des caractères faibles. (Non pas que tout cela n’existe pas, bien au contraire cela pullule, et on peut et doit le dénoncer au gré des rencontres ; mais aujourd’hui, tout cela est sans effet profond, comparé aux conditions d’une puissance inouïe auxquelles nous sommes confrontés.) De même que nous devons être capable de reconnaître ce que nous croyons distinguer chez Poutine, de même nous devons être capables de reconnaître ce qu’un Loren B. Thompson écrit entre les lignes d’un article plein de sous-entendus qui signalent que, derrière l’homme corrompu, un homme de caractère est possible. Les grandes périodes historiques rompent les digues et s’écrivent à grands flots déchaînés. Il faut savoir s’y reconnaître, – démarche essentielle, – et, une fois reconnaissance faite, ne craindre aucun argument, fût-ce celui de la “confiance”, – et, bien au contraire, celui de la “confiance” d’abord. Il s’agit de vaincre le Système dans ces instants où, à cause de ses furieux emportements de surpuissance, il laisse passer un de ces instants de lumière qui forgent et révèlent les caractères ; et alors, dans la confiance que peuvent choisir d’accorder ces caractères, il n’y a nulle naïveté mais un espoir mesuré que les nécessités du monde poussent à mettre en avant. Pour dix ou cent échecs de cette tentative, il peut y avoir une réussite, – mais celle-là sera l’unique, la sublime, le seul événement qui peut faire basculer une époque aussi profondément et hautement tragique qu’est la nôtre.