Notes sur la possibilité d’une rupture

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Notes sur la possibilité d’une rupture

18 février 2020 – Somme toute, la Conférence annuelle de Munich sur la Sécurité (déjà vue du point de vue  de Macron) a été, cette année 2020, un événement important essentiellement du point de vue américaniste. Les Européens, qui subissent toutes les avanies, humiliations, rebuffades, de la part de leur grand allié, et cela plus que jamais dans cette époque trumpiste, ont comme d’habitude depuis quelques années, laissé percer quelques toussotements gênés et quelques propos presque contestataires, voire quelques applaudissements nourris pour une Chinoise contrant sérieusement Nancy Pelosi qui se trouvait à Munich comme si elle était encore à la Chambre des Représentants à Washington. Pour autant, il est possible qu’ils (les Européens) aient été cette fois pris au sérieux par leurs alliés américanistes, qui avaient effectivement un grand pessimisme au fond du cœur.

En effet, l’importance de Munich-2020 pour les USA, c’est l’interprétation pessimiste qu’ils ont étalée à l’intention des Européens. Les représentants des USA ont laissé deviner qu’ils étaient en voie de réaliser leur propre incapacité à régler tous les problèmes du monde ; puisqu’ils étaient à Munich, dans cette fiesta transatlantique de la sécurité, ils ont tout naturellement chargé les Européens de la responsabilité de leurs propres avatars, selon l’idée, courante aux à Washington D.C., que ce sont eux, les Européens, qui  s’ingénient à les empêcher de “régler tous les problèmes du monde” à leur manière, eux qui sont guidés par une “destinée manifeste” (Manifest Destiny).

D’une certaine façon, Washington D.C. reconnaît un déclin incontestable de sa puissance hégémonique mais il en attribue la responsabilité, notamment et avec insistance, aux alliés européens qui ne savent pas vraiment comment se conduire en alliés à la fois obéissants, responsables, empressés et discrets, silencieux et de bon conseil, etc. Les américanistes, à Munich, ont proclamé entre les lignes de leurs interventions et dans les sous-entendus appuyés, que les Européens étaient vraiment insupportables et incompréhensibles, qu’à poursuivre leur course dans leur voie ils risquaient de perdre leur statut d’alliés...

Pelosi, Trump et la 5G

Le fait le plus remarquable méritant une analyse car il est aisément explicable, c’est ce fait que les américanistes de “D.C.-la-folle” aient reconstitué une sorte d’union bipartisane à Munich puisqu’à côté des officiels de l’administration Trump on trouvait une importante délégation de la Chambre des Représentants conduit par la Speaker Nancy Pelosi, dont on sait qu’elle est l’ennemi(e) n°1 de Trump à “D.C.-la-folle”. L’épisode des applaudissements à une question chinoise posée à Pelosi est révélateur, à la fois de la tension caractérisant la réunion de Munich, à la fois du front commun établi par les membres de l’élite US. On trouve ici, détaillé, cet accrochage particulièrement spectaculaire et humiliant pour la Speaker de la Chambre, dans un texte de WSWS.org du 17 février, consacré à la mésentente transatlantique à propos du choix du réseau 5G du Chinois Huawei par nombre de pays européens, – notamment l’Allemagne, la France,  – et même, comble d’horreur, le Royaume-Uni...

« Alors que les Etats-Unis affirment que l'infrastructure[5G] fournie par Huawei permettrait à la Chine d'espionner les communications de ses alliés, Pékin rétorque que Washington veut garder le contrôle de l'infrastructure mondiale de communication pour mener ses propres écoutes.
» Quelques jours avant la conférence de Munich sur la sécurité, le Washington Post [avait]rapporté que les services de renseignement américains espionnaient les communications cryptées des gouvernements du monde entier depuis cinq décennies, grâce à la mise en place secrète par la CIA d’une société de sécurité mondiale basée en Suisse.
» L’infrastructure de télécommunications 5G de Huawei est bien plus avancée que celle de ses rivaux européens Nokia et Ericsson, et la décision d’un pays de ne pas utiliser la technologie de Huawei le désavantagerait considérablement.
» Dans ce contexte, Pelosi a présenté le conflit comme une question morale, en faisant valoir que le litige “porte sur le choix de l'autocratie plutôt que de la démocratie sur l’autoroute de l’information”.
» Mais les fonctionnaires américains, avec leur combinaison de menaces, de démagogie et de promesses vides, ont reçu un accueil glacial de la part des représentants européens. Cela a été illustré par un échange extraordinaire entre Pelosi et Fu Ying, un diplomate chinois, qui a demandé à la Speaker de la Chambre comment se pourrait-il, étant donné que les entreprises américaines ont opéré en Chine pendant des décennies sans changer le système politique chinois, qu’une entreprise chinoise puisse à elle seule menacer la “démocratie” occidentale.
» “Pensez-vous vraiment que le système démocratique est si fragile qu'il puisse être menacé par cette seule entreprise de haute technologie, Huawei ? ”
» A la consternation de Pelosi, les remarques du diplomate ont été accueillies par de vifs applaudissements dans la salle. “Laissez-moi vous dire, vous qui applaudissez dans la salle, que Huawei a été créée par une technologie ennemie des initiatives américaines”, a-t-elle déclaré.
» Dans un autre discours, Pelosi a menacé : “Il y aura un prix fort à payer [pour ceux qui choisiront Huawei]. »

Comme pour appuyer les menaces de Pelosi, notamment sur ce “prix fort à payer”, il y a eu une intervention indirecte de Trump, par l’intermédiaire couplé de Tweeter et de l’ambassadeur des USA en Allemagne désormais très célèbre pour son comportement furieux et injurieux vis-vis des Allemands. WSWS.org rassemble naturellement les deux épisodes, ce qui renforce l’impression de connivence entre les deux ennemis jurés que sont Trump er Pelosi...

« Dimanche, Richard Grenell, l’ambassadeur américain en Allemagne, a indiqué que la Maison Blanche envisageait de mettre fin au partage de renseignements avec ses alliés européens [qui choisissent Huawei]. Il a posté sur Twitter, “@realDonaldTrump vient de m'appeler de [l’avion présidentiel] Air Force One et m’a chargé de préciser que toute nation qui choisirait d'utiliser un fournisseur 5G indigne de confiance compromettrait notre capacité à partager des renseignements et des informations au plus haut niveau”. »

« Le conflit USA-Europe éclate à Munich »

Une présentation générale de cette conférence, considérée du point de vue du malaise des USA par rapport à leur propre puissance (ou décadence de leur propre puissance), et par rapport à l’attitude des Européens, est faite dans un autre article de WSWS.org du 18 février, sous le titre de « Le conflit USA-Europe éclate à Munich ». Le texte est effectivement orienté selon une appréciation de la position des USA, – appréciation évidemment critique reflétant l’engagement du site, mais l’important est bien l’impression de malaise qui ressort du côté US, et qui est exprimée par une brutalité encore plus visible qu’à l’ordinaire. Cette brutalité est bien entendu une marque de l’administration Trump, mais elle gagne désormais toutes les tendances de l’establishment, y compris les adversaires les plus acharnés de Trump. 

« Dans une déclaration brutale, le rapport d'ouverture de la conférence a clairement indiqué que “les grandes guerres interétatiques ne sont pas nécessairement une chose du passé”. Au contraire, “le retour d'une concurrence plus intense entre grandes puissances pourrait rendre la guerre plus probable”.
» S’adressant aux délégations présentes, le secrétaire américain à la Défense Mark Esper a averti : “Nous sommes maintenant dans une ère de compétition entre grandes puissances”, ce qui signifie que “nous devons nous éloigner des conflits de faible intensité et nous préparer à nouveau à la guerre de haute intensité”.
» Si les puissances impérialistes s'accordaient universellement sur la nécessité de se préparer à faire la guerre, les divisions sur les cibles à atteindre étaient tout aussi frappantes.
» Dans cette atmosphère surchauffée, les tensions et les différends de longue date entre les États-Unis et l'Europe ont fait surface, révélant les plus grandes divisions entre Washington et ses alliés de l'OTAN dans l'histoire de l'après-guerre. [...]
» La présence de Pelosi et celle du président de la commission du renseignement de la Chambre des représentants, Adam Schiff, qui venait de conduire la destitution manquée de Trump au motif qu'il n'était pas suffisamment agressif contre la Russie, ont présenté un front uni sur ce que Esper a appelé “la préoccupation principale du Pentagone : la République populaire de Chine”.
» Lorsqu'on lui a demandé si elle était d'accord “avec la politique chinoise du président Trump”, Mme Pelosi a répondu que “nous sommes d'accord à cet égard”.
» Au-delà des divisions explosives, l'ensemble de l'événement a été dominé par un profond malaise et une atmosphère de crise. Le discours d'ouverture de Wolfgang Ischinger, le président de la conférence, a proclamé que “l’Occident est en effet en proie à de graves difficultés”.
» Le thème de la conférence était “Westlessness”. Le rapport d’ouverture a utilisé le schéma spenglérien du Déclin de l’Occident’ pour englober toute une série de crises : le déclin de l'hégémonie américaine, la multiplication des conflits entre les États-Unis et l'Europe, la montée de la droite fasciste et l’effondrement des normes internationales.
» Le rapport parle de “failles” et de “schismes au sein de l'Occident”, en se concentrant sur toute une série de questions, “de l'avenir de l'accord avec l'Iran ou du projet de pipeline Nord Stream 2 aux dépenses de défense de l'OTAN et aux déséquilibres commerciaux transatlantiques”.
» En effet, alors même que l'événement était en cours, les États-Unis ont annoncé de nouveaux tarifs sur les avions européens, tandis que le secrétaire américain à l'énergie, Dan Brouillette, s’est vanté du succès des sanctions américaines forçant l’Allemagne à abandonner ses projets de construction d'un gazoduc avec la Russie.
» Aussi important soit-il en soi, le conflit sur Huawei est à bien des égards un substitut à des divisions encore plus fondamentales. Comme dans la période précédant la Première Guerre mondiale, les grandes puissances se bousculent pour une redivision du monde, en utilisant le langage colonial des “sphères d’influence”.
» Comme le soulignait récemment un article du magazine Foreign Affairs, “l’unipolarité est terminée, et avec elle l’illusion que d’autres nations ne feraient que prendre la place qui leur est assignée dans un ordre international dirigé par les États-Unis. Pour les États-Unis, cela nécessitera d’accepter la réalité qu’il existe des sphères d'influence dans le monde aujourd’hui – et que toutes ne sont pas des sphères américaines”.
» Dans leurs contributions, chacun des dirigeants européens a clairement exprimé son désir d’obtenir ce que le Kaiser Guillaume II appelait une “place au soleil”.
» “L’Europe devra montrer sa force à l'avenir”, a déclaré le ministre allemand des affaires étrangères, Heiko Maas. “L’Allemagne est prête à s'engager davantage, y compris militairement”, a-t-il conclu, pour résoudre des crises comme “l’Irak, la Syrie, la Libye, l'Ukraine et le Sahel”.
» Après la dissolution de l'URSS en 1991, les États-Unis ont entrepris de réorganiser le monde essentiellement par la puissance militaire, en commençant par la première guerre du Golfe. Comme l’a écrit à l'époque le Comité international de la Quatrième Internationale, la guerre du Golfe a marqué :
» “le début d'une nouvelle division impérialiste du monde. La fin de l'après-guerre signifie la fin de l'ère postcoloniale. En proclamant ‘l’échec du socialisme’, la bourgeoisie impérialiste, en actes sinon en paroles, proclame l’échec de l’indépendance. L’aggravation de la crise à laquelle sont confrontées toutes les grandes puissances impérialistes les oblige à s’assurer le contrôle des ressources et des marchés stratégiques. Les anciennes colonies, qui avaient atteint un certain degré d’indépendance politique, doivent être à nouveau soumises. Dans son assaut brutal contre l’Irak, l’impérialisme fait savoir qu’il entend rétablir le type de domination effrénée des pays arriérés qui existait avant la Seconde Guerre mondiale.”
» L’effort de l’impérialisme américain pour reconquérir le monde n’a pas seulement créé un immense désastre humain, il a abouti à une catastrophe pour les États-Unis. Comme l’indique clairement ‘Foreign Affairs’ :
» “ Depuis près de trois décennies, les décideurs politiques américains s’accordaient sur le principe énoncé par les planificateurs du Pentagone en 1992 : les États-Unis devaient maintenir une supériorité militaire si écrasante qu’elle dissuaderait alliés et rivaux de contester l’autorité de Washington. Cette supériorité est rapidement devenue une fin en soi. En recherchant la domination plutôt que la simple défense, la stratégie de la primauté a plongé les États-Unis dans une spirale descendante. Les actions américaines ont généré des antagonismes et des ennemis, qui à leur tour ont rendu plus dangereux de poursuivre cette stratégie”.
» Alors même que la série de guerres sanglantes des États-Unis a créé une catastrophe après l'autre, l'impérialisme américain voit, avec l’hubris qui le caractérise, de nouvelles guerres et de nouvelles menaces comme le moyen de se sortir de cette crise. Mais cela ne promet que de nouvelles catastrophes. »

La conscience de ne plus être

Il faut bien entendu tenir compte des tendances et des thèmes orientés des trotskistes de WSWS.org, y compris la propension à dramatiser la situation vers la possibilité de conflit ; mais pour ce cas de la conférence de Munich-2020, l’impression est que ces réflexes d’analyse ne déforment pas l’essentiel de la situation générale. Le fait marquant est donc bien la posture extrêmement brutale et agressive des USA, qui peut être effectivement expliquée par deux circonstances : d’une part les attitudes nouvelles introduites sinon imposées par Trump lui-même, – sa propre brutalité, ou “franchise brutale” dans ses jugements et l’explication de ses actes, obligeant tous les acteurs washingtoniens à s’affirmer dans le même registre ; d’autre part, la réalisation de plus en plus évidente par les USA du déclin accéléré de leur hégémonie, assez bien marqué par les divers épisodes de leur confrontation avec l’Iran.

Il n’est pas exclu d’ailleurs que les deux circonstances s’influencent l’une l’autre, c’est-à-dire la première sur la seconde. C’est la brutalité de Trump, sa propension au simulacre, au mensonge affiché, à la dissimulation, qui accélèrent la réalisation brutale du déclin de leur hégémonie par les USA ; comme lorsque Trump admet avoir dissimulé les pertes US dues à la riposte iranienne du 8 janvier pour  éviter une escalade  (« Il semble [que Trump] ait essentiellement admis dans l’interview accordée à FoxNews que si le fait de dissimuler le nombre réel de blessés avait empêché une escalade vers une guerre majeure, alors cela en valait la peine »).

De même pour la pseudo-“réconciliation” entre les deux parties qui s’affrontent à “D.C.-la-folle”, ou Pelosi versus Trump (dans Air Force One) pour personnaliser la chose. Effectivement, Pelosi a plaidé pour la politique de Trump et affirmé son soutien “à cet égard”. Là aussi, on doit avancer l’hypothèse d’une réalisation commune (surtout de la part de Pelosi) du déclin de l’hégémonie américaniste, et la reconnaissance qu’il ne reste plus aux USA à utiliser ce qui leur reste comme perception de leur puissance chez les autres pour emporter le maximum d’avantages sur les autres, par des moyens de pure piraterie, de gangstérisme caractérisés (chantage, sanctions, pressions illégales, etc.).

Sans nul doute, l’extrait choisi par WSWS.org de l’article de Foreign Affairs, publication fondamentale de l’establishment US est caractéristique de cette prise de conscience, – et d’ailleurs remarquablement analysée : « Depuis près de trois décennies, les décideurs politiques américains s’accordaient sur le principe énoncé par les planificateurs du Pentagone en 1992 : les États-Unis devaient maintenir une supériorité militaire si écrasante qu’elle dissuaderait alliés et rivaux de contester l’autorité de Washington. Cette supériorité est rapidement devenue une fin en soi. En recherchant la domination plutôt que la simple défense, la stratégie de la primauté a plongé les États-Unis dans une spirale descendante. Les actions américaines ont généré des antagonismes et des ennemis, qui à leur tour ont rendu plus dangereux de poursuivre cette stratégie. »

Cela ne signifie en aucune façon que la bataille interne type “D.C.-la-folle” soit terminée à Washington D.C. Cette “réconciliation” est une obligation du Système et vaut pour les intérêts du Système à l'extérieur, mais les haines subsistent et même s’alimentent à l’amertume de l’hégémonie en recul sinon défaite. Il n’y a aucune solidarité dans l’establishment washingtonien dans les moments de recul et de revers, mais une acrimonie antagoniste multipliée.

Par ailleurs, il y a ce problème fondamental de l’américanisme que l’on ne peut parler de “recul et de revers” comme quelque chose de temporaire, ou comme une acceptation d’un statut d’hyperpuissance diminuée, amputée, affaiblie. Autant l’indéfectibilité comme facteur psychologique, que les affirmations de Lincoln comme facteur historique et symbolique interdisent aux USA des accommodements avec une réduction de leur puissance qui leur ferait perdre leur raison d’être, – « En tant que nation d’hommes libres, nous devons éternellement survivre, ou mourir en nous suicidant ». C’est bien assez pour alimenter les querelles intérieures accompagnant la brutalité extérieure jusqu’à une secousse tellurique frappant de plein fouet le système de l’américanisme.

Dans ce contexte général, il devient possible que les Européens, malgré leur formidable impuissance et leur fascination américaniste, soient conduits dans une impasse mortelle d’où ils ne pourraient sortir qu’en s’obligeant “à faire quelque chose” ; tout cela, sous le regard ironique des Russes.