Les mystères exotiques d’ISIS (ou DAASH ?)

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Les mystères exotiques d’ISIS (ou DAASH ?)

D’abord, est-ce ISIS (EILL en français) ou est-ce DAASH ? C’est Franklin Lamb qui introduit cet acronyme sans en donner la signification, dans son article du 21 juin 2014 publié dans CounterPunch et dans Information Clearing House... «The Islamic State in Iraq and the Levant (ISIS), known locally as DAASH... [...] The final “S” in the acronym “ISIS” relates to the Arabic word “al-Sham” which itself is variously used to refer to the Levant, Syria or even Damascus. But DAASH (ISIS) means the Levant or Eastern Mediterranean including Cyprus, Palestine, Jordan, Syria, and southern Turkey.»

Le texte de Lamb, – le second basé sur sa documentation sur ISIS, comme il l’indique, – est particulièrement remarquable, cela observé sans nous prononcer une seconde sur sa véracité fondamentale et même sa signification doctrinale. Il montre l’ISIS/EILL/DAASH comme une organisation qui s’est faite d’elle-même, qui apparaît comme très sophistiquée, qui met en place de très nombreux soutiens, qui a des structures civiles, judiciaires, sanitaires, etc.. à mettre en place dans les “territoires occupées”. Le texte faut une présentation assez flatteuse et élogieuse du comportement de cette organisation, en complet contraste avec la majorité des comptes-rendus lus jusqu’ici. (D'une façon générale ISIS/DAASH est présenté un peu à l'image du Hezbollah, dont on connaît la dimension non-militaire comme instrument de sa popularité et de sa capacité de puissance dans un cadre-G4G [voir le 16 août 2006]. Dans le texte de Lamb, l'analogie du Hezbollah est effectivement discutée, mais l'ISIS critique radicalement ce qu'il estime être un alignement de cette organisation sur un agent extérieur, – l'Iran en l'occurrence, – la détournant de sa tâche principale qui devrait être le soutien des Palestiniens.)

«...DAASH supporters claim that it reaches out to local notables and tribal leaders and discuss their differences and seek their tribal counsel. DAASH claims that the Roman Catholic Vatican supports its own claims that when they captured Mosul last week they did not harm Christian residents or desecrate churches. In this they are supported by Archbishop Giorgio Lingua, the Apostolic Nuncio (Pope’s envoy) in Iraq who this week told the media: “The guerrillas who are in control of Mosul have to date not committed any violent act or damaged the churches there.” [...]

»Several social media reports and a few eyewitness accounts appear to confirm that DAASH has developed health and welfare programs, operates bread factories and distributes free fruits and vegetables to needy families, passing the goods out personally as well as setting up a free food kitchen in Raqqa as well as an adoption agency to place orphans with families in their areas. Unlike the Taliban and some other regimes which exhibit paranoia about vaccination campaigns, DAASH claims to be more ‘modern” and actively promotes polio-vaccination in its areas to try stop its spread.

»The social services that DAASH provides obviously do not ameliorate the deadly violence it carries out, but does suggest it is well-organized and has caught the interest of the Sunni Muslims who feel besieged by Shia. According to an al-Bagdadi relative, nearly the half a billion dollars that was snatched from Mosul’s central bank this month will help to win hearts and minds and correct some of its “bad press”. DAASH appears to ascribe to the cliché that half of any war is a rumor. It condemns the project of many satellite channels and claims that they do not objectively report the news but mainly spread rumors with sectarian instigation as the goal. On this point who can refute them?»

Surtout, ce qui apparaît fondamentalement, c’est que l’un des buts stratégiques de cette organisation est la libération des Palestiniens et l’attaque systématique contre le sionisme et Israël. L’extension même de cette organisation implique également, outre son implantation en Syrie et en Irak, une pression sur la Jordanie (cette orientation stratégique se retrouve, bien entendu pour être dénoncée comme un très grave danger, dans un texte de DEBKAFiles du 21 juin 2014 : «Netanyahu to Obama: IDF on the Jordan is sole security guarantee against ISIS for Israel, Hashemite kingdom and Palestinians».) En complément de ces indications, le texte de Lamb rapporte l’estimation que cette organisation ISIS/DAASH est résolument tournée contre les USA et, d’une façon générale, contre ce qui est représenté comme les plans US au Moyen-Orient depuis 9/11... (Il s’agit des fameux plans mythiques d’inspiration neocon, certes, accompagnés de cartes mirifiques où l’on trouve une complète restructuration de la région, au profit de la “démocratie” made in USA et à l’avantage des USA triomphants, version Kagan & Cie.)

«Several reasons were given as to why Palestinians should hold out hope for ISIS succeeding in their cause when all other Arab, Muslim, and Western claimed Resistance supporters have been abject failures and invariably end up benefiting the Zionist occupation regime terrorizing Palestine. “All countries in this region are playing the sectarian card just as they have long played the Palestinian card but the difference with ISIS is that we are serious about Palestine and they are not. Tel Aviv will fall as fast as Mosul when the time is right”, a DAASH ally explained... [...]

»ISIS appears uniformly contemptuous of the Zionist regime and its army and also appears eager to fight them in the near future despite expectation that the regime will use nuclear weapons. “Do you think that we do not have access to nuclear devises? The Zionists know that we do and if we ever believe they are about to use theirs we will not hesitate. After the Zionists are gone, Palestine will have to be decontaminated and rebuilt just like areas where there has been radiation released.” [...]

»Time will reveal if DAASH achieves one or both of its objectives. Many believe if they eject the Zionist regime from Palestine, the expanding Islamist group will set in motion historic currents that in all likelihood will be rather different from the Ehud Omert-Condeleeza Rice fantasy of “a New Middle East.” In any event, it is unlikely that Iraq, Syria, Yemen, Libya, Lebanon, among other countries in this region, are going to look much like what George Bush and Dick Cheney and their still active neocon advisers had in mind when they were beating the drums for a U.S. invasion of Iraq, Libya, and now Syria and Iran.»

Bien entendu, notre propos ici n’est en aucune façon d’endosser ou de critiquer ce texte, ce que nous n’avons pas les moyens de faire et qui ne nous intéresse pas vraiment. Notre propos est essentiellement de relever le contraste considérable qu’il forme avec d’autres “écoles” d’évaluation de ce qu’est véritablement ISIS, de ses buts stratégiques, de ses accointances, etc. En effet, à côté de cette interprétation nouvelle de ISIS & Cie, on sait qu’il y a l’interprétation classique d’une organisation terroriste radicale voulant imposer la terreur et institutionnaliser une base terroriste. (A propos de la violence pratiquée par ISIS, Lamb note : «With respect to events surrounding its takeover of Mosel and other social media broadcast exhibitions of mass brutality, ISIS claims it was done for a purpose, the same purpose that other state and non-state actors have used over the past two decade...») Il y a également l’interprétation d’une manœuvre type-conspirationniste des USA, manipulant ISIS à son avantage.

(Précisons que Lamb, publiant sur CounterPunch, se place plutôt dans une ligne dissidente. Précisons également que Martin Chulov, dans un texte pour le Guardian repris par InformationClearing House le 19 juin 2014, offre une appréciation d’ISIS qui, sur certains points, notamment sur l’autonomie de l’organisation, se rapproche assez de celle de Lamb. Pour avoir une idée du désordre actuel en Irak et des incertitudes concernant la vraie nature de ISIS et de la rébellion qui l’accompagne, on peut lire Michael Stephens, sur BBC.News le 22 juin 2014 et Patrick Cockburn, sur The Independent le 23 juin 2014.)

Sans doute jamais dans une crise majeure, touchant à l’équilibre fondamental d’une région aussi stratégiquement importante que le Moyen-Orient, l’incertitude n’a été aussi grande concernant la nature du principal acteur de la crise. Cela ne signifie pas nécessairement, à notre sens, qu’il n’y ait pas eu auparavant, dans d’autres crises, des acteurs aussi énigmatiques que celui-ci, mais plutôt que le climat général favorise cet état de chose de l’incertitude et de la confusion de la perception. En effet, la perception nourrit tout et est elle-même un facteur de désordre dans son interprétation ; ainsi le désordre se trouve aujourd’hui dans les situations mais aussi et surtout dans le système de la communication, à cause de son ouverture extrême à toutes les tendances et toutes les interprétations parce que le principal acteur de la communication, les USA, se trouvent dans un état de grande faiblesse, de confusion et d’incertitude qui ne cessent de réduire leur place dans ce domaine à cause de la dissolution de leur crédit, à partir d’une position de maîtrise considérable de la communication au début des années 2000. Cet effondrement est un des très importants moteurs du désordre.

• Cette situation entraîne effectivement les interprétations les plus extrêmes. Ainsi en est-il de cette évaluation de Caleb Maupin, activiste US du Workers World Party de tendance marxiste-léniniste radicale, interviewé par Russia Today le 20 juin 2014. Sa vision, assez commune à l’extrême-gauche marxiste et internationaliste (on trouve des analyses proches sur le site trotskiste WSWS.org) est totalitaire dans le chef de l’objet qu’elle embrasse, dans le sens où elle assimile absolument la politique des USA à la recherche d’un désordre général. (Dans ce cas, le désordre n’est même pas perçu comme un épisode de la “destruction créatrice” chère aux capitalistes maximalistes, mais comme une voie pour réduire le reste du monde au seul désordre, au seul profit des USA.)

«The US wants chaos in the Middle East and this latest episode with the ISIS and sending advisors is an example of the US achieving its aim of chaos, fighting and leaving instability in the Middle East in order to remove competitors in the oil market... [...] The US is attempting to ferment a sectarian civil war throughout the Middle East and it is achieving it very effectively. The support for ISIS from Saudi Arabia, the fighting now between the ISIS and the Maliki government – this is exactly what the US wants. It wants no stable force in the Middle East, no opposition, no basis for anything that could become a stable economy, exporting oil and competing with the US on the world markets. This is the US getting exactly what it wants...»

• Un autre aspect de la confusion dans cette crise concerne la façon dont certains faits, en apparence mineurs, sont grossis jusqu’à devenir des actes politiques significatifs. Ainsi en est-il d’une initiative qui semble venir de ISIS, d’utiliser une intervention de Michelle Obama dans l’affaire des 200 écolières nigérianes kidnappées (Michelle Obama apparaissant sur son compte tweeter tenant une pancarte dite-hashtag, BringBackOurGirls). L’intervention d’ISIS a mis dans les mains de la First Lady un nouvel hashtag, sous la forme d’un BringBackOur Humvee, en référence moqueuse aux véhicules US livrés à l’armée irakienne et saisis par ISIS. Tyler Durden, de ZeroHedge.com, juge (le 21 juin 2014) que cette façon de moquer la politique extérieure des USA sera très mal perçue à Washington, où le sens de l'humour et l'ironie sont perçus comme des signes d'imposture et de noirceur d'âme lorsqu'il est question de l'exceptionnalisme de la chose. Bref, cela “positionne” ISIS dans le rang des ennemis des USA et de leur exceptionnalisme. Voilà qui rejoint la description qu’en fait Lamb...

«In the aftermath of the incongruous attempt by Michelle Obama to curry social media support with the “BringBackOurGirls” campaign, many were left scratching their heads: was this meant to be a legitimate attempt at foreign policy? If so, it was clearly an abysmal failure because as Reuters reported yesterday, “Nigeria wrapped up its inquiry into the abduction of more than 200 schoolgirls by militants on Friday with little progress to show, reporting almost none had been freed after the initial kidnapping some girls escaped from.” So while the “heartfelt” plea (because the petulant picture accompanying it was clearly very sincere) of Obama’s “Smart Diplomacy” failed, it certainly succeeded in being mocked not only on the right, but the left as well, and everywhere inbetween. [...]

»...ISIS [...] decided to use the same outlet, Twitter, to not only mock Michelle Obama, but US foreign policy in Iraq. It is here that Obama's foreign policy is currently paralyzed with the president seemingly unable to decide if he will send in troops, or he will not (and just “Military advisors”), whether he will side with Iran or with Saudi Arabia, whether he will protect the Maliki cabinet that until last week had America's blessing, or he will let it flounder even as the Iraqi PMI suddenly has become bosom friends with Vladimir Putin, and so on. According to Al Arabiya, “the Islamic State of Iraq and Syria (ISIS) has made a mockery of the U.S. first lady Michelle Obama through series of tweets accompanied by the hashtag: ‘bringbackourhumvee.’”»

... Enfin, quoi qu’il en soit des interprétations, des analyses, dont on voit qu’elles se situent dans les extrêmes, et si souvent des extrêmes opposés, dont on comprend par conséquent qu’il est bien difficile d’y comprendre précisément quelque chose, une seule certitude émerge avec une confortable assurance : désordre, désordre, désordre. Quoi qu’en dise Maupin, nous ne pensons pas que ce désordre-là soit d’un immense avantage pour les USA. (Peut-être d’ailleurs est-il juste que l’un ou l’autre dans la direction politique US ait comme objectif le désordre. Dans ce cas, on dira simplement que la stupidité d’une profondeur abyssale de la politique US, qui est une chose vérifiée sinon évidente, est complétée par la stupidité également abyssale de ceux qui la conçoivent sur le terme. Mais ce n’est pas vraiment une surprise puisqu’il s’agit également d’une certitude.)

Quoi qu’il en soit, en effet, le désordre actuel en Irak est d’abord mis “au crédit” des USA, quelles que soient les déclarations officielles. Il est perçu comme le résultat direct et massif de l’intervention catastrophique de 2003. Toutes les affirmations suffisantes et puantes de l’hybris ranci de l’ex-Empire n’y changeront rien, sinon d’aggraver le cas et de mettre en évidence son aspect indécrottable. La seule chose positive, plus générale parce que métahistorique, que nous pouvons observer, c’est bien que les USA ont finalement servi parfaitement d’exécutant de la politique-Système, en précipitant irrésistiblement, grâce à la surpuissance de leur activisme, le sort du Système dans un désordre qui est évidemment synonyme de son processus d’autodestruction.


Mis en ligne le 23 juin 2014 à 11H07