Les montagnes russes de la Turquie

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Les montagnes russes de la Turquie

…Les choses ne cessent d’aller toujours plus vite, rendant l’art du commentaire semblable effectivement, lui aussi, à un parcours de montagnes russes. Il s’agit pour ce cas de la perspective d’un changement, voire d’un tournant radical de la politique syrienne et régionale de la Turquie, spécifiquement d’Erdogan ; il s’agit de l’hypothèse très substantivée de la perspective de l’abandon de la tentative d’“internationalisation” de la crise syrienne, pour une “régionalisation” de cette crise syrienne. Cela implique un changement radical des acteurs du processus nouveau envisagé, avec la disparition du bloc BAO et de ses extrémistes au profit de l’apparition à une place de choix d’acteurs (Iran et Russie) jusqu’alors mis à l’index par la soi-disant “communauté internationale”.

Concrètement, il y a un accord entre l’Iran et la Turquie pour soutenir et présenter l’idée d’un cessez-le-feu en Syrie durant la Fête du Sacrifice. Cet accord a été réalisé entre Erdogan et Ahmadinejad lors d’une rencontre impromptue, lors d’une conférence sur l’énergie à Bakou, cette semaine. Les deux hommes n’avaient pas prévu de rencontre, mais finalement un entretien a eu lieu, substantiel, qui a débouché sur cet accord. Là-dessus, des spéculations nombreuses se développent en Turquie, dans la presse, concernant un changement important de la politique turque, de l’“internationalisation” (ratée) de la crise syrienne vers une “régionalisation”. Dans ce deuxième cas, les acteurs sont complètement différents puisqu’on retrouve principalement, avec la Turquie, l’Iran, l’Égypte, l’Arabie Saoudite et la Russie. La Turquie, constatant que l’Arabie refuse de siéger avec l’Iran à propos de la crise syrienne, propose un “triple mécanisme” à partir du groupe de contact sur la crise syrienne (Égypte, Arabie, Iran, Turquie) constitué sur proposition égyptienne en août dernier, c’est-à-dire trois groupes travaillant en coordination, dont l’un comprendrait la Russie (avec la Turquie et l’Iran), les deux autres comprenant d’une part l’Égypte, l’Iran et la Turquie, et d’autre part l’Arabie, l’Égypte et la Turquie. (On notera quelle victoire importante cela constituerait pour la Russie, admise comme “acteur régional” de cette crise moyenne-orientale, tandis que les comparses du bloc BAO sont écartés.)

Semih Idiz, de Hurriyet Daily News, développe ces nouvelles sur les projets turcs, le 19 octobre 2012. (L’appel Turquie-Iran au cessez-le-feu pour la Fête du Sacrifice est aussi présenté par Zaman, le 19 octobre 2012).

« …Erdogan told reporters later in Ankara that the discussion had centered on Syria. He said there was a need for Turkey, Iran, Egypt and Saudi Arabia to discuss Syria, but that Saudi Arabia did not want to sit down with Iran. Because of this, Erdogan said they proposed a set of “triple mechanisms” to be set up, with one bringing Turkey, Egypt and Iran together to discuss Syria, the second Turkey, Russia and Iran, and the third Turkey, Egypt and Saudi Arabia.

»This represents a significant shift in position by Ankara, of course. It was no more than a few months ago that Ankara looked coolly on any discussion on Syria which involved Russia and Iran due to their unconditional backing of Syrian President Bashar al-Assad. But having failed to “internationalize” the Syrian problem, as it wanted, Ankara seems now to be inclined to “regionalizing” the problem, aiming for a settlement that involves key regional players.

»Erdogan also said they had agreed with Ahmadinejad to try and secure a cease-fire in Syria for the duration of the upcoming Feast of the Sacrifice holiday, which will be celebrated across the Islamic world. If they are successful, this will be the first positive result of cooperation between Ankara and Tehran on Syria. It will also encourage further joint efforts by the two countries given that follow-up talks between foreign ministers are planned. The Russian input will also be important, of course, given the position it has secured for itself in the Middle East due to the Syrian crisis. At any rate, it is a regional power with an interest in the Middle East that goes back centuries.

»Neither the U.N., nor the West, has managed yet to come up with anything concrete for Syria. The Erdogan government has made it a habit of expressing its deep disappointment because of this. Meanwhile, the situation continues to unfold in that country in a dangerous way for Turkey. Cooperation, rather than confrontation, between regional powers could break the deadlock. These are countries, after all, that are directly affected by the Syrian conflict. Remaining at odds over Syria will simply prolong the crisis by turning it into a proxy war. If, however, the proposed set of “triple mechanisms” works, this will also put Turkey back on stage as a proactive player aiming for stability in the Middle East, rather than being a player that inclines toward sectarian, and therefore ultimately divisive, preferences.»

Il s’agit de la possibilité d’une évolution radicale de la Turquie, selon un processus favorable pour le statut de la Turquie mais qui marquerait en vérité l’échec fracassant de la politique Erdogan-Davutoglu suivie ces douze derniers mois. Il s’agit de l’abandon d’une politique de réinsertion de la Turquie dans le bloc BAO (OTAN, USA, pays activistes du Golfe) pour retrouver, en un sens, la “nouvelle politique” inaugurée par Erdogan en 2009 et suivie jusqu’à l’été 2011. Montagnes russes, en vérité… Les partenaires-adversaires selon la couleur du temps, essentiellement l’Iran et la Russie, favorisent cette évolution de “retour sur soi” de la Turquie parce que leur but est la stabilisation de la région, nécessairement hors des pressions extrémistes et du maximalisme nihiliste du bloc BAO. Il n’empêche, cette évolution turque répond bel et bien aux politiques iranienne et russe, qui impliquent de très récentes, sinon parallèles, pressions stratégiques et militaires de communication sur la région, que les Turcs ont ressenties et ressentent directement ou indirectement pour leur compte (voir le F&C de ce même 20 octobre 2012).

Erdogan et la Turquie ont effectué, ces quatre dernières années, un parcours en zigzag impressionnant de radicalismes divers, mais peut-être pas d’une efficacité convaincante. L’évidence de la fausseté et de l’infécondité de la politique maximaliste pro-BAO suivie par la Turquie depuis un an, impliquant un premier tournant radical, a montré combien l’entêtement du caractère et l’excitation des psychologies (d’Erdogan notamment) pouvaient introduire des éléments perturbateurs très dangereux, dans un flux général de communication extrêmement rapide où il s’agit de ne pas se laisser entraîner par des choix malheureux. Les dirigeants turcs, la paire Erdogan-Davutoglu, ont commis une erreur qui s’est avérée colossale, alors qu’elle pouvait tenir au départ de facteurs assez peu importants, – mais le rythme et la rapidité actuelle de l’Histoire ne fait quitte d’aucune erreur à cet égard. Il faut tenir un cap structurant ou bien l’on bascule dans la folie nihiliste du bloc BAO.

Il semble que les évènements des quinze derniers jours, en très grande partie dans leur perception de communication puisqu’il n’y a rien eu de concrètement brutal et d’irréversible, ont secoué la direction turque. Avec l’affaire des avions interceptés par la Turquie et les incidents de frontière avec la Syrie, la Turquie se trouvait dans une dynamique de guerre bien défavorable, avec le risque de voir l’Iran et la Russie jouer un rôle dans le conflit, et l’on sait dans quel sens ; l’affaire du drone iranien Ayoub et la décision russe de déployer des missiles S-400 (toujours notre F&C du 20 octobre 2012) renforcent l’idée, pour la Turquie, qu’un conflit avec la Syrie les mettrait dans une position très délicates, que l’Iran et la Russie sont des acteurs très sérieux, très puissants et très décidés dans la situation actuelle. Les Russes eux-mêmes ont adressé une sorte de “message personnel” à Erdogan : d’une part, une intervention de Poutine, affirmant que le transfert d’armements russes n’était soumis qu’aux résolutions de l’ONU, et l’on sait qu’aucune d’elles n’interdit la livraison d’armes à la Syrie, – cette déclaration sous-entendant que la Russie n’accepterait plus l’interception d’un avion sous prétexte qu’il transporterait des systèmes ou parties de systèmes d’arme russe, de ou vers la Syrie ; d’autre part, une déclaration de Lavrov jugeant que les relations entre la Russie et la Turquie restaient “solides”. Si on les classe dans le bon ordre, ces déclarations résument bien une sorte de proposition russe : ou bien confrontation très sérieuse, ou bien coopération… On comprend alors que germe l’idée, chez Erdogan, qu’il est peut-être temps de tenir plus compte d’eux (des Russes et des Iraniens) que des inconsistants et vociférants figurants du bloc BAO. En d’autres mots, la manœuvre russo-iranienne perçue en termes de communication comme un “encerclement des ‘encercleurs’”, dont principalement la Turquie par ailleurs abandonnée à son sort par le bloc BAO, a introduit un élément nouveau dans la situation générale, avec des effets à mesure. Nous faisons quasiment ce constat “en temps réel”, tant l’accélération de l’Histoire est absolument irrésistible.

Est-ce un tournant décisif de la part de la Turquie ? La chose reste encore à démontrer puis à confirmer, sur le suivi des initiatives proposées, sur leur réussite, etc., sans oublier les réactions du bloc BAO, qui tient à protéger comme une chose bien précieuse le désordre que son action a suscité. Le fait acquis est que la Turquie, et Erdogan précisément, semblent avoir compris la fragilité de leur position dans la politique suivie depuis un an, et qu’un changement de politique devient quasiment une nécessité ; ils montrent par conséquent le malaise où les ont plongés les évènements des derniers mois. Dans le contexte actuel, la Turquie se trouve dans une situation d’alternative : ou bien elle continue à suivre la “politique” du bloc BAO qui consiste à marginaliser les acteurs non-extrémistes (Iran et Russie), mais qui consiste aussi pour la Turquie à se trouver chargée de s’occuper de l’essentiel en fait d’initiatives agressives et dangereuses sans aucune aide concrète du bloc ; ou bien elle se tourne vers ces acteurs non-extrémistes en prenant certaines distances d’avec le bloc BAO. Pour être plus réaliste, on dira que, si la Turquie veut tirer son épingle du jeu du bourbier où elle s’est précipitée, elle a effectivement intérêt à ce que les nouvelles initiatives d’Erdogan progressent très vite et créent une nouvelle dynamique autour de la crise syrienne.


Mis en ligne le 20 octobre 2012 à 12H34

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