Les lendemains du sommet de Tervueren: tentative d’appréciation derrière la propagande

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Les lendemains du sommet de Tervueren: tentative d’appréciation derrière la propagande


Le sommet de Tervueren du 29 avril est un événement dont l’importance réelle a été obscurcie par l’interprétation médiatique qui l’a accompagné, essentiellement d’origine et de conception anglo-saxonnes. Ce traitement a été remarquable par l’abondance des contre-vérités, des dissimulations, des déformations utilisées pour en renforcer l’argument.

Au-delà, il s’agit même de mensonges purs et simples (c’est-à-dire, des affirmations qui sont le contraire de la vérité). Les Britanniques furent à l’ouvrage dans ce domaine, avec un zèle dévastateur, et particulièrement ceux de la presse de qualité. Un cas parmi d’autres est celui de l’article de Robert Lane Greene dans The New Republic (USA), qu’on cite comme exemple de la presse britannique dite “de qualité” puisque Greene est présenté comme faisant partie de Economist.com, le site de The Economist. Greene écrit notamment ceci :

« The four countries have said that they will present their memorandum to the other members of the EU for approval. But here's the rub: These four countries didn't meet alone because they got voicemail when they called the other 11 EU members. There are serious differences of opinion within the EU. Take Tony Blair's statement last week that Britain fully opposes any EU defense that would threaten or even duplicate NATO's capacity. Spain's foreign minister Ana Palacios has insisted that a small group of EU members had no right to call their plan “European.” The Italian and Dutch foreign ministers were similarly critical. The Eastern European countries joining the EU will likely have none of it.

» Which is to say, not only will Chirac and Schroeder have failed to put the fear of God in Donald Rumsfeld by unveiling their Axis of Unfeasible; if they press on with their comic-opera vision of European military grandeur, they risk gravely splitting the European project that their countries have successfully labored to build for over a half-century. Europeans have stopped killing one another in senseless wars. They have even built an admirable model of multilateral cooperation. But as yet, few are willing to die for it. »

L’idée qu’on relève ici est que le sommet à 4 a été séparé des 11 autres parce que ceux-ci ont unanimement refusé d’y participer. (Ce fut la thèse exposée par Tony Blair qui s’est présenté comme se retrouvant, — vertu oblige en un sens, — comme représentant de la majorité de l’Europe contre le coup d’audace des 4 qui n’était pas loin d’être présenté comme un “coup d’État”.) C’est à peu près le contraire, pour ceux qui ont examiné sérieusement le problème de la participation. La Grèce (qui a approuvé le sommet et ses résultats, ce qui réduit officiellement les 11 de Blair à 10) voulait y participer mais en a été finalement découragée à cause de sa fonction à la présidence de l’Union, qui pouvait faire penser que le sommet était une initiative officielle de l’UE. Le Portugal avait décidé d’y participer, puis s’est retiré lorsqu’il fut avisé par les USA et le Royaume-Uni que cette décision n’était finalement pas la bonne.

Les Néerlandais ont été décrits présentés comme les plus farouches adversaires du sommet, à part les Britanniques, ceux qui ont refusé catégoriquement toute offre de participation (voir notamment l’article de John Vinocur dans le Herald Tribune du 30 avril). Ils méritent une place à part dans l’explication de texte. Ils avaient rencontré les Belges au niveau diplomatique peu après que Verofstadt, le PM belge, eut décidé de proposer ce sommet mais peu avant qu’il ne l’annonce. Cette décision fut prise en très petit comité, même des membres du cabinet du PM n’en furent pas avisés, et le ministère des affaires étrangères belge encore moins. La délégation belge (du ministère des affaires étrangères) n’informa donc pas la délégation néerlandaise d’une décision dont elle ignorait encore qu’elle avait été prise. Quand Verofstadt lança son invitation aux seuls trois autres pays, les Néerlandais furent absolument furieux, croyant à une manoeuvre délibérée des Belges pour les écarter de cette initiative. Leur fureur n’était certainement pas celle de l’abstention et du refus outragé de l’invitation mais celle de la non-information de quelque chose d’européen auquel ils auraient pu participer. Les Italiens, de leur côté, protestèrent également dans un premier temps, pour n’avoir pas été invités. Tout ce petit monde, très vite contacté par les Britanniques, retrouva le droit chemin en tentant à partir de là de ridiculiser le sommet auquel personne, paraît-il, à part les coupables, ne voulait participer.

Un autre point polémique soulevé fut l’attitude de Javier Solana vis-à-vis du sommet. La plupart des sources, le jour du sommet, annonçaient que Solana condamnait l’initiative ou, dans tous les cas, s’en désolidarisait. Le lendemain, des informations détaillées nous étaient données, qui nous instruisaient du contraire, dans une dépêche AFP du 30 avril. Solana se trouvait à Moscou, rencontrant le ministre russe des affaires étrangères Ivanov, le lendemain du sommet de Tervuren, et le lendemain de la rencontre Blair-Poutine qui avait vu une humiliation publique du Premier Ministre britannique. Cette dépêche disait notamment ceci:

« Russia will ''follow closely'' an initiative of four European countries aimed at bolstering a common EU defence policy and will seek to step up cooperation in the field, Russian Foreign Minister Igor Ivanov said Wednesday. ''We consider that yesterday's meeting marks the start of a process at the heart of the European Union and we will follow closely how it develops,'' Ivanov said after talks here with EU foreign policy supremo Javier Solana.

(...)

» ''We wish for full cooperation with the European Union not only in political and economic fields but in that of security and defence,'' the Russian minister told journalists, adding that relations with Brussels were ''one of the priorities'' of Moscow's foreign policy.

» Solana for his part said the mini-summit was an ''important'' meeting designed to ''increase the EU defence capacity.'' He said the proposals by Germany, France, Belgium and Luxembourg to strengthen a common EU defence policy should be met with a ''favorable, positive and constructive'' response. The EU foreign policy representative later insisted in an interview with Moscow Echo radio that the four countries' initiative ''does not contradict the existence of NATO.'' »

Il semble finalement que le cas Solana représente bien l’ambiguïté des conditions de ce sommet. Il semble qu’effectivement Solana ait développé les deux attitudes selon les circonstances et les interlocuteurs. Le cas Solana représentait l’embarras des institutions devant ce qui était un cas évident de rupture d’une position européenne en deux appréciations opposées, alors que ces mêmes institutions ne peuvent se risquer publiquement à prendre parti pour l’un ou l’autre groupe d’États-membres.

Quelle est l’importance réelle du sommet de Tervueren ?

Finalement, quelle est l’importance réelle du sommet de Tervueren ? On recommande deux textes à cet égard, que, pour plus de clarté (et une question d’accès pour l’un d’eux), nous publions parallèlement dans notre rubrique “Nos Choix commentés”.

• L’un est un texte de commentaire de Defense News, paru le 7 mai (accès limité du lien). Le texte rend compte de commentaires et d’appréciations diverses sur le sommet.

• L’autre est un texte de Frederick Bonnard, publié le 9 mai dans le Herald Tribune, sous le titre significatif de : « Is a European quartet playing NATO's swan song? » C’est un texte de commentaire, fait par un observateur britannique spécialisé dans les questions de l’OTAN, souvent lu et interprété comme une “voix officieuse autorisée” du point de vue britannique.

Sur le plan pratique, un point est particulièrement important après le sommet, dans les mesures décidées, qui est la création d’un état-major européen. Un des témoins interrogés par Defense News, le secrétaire général de l’Assemblée de l’Atlantique Nord, le Britannique Simon Lunn, explique assez justement, à propos de cette décisions des quatre pays : « They are doing the very thing we all said years ago we should avoid: operational duplication between NATO and the EU. I fear it is inevitable this will lead to growing duplication. »

Sur un plan plus général, il nous semble que ce jugement de Bonnard donne bien la dimension implicite, mais fondamentale, du sommet : « The new European defense initiative is militarily insignificant, but it is an important political move. Its four originators, France, Germany, Luxembourg and Belgium, want Europe to be completely independent of NATO, and thereby to free it from the ability of the United States to decide on its military actions. » Cette affirmation situe l’importance qu’on doit accorder au sommet. Qu’il soit « militarily insignificant » n’importe pas, car aujourd’hui l’Europe n’a pas besoin de façon directe d’une puissance militaire significative. Rien ni personne ne la menacent et ses conceptions s’opposent à l’emploi systématique de la force, à la manière des Américains. Par contre, de façon indirecte, la question “défense” est essentielle dans la mesure où elle permet une affirmation politique.

(Là encore, les Américains ont imposé cela : puisque leur politique étrangère est devenue quasi-complètement une politique militaire, la force a un poids politique fondamental et la défense a aujourd’hui essentiellement une dimension politique. Affirmer une initiative de défense européenne a un poids politique européen considérable. Ce qu’il importe, c’est de concrétiser une décision politique prise par le biais de la défense, par des mesures de renforcement de défense. Tervueren montre bien la voie : d’abord une affirmation politique, ensuite des décisions militaires éventuelles (on verra). Aujourd’hui, le contraire conduirait à renforcer les atlantistes, c’est-à-dire le contrôle américain de l’Europe. On sait que l’on pourrait effectivement voir des décisions de renforcement militaire  : si le nouveau gouvernement belge qui sortira des élections du 18 mai décide, pour la première fois depuis longtemps, une augmentation du budget de la défense, ce sera une décision née du sommet de Tervueren, c’est-à-dire complètement de défense européenne.)

Quant à la signification politique du sommet, c’est-à-dire ce qu’il nous dit de la situation en Europe, hors de la propagande anglo-saxonne, nous estimons que ces commentaires, direct et indirect, de diplomates interrogés par l’hebdomadaire Defense News sont une indication sérieuse:

« Diplomats told Defense News that the political-security atmosphere between Berlin and Paris, on one side, and Washington and London on the other borders on the abysmal.

» In the words of one German diplomat: “Whatever public statements to the contrary, I can assure you there is little enthusiasm behind the scenes about working with either the Brits or Washington in defense,” since the policy split over Iraq. Germany, France and Belgium vociferously opposed U.S. military intervention in Iraq. »

L'importance du sommet de Tervueren ? Bien plus qu'on a dit, sans aucun doute. Certains de ses détracteurs ont-ils été un peu loin dans son appréciation, comme pour montrer leur orthodoxie ? Dans l'article de Vinocur, déjà cité, le ministre des affaires étrangères néerlandais Jaap de Hoop Scheffer, explique ainsi « his country's refusal to join its neighbors » — fausse appréciation, comme on l'a vu, mais l'explication ne manque pas d'intérêt : « Belgium and France will not guarantee our security, Germany will not guarantee the security of the Netherlands. I cannot imagine a world order built against the United States. » Cette dernière phrase, avec le mot “against”, laisse à penser, dans un sens que même les 4 du sommet n'avaient pas imaginé.


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