Le Pentagone entre deux eaux

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Le Pentagone entre deux eaux

Quelle est la politique actuelle du Pentagone vis-à-vis de la Syrie, et en général vis-à-vis des théâtres d’opération divers dans la zone du Moyen-Orient ?  Quelle est la politique générale actuelle du Pentagone ? Ou encore, dit sous une autre forme et se rapprochant plus de la formule où réponse est contenue dans la question elle-même : le Pentagone a-t-il actuellement une politique quelconque, dans un sens ou l’autre, ou bien est-il simplement à l’arrêt, attendant qu’un chauffeur redémarre la machine, et cela d’ailleurs sans savoir quelle direction sera suivie ? On suivra donc cette dernière question en acceptant qu’effectivement elle énonce de facto la réponse qu’il faut lui adresser. Il est d’autant plus cohérent de prendre cette attitude qu'à  la différence considérable et même révolutionnaire d’une transition normale comme à peu près toutes celles qui ont précédé entre deux administrations qui suivent la même ligne de sécurité nationale expansionniste conforme à la politiqueSystème, nous nous trouvons devant deux inconnues de taille :

• La première inconnue est celle de la politique de l’administration Trump. Y aura-t-il un infléchissement qui peut être majeur de cette politique de sécurité nationale vers une réduction prudente sinon une réduction décisive de l’interventionnisme extérieur ? C’est la question qui se pose au Pentagone lui-même, à toute sa bureaucratie, et donc freine tout changement, toute adaptation, etc., de la part de cette infrastructure... D’autre part et dans tous les cas, s’il y a réellement changement majeur de politique, ce changement extrêmement difficile à être mis en place dans les rouages de la bureaucratie du Pentagone, ne serait-ce qu’au point de vue technique et des processus bureaucratiques, donc sans même prendre en compte les réticences politiques et idéologiques possibles sinon probables dans tel ou tel poste, dans tel ou tel service, etc.

• Le nouveau secrétaire à la défense, le général du Marine Corps Mattis, a une position incertaine, du moins selon la perception qu’on en a. Mattis se présente comme un “dur”, partisan de la politique de sécurité nationale classique, comme il l’a plus ou moins confirmé durant ses auditions au Congrès. Conservera-t-il cette position en entravant la mise en place d’une nouvelle politique, s’il y a nouvelle politique, ou s’avérera-t-il plutôt loyal au président dans ce cas, et favorisant une politique qui semble ne pas être de son choix ? Pour l’instant, ces questions n’ont pas de réponses, et c’est un motif supplémentaire de retenue, sinon d’immobilisme de la bureaucratie.

D’un point de vue réaliste, les plus chauds partisans de ce changement de politique parmi les commentateurs indépendants ne s’étonnent nullement de l’actuelle situation du Pentagone, dont la paralysie politique due à la transition implique nécessairement une poursuite des processus opérationnels en cours, y compris les plus belliqueux, ce qui pourrait sembler une contradiction des espérances d’un changement de politique. Ainsi trouve-t-on ce commentaire de Justin Raimondo, d’Antiwar.com, le 25 janvier, par ailleurs justifié par des interrogations critiques de certains de ses lecteurs.

« The other day on Twitter someone tweeted me the news of the latest drone strike in Yemen, with the taunting message: “Congrats, @JustinRaimondo.” I had to laugh, and bemoan my fate: “I am now to be held responsible for everything the Trump administration does, especially their failure to go full pacifist!” Of course, you don’t have to be a pacifist to oppose our drone campaign, in Yemen or elsewhere, as I do, but the comment and my response underscore a basic flaw in the thinking of Trump’s anti-interventionist critics.

» I have been writing this column for over twenty years, commenting on current events as they impact the US on the international stage. I’ve watched as this country fought a series of unnecessary and debilitating wars, exhausting its resources and sacrificing the lives of its young people in bloody crusades from Belgrade to Baghdad. I’ve navigated the tides of public opinion, as support for this suicidal policy waxed and waned, according to the caprices of the moment and the push and pull of external events. And if I can draw a single important lesson from all this experience, it is this: the albatross of empire won’t be easily lifted from our necks. »

Une autre situation doit être mentionnée, dont l’un des effets est signalé par Raimondo et d’ailleurs faisant l’objet de l’interpellation sarcastique de son lecteur : l’intervention de drones-tueurs, et particulièrement au Yemen il y a trois jours. Il s’agit d’une situation où l’emploi des drones-tueurs se fit “en autopilote”, selon la formule de l’auteur que nous citons ci-dessous.

Dans ce cas, il ne s’agit plus d’une situation par définition disons “transitoire” puisque due à la transition, mais bien d’une situation structurelle établie par le président Obama lui-même.... C'est-à-dire une partie du “legs” du Prix Nobel de la Paix si l’on veut, qui est l’utilisation quasi-automatique, par délégation formelle et quasi-structurelle de la décision à la bureaucratie qui est censée contrôler la machinerie des drones et qui en vérité n’agit que pour opérationnaliser sans discuter les initiatives et les décisions entraînées par la susdite machinerie ; par conséquent, pas d’autre verdict que la bureaucratie ad hoc se mettant au service de la machine à tuer... Les admirateurs d’Obama apprécieront, et nous, nous conclurons : Obama n’était nullement la “marionnette” de forces occultes d’ici ou là (le CMI, la CIA, Wall Street & Cie) ; en vérité, il s’est fait volontairement “marionnettes” d’un système machiniste qu’il a autorisé à mettre en place. Ce “système machiniste” est devenu de ce fait, pour ce cas des drones, un “système-tueur” et un “système-à-déresponsabiliser”, puisque le président Obama pouvait dormir tranquille, ce n’était pas lui qui ordonnait de tirer un missile Hellfire sur un mariage yéménite confondu avec une fausse barbe d’un al Qaïda quelconque, faux-nez de quelques aventuriers de la CIA. La question intéressante est de voir 1) si l’administration Trump comprendra le problème, et 2) si elle sera intéressée à tenter de la résoudre en reprenant le pouvoir dans ce cas particuliercomme dans d'autres similaires.

C’est Laurie Calhoun qui décrit la situation de la “machine-à-tuer” anipulant les drones-tueurs, le 24 janvier sur Antiwar.com : « Trump’s choice for CIA director, Mike Pompeo, has not yet been sworn in, as his confirmation process is still underway. In other words, the drone strikes carried out under the auspices of the CIA this past weekend were done so without a director in place. Obama therefore succeeded not only in normalizing assassination as “targeted killing” when the implements of homicide used are missiles, and they are launched by the CIA, but he also left the killing machine on autopilot. Note that the former CIA director, John Brennan, who first served as Obama’s drone killing czar, before being promoted to director, has spent his time in recent days bashing the new president, not serving as Trump’s interim adviser.

» The incineration of military-age men using missiles launched from drones has become so frequent and commonplace that US citizens, including legislators, did not blink an eye at the fact that the killing machine set in motion by President Obama is now effectively on autopilot. It’s worth remembering that, once upon a time, acts of war were to be approved by the congress. Now even acephalic agencies such as the directorless CIA are permitted to use weapons of war to kill anyone whom they deem to be worthy of death. All of this came about because Nobel Peace Prize Laureate Barack “no boots on the ground” Obama wanted to be able to prosecute wars without appearing to prosecute wars. Fait accompli. »

... Mais certes, la situation la plus importante, du point de vue du Pentagone comme de tous les autres points de vue impliqués dans les questions de sécurité, c’est celle de la Syrie. Des nouvelles intéressantes sont venues de ce théâtre ces deux derniers jours, – qui, pourtant, ne dissipent pas l’incertitude, au contraire qui la confirment en en donnant une explication moins décourageante que celle de l’emploi des drones-tueurs. Il s’agit de l’affirmation, faite lundi par les Russes, qu’une réelle coopération s’est établie entre les USA et eux-mêmes (avec intégration d’avions turcs) en Syrie, à l’occasion d’une intervention d’un groupe composite contrôlé par les Russes (deux Su-24M et un Su-34 russes, deux F-16 et deux F-4 turcs), le 22 janvier contre des cibles de Daesh autour de la ville de al-Bab dans la province d’Alep. (Un communiqué du ministère de la défense affirmait notamment : « On January 22, the Russian command center at the Hmeymim airbase has received coordinates of Daesh targets in Al-Bab, Aleppo province, via the ‘direct line’ from the US-led coalition headquarters. After further data verification with the assistance of unmanned aircraft and space reconaissance, the Russian Aerospace Forces and two jets of the international coalition have conducted airstrikes on the terrorists’ targets. »)

Quelques heures plus tard (le 23 janvier), le Pentagone faisait démentir l’information russe, pourtant venue de cette source directement officielle et publique du ministère de la défense. Sputnik.News offrait le lendemain, 24 janvier, une analyse de cette succession contradictoire de nouvelles, notamment en rapportant des explications d’experts russes (venues d’un article en russe de Novosti) : « “We consider information released by the Russian Defense Ministry to be highly accurate,” defense analyst Igor Korotchenko told RIA Novosti. “This means that the cooperation has begun, which is a good thing since terrorism is a common enemy. There is a real chance to alter previous approaches to cooperation under President Trump. The Obama administration has not been particularly helpful” in this respect, Korotchenko noted.

» The defense analyst suggested that the Pentagon has denied providing intelligence to the Russian Aerospace Forces because the transition from one administration to the other has not fully taken place. “Perhaps, the Pentagon did not want to make this information public because [many positions in] the new US administration have not been finalized. Once the Trump team is put together, those who have an adverse informational effect on the cooperation [between the US and Russia in Syria] will be let go,” he asserted.

» Retired Lieutenant General Evgeny Buzhinsky, who headed the International Treaty Directorate at the Russian Defense Ministry, shared these sentiments. “Thank God if this cooperation is truly taking place. I can only welcome it. By denying these reports Americans perhaps do not want to anger such 'friends' of Russia as [Senator John] McCain while key members of the US government are going through the confirmation process. They probably are afraid of sparking a wave of anti-Russia hullabaloo,” he said. »

Tout cela reste évidemment assez confus, par exemple si l’on y ajoute la nouvelle de l’installation d’une base US en Syrie pour soutenir les forces kurdes, manifestement perçue comme un acte hostile vis-à-vis des Turcs, et aussi des Syriens d’Assad et des Russes. Néanmoins, il faut noter que l’annonce de la coopération est venue d’une source officielle russe, c’est-à-dire qu’il s’agit d’une communication mûrement pesée, et que les commentaires parus sur Novosti (en russe) ont renchéri dans le même sens. On peut raisonner indirectement, en se référant à l’attitude d’extrême retenue et d’extraordinaire prudence du gouvernement russe par rapport à l’administration Trump dont témoigne notamment un commentateur US, Gilbert Doctorow, qui fait un article sur ce thème pour ConsortiumNews le 24 janvier (on peut voir et écouter Doctorow, avec deux autres intervenants, dans  le CrossTalks de Peter Lavelle, de RT, du 23 janvier, – mais ce n’est évidemment pas le talk-show dont Doctorow parle dans l’extrait qui suit) :

« On Friday, as a guest on a top-rated Moscow talk show, I noted that the microphone was offered much more to the other American on the panel who represented the Russo-phobic point of view that your average Russian television viewer loves to hate on this and other talk shows produced by the country’s leading broadcasters: Pervy Kanal, Rossiya-1-Vesti 24 and NTV. Afterwards, I was reassured by Russian political analysts that the fact that I got much less time to present a more nuanced view wasn’t meant as a personal snub. It was because I’m known to support Trump’s goal of more constructive relations between Washington and Moscow. In other words, the major Russian TV outlets prefer to have on Americans who are eager to bash Russia, presumably because that’s better for ratings but also fits with the Kremlin’s desire to lower the expectations of the Russian people. »

On peut donc assumer à la lumière de ce qui précède à propos de la “politique de communication” de Moscou, que les Russes ne veulent surtout pas en rajouter, en aucun cas, dans le sens d’un rapprochement entre les USA et la Russie. S’ils ont pourtant affiché si clairement cette coopération entre les USA et la Russie en Syrie, aussi bien dans leurs réseaux de communication domestiques (en russe) qu’internationaux (en anglais), c’est pour des raisons indirectes qui ont, à notre sens, à voir avec la situation interne de Washington D.C. L’hypothèse la plus plausible, toujours selon notre appréciation, est qu’ils agissent ainsi directement en connexion avec la direction de l’administration Trump, et certainement plus le directeur du NSC Flynn que le secrétaire à la défense Mattis, pour faire pression sur la bureaucratie du Pentagone, et sur divers réseaux qui lui sont liés, pour forcer à cette coopération en Syrie.

Tout comme la CIA, et sans doute encore plus que la CIA parce qu’il a de multiples directions et de nombreuses organisations tendant vers l’autonomie d’elles-mêmes, le Pentagone est un terrain à prendre, une bataille à gagner pour la nouvelle administration ; en plus, sans qu’on sache si certains des principaux joueurs (Mattis notamment), ne sont pas tentés ici ou là de marquer l’un ou l’autre but “contre son camp” ; cela arrive au football, alors pourquoi pas au Pentagone. L’effet extrêmement clair de cette incertitude et de ces diverses hésitations est une réduction supplémentaire, avec accélération supplémentaire, de l’influence US dans la zone et dans la crise syrienne. Si Trump veut que les USA affirment leur statut de puissance d’une façon efficace et rentable, très business-like, il doit agir vite et obtenir des résultats à mesure.

Le paradoxe de cette situation, qui constitue l’essentiel du “legs” de ce très-étrange président que fut Obama, c’est que les engagements considérables qu’il a assumés (les USA en guerre dans sept pays, du premier jusqu’au dernier jour de sa présidence, fait unique dans l’histoire des USA bien entendu), totalement illégaux et irrespectueux de la légalité internationale, encombrés de soutien divers et si nombreux à des groupes de bandits et de mercenaires, – Daesh/ISIS est d’abord un réseau de crime organisée avant d’être le signe d’une grande-guerre religieuse-bidon, – tout cela a constitué le ferment d’une réduction accélérée de l’influence US. Pour Trump, une seule issue, et elle est complètement paradoxale : un certain désengagement bien réel du merdier extraordinaire et surréaliste organisé par le désorganisateur-Obama, pour tenter de restaurer un certain statut de la puissance US par le seul fait du sérieux d'une politique. Normalement, Poutine devrait l’aider...

 

Mis en ligne le 25 janvier 2017 à 15H27