Le business: une joint venture avec les extra-terrestres?

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Un ami lecteur, toujours attentif aux nouvelles de notre Système exacerbé, nous envoie le programme du grand séminaire annuel du GCF, ou Global Competiveness Forum. Ce n’est pas pour demain, ce grand rendez-vous, mais pour hier puisque l’événement a eu lieu les 22-25 janvier 2011 à Ryad, en Arabie Saoudite. Il fallait payer $5.000 pour avoir l’honneur d’y participer, et l’on pouvait notamment y entendre Bill Clinton (ses émoluments pour une telle intervention d’une durée d’autour de deux heures dépassent nécessairement les $100.000, – ce qui est le prix de la vertu, rien de moins).

Les informations sur l’événement, et également sur le GCF, sont disponibles sur le site du GCF.

«Five years ago, the Global Competitiveness Forum started as a gathering of ICT experts, which included Bill Gates, discussing how ICT enables competitiveness. For the next three years, the GCF grew through the financial crisis to tackle the world’s most important competitiveness issues. The 5th Global Competitiveness Forum will continue building on the success of previous years, with the goal of being one of the year’s most important conferences.

»The Forum will be held from 22 – 25 January 2011, and a number of speakers have already been confirmed, including: HE Ali Al-Naimi, Klaus Kleinfeld, Marco Tronchett-Provera, Jean Pascale-Tricoire, Janine Benyus, Ulf Henriksson, James Wolfensohn, Andy Bird, Professor Michael Porter, Linda Rottenberg, Paul Hawken, Jean Chrétien, Andy Meyers, Amy Zhou, James Carpenter, Atul Punj, John C. Warner, and many more.

»The Global Competitiveness Forum (GCF), the only event of its kind, is an annual meeting of global business leaders, international political leaders, and selected intellectuals and journalists brought together to create a dialogue with respect to the positive impact organizational and national competitiveness can have on local, regional and global economic and social development. It was founded in 2006 by the Saudi Arabian General Investment Authority (SAGIA), and is held in Riyadh, Saudi Arabia under the patronage of HM King Abdullah Bin Abdulaziz, the Custodian of the Two Holy Mosques…»

Parmi les diverses surprises sans surprise qui nous attendent, on retiendra celle de la “vision” qui caractérise à la fois ce séminaire de 2011 et l’organisation elle-même du GCF, qui est centrée sur le Dieu-“compétitivité” : «An annual program of activities attended by global business leaders, international political leaders, and selected intellectuals who share a common interest in competitiveness.» Un autre aspect concerne la “mission” du GCF, ainsi investi d’une tâche quasiment spirituelle, et des mots tels que “sensibilité”, “enthousiasme”, etc., sont à l’honneur : «To continue fostering awareness and enthusiasm around the issue of competitiveness, and to evaluate the applicability of competitiveness theory and practice as a tool for generating real solutions to contemporary global challenges…»

Notre ami lecteur a été particulièrement impressionné par le programme d’un panel, lors de la session plénière du 23 janvier 2011. Le thème proposé concernait, disons “l’enseignement venu de l’espace”, et inclinait implicitement, pour qui veut faire un effort d’imagination, à la recherche de contacts avec des extra-terrestres pour avoir une expérience partagée sur la beauté de la compétitivité à travers l’Espace-Temps.

Le thème était ainsi résumé : «Psychological and socio-cultural assumptions and preconceptions constrain us to a large extent, and shape our views of the universe so that we are inclined to find what we are looking for, and fail to see what we are not. Using knowledge gained from research in the fields of Ufology and the search for extraterrestrial life, what might we possibly learn about hindrances to innovation in other areas of inquiry?

»- Innovation and anthropomorphism, ethnocentrism and ego.

»- Falsification and the evidence of absence.

»- What Giordano Bruno would say…»

L’un des orateurs, Stanton T. Friedman, experts en “UFOlogie”, ouvrit la discussion de ce panel par l’affirmation tonitruante que les soucoupes volantes existent ; l’orateur qui lui succéda, Nick Pope, fit des spéculations autour de la “profitabilité” du sponsoring ou des implications de marques se référant aux extra-terrestres («Mr. Friedman opened his remarks with a bold statement, “Flying saucers are real!” and this summed up the perspective of the panel members. Mr. Pope explored the potential business implications of outer space, such as the profitability of alien branding or sponsorship…»)

Et ainsi de suite, – mais nous n’étions pas là-bas…

Notre commentaire

Il ne nous viendrait pas à l’idée de mettre quelque ironie que ce soit dans cette présentation, et il n’y en a en vérité aucune. Ce que nous voulons illustrer avec une insistance particulièrement ferme, c’est une tendance du business, perçu comme un artefact fondamental de notre “contre-civilisation”, artefact globalisé, voire “spatialisé” dans ce cas, dans le sens de son extension dans le cosmos, et donc considéré comme un phénomène relevant de bien autre chose que de la plate et morne économie terrestre, – artefact révolutionnaire qui a dépassé l’époque de la “terre est plate” pour entrer dans celle de “la terre est ronde et tourne autour de son axe, en même temps qu’elle tourne dans le cosmos, astre parmi les autres”, – ce dernier point devant faire s’interroger à propos de l’extension du marché libre au reste de l’univers et du cosmos. Arrêtons là cette réflexion pour commenter l’existence d’une telle réflexion. Il s’agit en effet d’une véritable “spiritualisation” des perspectives, sinon de la prospective de l’activité du business.

Il y a déjà eu des périodes où le “business” s’est notablement éloigné, dans sa propre conception de lui-même, des simples attendus terrestres qui le caractérisent. Ce fut le cas dans les décennies des années 1920, où l’expansion effrénée aux USA, dans une débauche des nouveaux moyens de communication, installa une sorte d’atmosphère magique, religieuse, quasiment métaphysique, dans la perception qu’on avait du business. Ce fut encore le cas dans les années 1996-2001, concurremment avec la perception que les USA avaient atteint le stade d’une puissance au-dessus des contingences historiques (l’“hyperpuissance”). C’était l’époque où le président de la Fed, Alan Greenspan, ne craignait pas un lyrisme dont il se repentirait plus tard (voir notre texte du 5 septembre 2005) :

«[L]e président de la Fed, le si fameux et si sérieux Alan Greenspan, venu témoigner devant une Commission du Sénat [le 11 juin 1998] et disant aux parlementaires qu'il existe, bien qu'il n'en soit pas lui-même l'adepte, une école de pensée dans les milieux économiques américaines avançant que l'économie américaine atteint de tels sommets qu'elle a changé de substance, qu'elle échappe aux lois de l'histoire, qu'elle est, comme dit précisément Greenspan, “beyond history”. Cette expression extraordinaire, telle qu'elle a été vraiment dite, aurait mérité un sort plus significatif que l'indifférence qui l'a accueillie : le président de la Federal Reserve admettait sans barguigner, sans paraître un instant s'en gausser, que l'on put envisager que l'économie américaine fût effectivement quelque chose qui était sortie de l'histoire, et sortie par le haut, et désormais évoluant “beyond history”. Cela fixe les esprits et leur état.»

En général, ces époques d’exaltation quasiment mystique représentent des époques de “bulles” diverses, sorte de savonnage des écuries d'Augias, où l’économie libérale et capitaliste, emmenée par les USA, éprouve le besoin de références disons “métaéconomistes” et éventuellement supraterrestres pour exprimer l’ivresse qui s’empare d’elle-même, et aussi, mais sans que cela se dise, où cet emportement mis dans la perspective qui convient semble également comme une sorte de croyance en forme de talisman destinée à éloigner quelque mauvais sort qui guetterait… (Les années 1920 furent suivies de la Grande Dépression ; la période de 1996-2001, qui suivait une très forte dépression psychologique aux USA, fut brutalement interrompue par le 11 septembre 2001). Il s’agirait d’une sorte de période spécifique où la puissance du business est considérable, mais en même temps confrontée aux limites conceptuelles tragiques de cette activité absolument matérialiste, mercantile et corruptrice, quantitative et basse, et recherchant des références plus “spirituelles”, plus hautes, de celles qui donnent des justifications d’être un peu plus rassurantes. Bien entendu, en fait de “références hautes”, on fait toujours dans le clinquant, le “bling bling” et le très nouveau riche.

Dans le cas qui nous occupe de l’économie “spatialisée” et recherchant l’une ou l’autre joint venture avec les extra-terrestres, on pourrait concevoir une démarche assez similaire. Depuis le 15 septembre 2008 et l’effondrement qui a suivi, le Système a fait appel à des trésors inestimables de virtualisme financier, à des narratives économiques innombrables pour appeler par incantation cette “reprise” qui prend son temps jusqu’à faire naître le doute à propos de son illusoire perspective ; à côté de quoi, les perspectives, sans cette “reprise”, sont de plus en plus catastrophiques, enchaînant sur la phase ultime de la crise terminale du Système.

De ce point de vue, le cas que nous signalons nous paraît psychologiquement, ou d’un point de vue plus nettement psychiatrique, de la plus grande signification. Cette fois, il s’agit pour le business, installée dans une dimension presque sacrée convoquée pour l’occasion, de tourner le dos aux conditions terrestres si décevantes, et de s’ouvrir vers l’éther, vers l’espace et les extra-terrestres. La fièvre de l’esprit envisage aisément qu’il s’agit là d’une perspective qui nous permettra de rencontrer des esprits plus ouverts, ceux des E.T., que ceux des piètres sapiens si rétifs à la poésie et à la beauté de l’économie portée aux confins métaphysiques. Il ne faut pas hésiter à poursuivre cette “analyse”, ou psychanalyse, en avançant que la hantise de la catastrophe habite également ces esprits élevés qui nous offrent comme encouragement à croire en notre avenir, une métaphysique de l’extra-terrestre et de l’offre et de la demande, permettant d’envisager de porter le libre échange et le capitalisme aux confins de l’espace et d’y fabriquer une compétitivité nouvelle, qui aurait plus ou moins l’aval de Dieu Lui-même… Ainsi atteindrions-nous le stade ultime du capitalisme triomphant en dépit de tout, qui revient à laisser sapiens à son ingratitude et à aller chercher ailleurs s’il n’y est pas, dans l’espace, dans l’espoir de rencontrer des esprits plus élevés parce que plus compréhensifs.

De tels signes, dans la logique de ce que nous avons relevé, représentent enfin des indications tout à fait terrestres d’une certaine prescience catastrophique. Les grands businessmen n’en sont pas dépourvues ; simplement, ils lisent mal dans les cieux et prennent les signes de catastrophes proches pour des promesses du passage à un niveau supérieur du business-monde, ici à l’échelon E.T., – un business-univers à l’échelle cosmique, enfin quitte des agaçantes récriminations terrestres, – humaines, trop humaines.


Mis en ligne le 18 avril 2011 à 13H04