Le bonheur entre tragédie et bien-être

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Le bonheur entre tragédie et bien-être

Comme le remarque Benoît Heilbrunn, philosophe et professeur de marketing à l'ESCP Europe dont nous reprenons une interview ci-dessous, le “bonheur” est la véritable grande affaire du XVIIIème Siècle, plutôt que les brillantes et trompeuses Lumières. (« Il n'y a d'ailleurs pas de siècle qui ne se soit plus intéressé à la question du bonheur que celui des Lumières. ») Au reste, le siècle se termine par des citations fameuses à cet égard, caractérisant d’une façon curieusement et ironiquement dystopique deux événements considérés par l’historiographie-Système comme “globalement vertueux”, – ô combien, – et que notre thèse du “déchaînement de la Matière” considère comme finalement absolument catastrophiques, et tout cela éclairant pour nous d’une lumière bien ambiguë et toute en demi-teintes et clairs-obscurs la notion de “bonheur”...

• Jefferson, puisque c’est lui qui semble-t-il doit être reconnu comme l’inspirateur et le rédacteur de la Déclaration d’Indépendance américaine du 4 juillet 1776 : «  Nous tenons pour évidentes par elles-mêmes les vérités suivantes : tous les hommes sont créés égaux; ils sont doués par le Créateur de certains droits inaliénables ; parmi ces droits se trouvent la vie, la liberté et la recherche du bonheur. »

• « Le bonheur est une idée neuve en Europe » observe Louis-Antoine Saint-Just, une formule restée fameuse énoncée dans un discours du 3 mars 1794 après avoir fait voter “la loi des suspects” quelques mois plus tôt, qui fait passer la Terreur en régime de surpuissance sans équivalent dans l’Histoire jusqu’alors, d’une manière si institutionnelle. (Discours du 3 mars 1794, plein d’excellentes intentions : « On trompe les peuples de l'Europe sur ce qui se passe chez nous. On travestit vos discussions. On ne travestit point les lois fortes ; elles pénètrent tout à coup les pays étrangers comme l'éclair inextinguible. Que l’Europe apprenne que vous ne voulez plus un malheureux, ni un oppresseur sur le territoire français; que cet exemple fructifie sur la terre ; qu'il y propage l'amour des vertus et le bonheur ! Le bonheur est une idée neuve en Europe»)

Justement, pour Benoît Heilbrunn l’idée promise de “bonheur” n’a pas été atteinte, bien au contraire serait-on tenté d’ajouter si l’on s’en tient à la définition explicite qu’en donne le XVIIIème des Lumières, et finalement remplacée par l’idée de “bien-être”. On verra cette circonstance comme un tour de passe-passe, un simulacre, parfaitement en accord avec les pratiques de relations publiques, de promotion, de marketing et de publicité, et avec l’idéologisation qui a accompagné ces diverses pratiques aujourd’hui triomphantes. Pour situer notre position à cet égard, nous renvoyons au texte de PhG dans son Journal-dde.crisis du 3 septembre 2018, notamment appuyé sur sa brève expérience dans la publicité comme personnage placé dans les rouages de cette activité, comme stagiaire mais pour mieux et de plus en plus s’en détacher en la contemplant d’un œil de plus en plus critique. Un extrait sur le fond historique et conceptuel de la chose :

« Dernièrement, – nous revenons en 2018, – suivant l’un ou l’autre programme d’une de ces chaînes d’info dont nous sommes accablés, et observant les innombrables passages publicitaires, et enfin la forme et le contenu des annonces, j’ai réalisé d’une façon assez forte sinon brutale, comme un éclair vous illumine soudain, le changement fantastique qui avait affecté cette activité depuis son arrivée à maturité des années 1960. Au milieu de la débauche, des possibilités et du luxe incroyable des moyens technologiques pour construire les images dont témoignent tous ces “messages“, films, montages, etc., j’ai ressenti l’extraordinaire unicité d’un discours absolument idéologisé, d’une “ligne” absolument impitoyable. Je dirais même qu’à cet égard, la forme idéologisée précède la spécificité du contenu, et le contenu lui-même.

» Je parle volontairement d’idéologisation de la forme, plutôt que d’idéologie, pour montrer qu’il s’agit d’un pas au-delà de l’idéologie, – laquelle idéologie ne fait évidemment aucun débat ni ne soulève la moindre contestation. Bien entendu, il s’agit (idéologie et idéologisation) de la modernité devenue postmodernité, de l’individualisme, du sociétal libertaire et du multiculturalisme avec ses quotas automatiques, de la productivité globalisée, du néolibéralisme, etc., et toutes ces sortes de choses. Dans les années 1920 qui virent la première vague de la communication moderne aux USA en même temps qu’une sorte de boulimie de démence moderniste (des “Années Folles” aux “Roaring Twenties”) avant de buter sur le krach de 1929 et de s’effondrer dans la Grande Dépression, on parlait de la “philosophie du bonheur” [ou “philosophie de l’optimisme”]. Aujourd’hui, il s’agit de bien autre chose, comme une sorte de “philosophie de l’être”, ou dit plus en détails, la “philosophie de la seule possibilité d’être”. Il va de soi, là-dessus, que ce sera l’hyper-tout ce qu’on veut, jusqu’au transhumanisme et à l’Homo-Deus, mais de tout cela il importe peu de savoir ce qu’il en est et où cela mène : par conséquent, encore plus en détails, je dirais qu’il s’agit de la “philosophie de la seule possibilité d’être dans l’instant”, – le Big Now, sans nécessité d’en dire plus, ni d’ailleurs d’en savoir plus. »

Cette “sorte de philosophie de l’être” dont parle PhG pour caractériser les praztiques et conceptioins transhumanistes de notre époque, cela inclut prioritairement, comme feuille de route standard, le “bien-être” (“philosophie du bien-être ?”) dont parle Heilbrunn. Bien entendu, c’est une parodie vulgaire, indigne et mercantile du “bonheur”, un véritable hold-up du concept, un simulacre au profit de la “société de consommation” comme l’on disait dans les années 1960. Il s’agit de la “marchandisation” du concept de “bonheur” au profit de l’idéologisation imposée par le Système...  Heilbrunn décrit ce simulacre en décrivant la révolution conceptuelle des années 1960 où le “confort” (le “bien-être”) prit rang parmi les valeurs fondamentales, sinon la valeur fondamentale de la nouvelle idéologie destinée à perpétuer les normes du Système :

 « [L]es psychologues distinguent très clairement les valeurs instrumentales (les moyens) des valeurs terminales (celles qui ont leur fin en soi). Ainsi la fonctionnalité, la rapidité et la sécurité sont du ressort instrumental alors que l'amour, l'amitié et la liberté sont du ressort terminal. Or Milton Rokeach, qui fut le premier à établir cette distinction dans les années 60, signifia clairement que le confort était une valeur terminale, une fin en soi. C'est justement en considérant le confort comme une finalité que la société de consommation a pu transformer le bien-être en marchandises… en le faisant passer pour du bonheur, alors qu'il s'agit de vendre du plaisir. »

Nous avons dans cette interview une description minutieuse d’une opération de tromperie fondamentale : le “bonheur” transmuté en “bien-être” pour faire passer les conceptions des ”citoyens du monde” (langage de la globalisation) de l’idéologie initiale à une idéologie de pacotille, ou plutôt une idéologisation de la pacotille incarnée par un consumérisme sans fin dont l’effet essentiel est le fonctionnement surpuissant du Système sous sa forme hyper-néocapitalistique.

Il apparaît d’autre part que nous nous trouvons au terme de la formule, correspondant à l’inégalité démente qui ne cesse de se creuser, entre ceux qui profitent du bien-être jusqu’à en dépasser les avantages pour tomber dans ses travers mortels de la stagnation des apports psychologiques jusqu’à la dépression du fauit paradoxal de la fortune (« ...Autrement dit, un revenu supérieur à ce seuil [50 000 dollars] ne permet pas d'accroître significativement son niveau de félicité »), et ceux (les Gilets-Jaunes en témoignent) qui sont totalement abandonnés à leur incapacité de répondre aux sollicitations économiques nécessaires au bien-être. Entre les deux, là où devrait se situer l’idéal pérennisant l’idéologisation du “bien-être”, un trou plutôt noir et de plus en plus béant où s’installe un vide catastrophique, exactement comme en politique le “centre modéré” et stabilisateur s’efface à une vitesse hypersonique au profit des deux extrêmes antagonistes.

Mais ce que soulève cette analyse qui part de la notion de “bonheur” mise en évidence au XVIIIème siècle, concerne justement cette notion-là. Heilbrunn, qui signale cette tendance profonde de ce Siècle des drôles de Lumières, observe : « La plupart des hommes des Lumières, – et notamment Condorcet, – sont en effet convaincus que le progrès technique est synonyme de progrès moral et que l'homme est capable en comprenant les ressorts du bonheur de vivre plus heureux. » Effectivement, faire dépendre la notion de “bonheur” du “progrès technique” quand l’on voit où ce progrès technique nous a conduits jette une ombre catastrophique sur le concept de “bonheur” tel qu’il apparut et se développa. (Et cela fait comprendre la vulnérabilité du concept, et par conséquent la réussite aisée de sa transmutation incroyablement réductrice en un simulacre désigné “bien-être”, impasse terminale de la postmodernité.)

Contrairement au philosophe, nous serions conduits à ne pas définir ces notions en fonction du concept de “liberté”, car c’est alors demeurer dans les errances des soi-disant Lumières. Nous serions plutôt conduits à considérer le “bonheur” comme une valeur relative, qui ne se conçoit qu’en fonction de cette donnée fondamentale qui est le caractère tragique de l’existence humaine ; en un sens, ce serait pour dire que le “bonheur”, qui ne serait pas un état mais une succession de moments dont l’addition élève et trempe l’âme à la fois, serait d’abord les capacités successives de l’être d’accepter et de composer d’une façon enrichissante avec l’inéluctable tragédie qu’est son existence essentiellement en réalisant la tâche qui lui est assignée. Le bonheur, c’est l’acceptation de sa propre tragédie, et sa capacité de trouver en elle un moyen de s’élever pour retrouver les principes fondamentaux de l’existence.

Si l’on veut, on prendra cette phrase de PhG décrivant cette rude mission, cette mission tragique à laquelle il est assigné de devoir communiquer des conceptions acquises intuitivement et qu’il appréhende mal lui-même, dans une phrase si souvent citée par un de ses observateurs extrêmement attentifs  que l’on peut suivre sur le Forum. Le “bonheur”, et même le “bonheur fou” dans ce cas, y est décrit comme cet instant où l’on réalise et mesure la réussite d’avoir composé avec la tragédie qu’est l’existence humaine, et ainsi d’avoir rempli sa tâche fondamentale d’être humain dans la communication de quelque conception essentielle : 

« Il suffit d’un mot, d’une phrase, d’une citation à placer en tête, la chose inspiratrice qui ouvre la voie et là-dessus se déroule le texte, à son rythme, entièrement structuré, avec sa signification déjà en forme et en place. Je n’ai rien vu venir et j’ignore où je vais, mais j’ai toujours écrit d’une main ferme et sans hésiter... et toujours, à l’arrivée, il y avait un sens, une forte signification, le texte était devenu être en soi... C’était un instant de bonheur fou. »

Ci-dessous, l’interview de Benoît Heilbrunn, dans “Les Grands Entretiens” de FigaroVox, du 16 février 2019, réalisé par Paul Sugy. Auteur de plusieurs ouvrages sur le marketing, le philosophe Benoît Heilbrunn vient de publier L'Obsession du bien-être (Robert Laffont, février 2019).

dedefensa.org

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« L’idéologie du bien-être anesthésie notre liberté ! »

Figarovox : « “Le bonheur”, écrivez-vous, “est une des promesses non tenues de la modernité”. Pourquoi ? »

Benoît Heilbrunn : « La modernité s'appuie sur des grands récits qui sont notamment le progrès, la liberté et le bonheur. La plupart des hommes des Lumières – et notamment Condorcet – sont en effet convaincus que le progrès technique est synonyme de progrès moral et que l'homme est capable en comprenant les ressorts du bonheur de vivre plus heureux. Il n'y a d'ailleurs pas de siècle qui ne se soit plus intéressé à la question du bonheur que celui des Lumières. Pour les hommes du XVIIIe siècle, il existe un lien évident, intime entre la liberté et le bonheur. Non seulement la liberté est le fondement d'un nouveau projet politique émancipateur, mais elle est aussi le maillon essentiel d'un contrat qui va structurer la société de consommation et qui postule que le libre choix est la condition sine qua non du bonheur ; c'est d'ailleurs pourquoi certains, assimilant la société au marché, ont fait du marketing (synonyme du libre choix des marchandises) un garant de la démocratie. 

Mais force est de constater que la modernité n'a pu tenir ses promesses de félicité: l'homme n'a pas fait de progrès historique significatif quant au bonheur. Les mesures montrent que nous ne sommes pas plus heureux que nos ancêtres, alors que nous disposons de plus de temps libre, de davantage de loisirs et d'une espérance de vie plus élevée grâce aux progrès de la médecine. La quête du bonheur est donc - avec la perte des illusions quant à la possibilité d'un progrès moral - l'un des échecs évidents du projet des Lumières. Mais que promettre aux individus si le bonheur n'est plus un horizon plausible? Le capitalisme a trouvé une réponse on ne peut plus claire à cette question: il s'agit de proposer à des individus globalement incapables d'être heureux un avatar qui est le bien-être. Toutefois, alors que le bonheur est un état durable qui induit l'idée de désir, d'attente et de perspective, le bien-être est une émotion passagère qui est essentiellement sensorielle. C'est pourquoi il y a une tradition philosophique du bonheur, mais pas du bien-être. »

Figarovox : « Or le bien-être, comme l'argent, ne fait donc pas le bonheur ? »

Benoît Heilbrunn : « Contrairement à ce que véhicule le fameux dicton, l'argent fait bel et bien le bonheur… mais jusqu'à un certain point. Comme l'a montré l'économiste Richard Esterlin dès les années 60, une augmentation du revenu s'accompagne d'un accroissement du bonheur individuel jusqu'à un revenu de l'ordre de 50 000 dollars, puis a tendance à stagner ensuite. Autrement dit, un revenu supérieur à ce seuil ne permet pas d'accroître significativement son niveau de félicité. 

Mais l'essentiel n'est pas là. L'économie du bonheur est structurée par l'idée que les facteurs externes n'ont finalement pas de prise sur le bonheur des individus. La psychologie hédonique promeut l'idée que le revenu et les circonstances extérieures influent peu sur le niveau de bonheur perçu d'un individu. Cela signifie que l'on fait entièrement porter aux individus le poids de leur malheur. Non seulement ils sont tenus pour responsables s'ils ne se sentent pas heureux, mais en plus de cela on les culpabilise de ne pas être heureux dans une société qui valorise justement le bonheur comme une quête indiscutable. C'est donc le système de la double peine dont la technologie sous-jacente n'est autre que le marketing... Car finalement, qu'est-ce que le marketing? C'est une technologie surpuissante qui fait miroiter la félicité aux individus, tout en leur montrant en permanence qu'ils ne sont pas heureux car non conformes à ce qu'il faudrait être ou ce qu'ils voudraient être. Le marketing est cette mécanique insidieuse qui fragilise psychologiquement les individus en leur signifiant en permanence un écart entre une situation désirée et leur condition réelle d'existence. Cet écart incessamment creusé par l'imagerie et les discours de marques permet, par un effet de miroitement, de vendre du plaisir ou du bien-être en les faisant passer pour du bonheur. Ce tour de passe-passe qui renforce l'insatisfaction pour relancer le désir consommatoire et qui confond sournoisement le plaisir, le bonheur et le bien-être est le moteur essentiel du capitalisme émotionnel, c'est-à-dire d'un capitalisme qui considère que l'utilité de consommation se réduit à l'émotionnalisation de la marchandise. 

Je soutiens l'idée que le bien-être est devenu la marchandise iconique d'un capitalisme émotionnel qui a définitivement renoncé au bonheur comme horizon et comme projet de société. »

Figarovox : « Vous citez régulièrement Tocqueville, comme un témoin privilégié de ce changement de paradigme... »

Benoît Heilbrunn : « Tocqueville est effectivement très frappé lors de son voyage en Amérique par l'importance considérable prise par ce qu'il appelle le «Dieu confort» auquel nous vouons selon lui un culte immodéré. La recherche du confort est l'une des caractéristiques majeures des sociétés démocratiques. L'amour du bien-être est selon lui une passion que l'égalité dépose dans le cœur de chacun. C'est bel et bien le trait saillant et indélébile des âges démocratiques. Mais c'est aussi le premier à comprendre la dimension anesthésiante du bien-être. La poursuite du bien-être est, nous dit-il, centrée sur des intérêts égoïstes qui tendent à nous faire craindre toute manifestation de liberté. C'est pourquoi le fait que le bien-être devienne un horizon est le ferment d'une possible tyrannie, dans la mesure où quand l'on jouit du bien-être, c'est la peur d'être dérangé qui devient la principale préoccupation. Autrement dit, la passion du bien-être n'incite pas à la révolte et au combat. La jouissance du bien-être nous conduit selon lui à la recherche d'un gouvernement autoritaire, seul capable de maintenir cette répartition des biens matériels. En fait, la jouissance du confort peut pousser l'individu à abdiquer sa liberté. »

Figarovox : « “L’obsession du bien-être” semble aussi une conséquence de l'entrée de l'Occident dans le matérialisme. Selon vous, c‘est ce qu'illustre l'aventure de Robinson Crusoë ? »

Benoît Heilbrunn : « Il faut faire attention à ce que recouvre la notion de matérialisme. Beaucoup l'assimilent à la possession de biens matériels, ce qui est en fait un contresens. Originellement le matérialisme est une philosophie qui ramène tout principe à la matière et ses modifications, rejetant de ce fait tout principe spirituel. L'aspiration au confort pose en effet la question de notre rapport à la matière, considérée sous l'angle de la nécessité. Avec l'essor de l'économie politique au XVIIIe siècle, on commence à se poser la question de savoir quelles sont les possessions irréductibles permettant de vivre décemment. 

C'est en effet Daniel Defoe qui va le premier répondre à cette question, en montrant quels sont les biens absolument nécessaires à Robinson pour que celui-ci puisse vivre de façon confortable. Robinson se procure en priorité: des vivres, des vêtements, de l'alcool, des livres, du tabac, des outils en métal, de quoi fabriquer un toit ; il remplit même ses poches d'argent, ce qui est évidemment une critique larvée de la logique d'accumulation puisque l'échange monétaire n'est justement plus possible sur l'île. Robinson Crusoé annonce d'ailleurs l'une des problématiques essentielles d'une idéologie du confort, puisque c'est finalement le premier ouvrage littéraire à poser la question de la société en supposant un être humain qui est irréductiblement seul. Il ne s'agit plus de savoir comment vivre avec ses semblables, mais de poser la question de l'individu face aux biens matériels. Parmi ces biens, quels sont ceux qui vont justement le ré-conforter ? »

Figarovox : « En quoi “l’injonction au bien-être” est-elle un subterfuge de la société de consommation ? »

Benoît Heilbrunn : « C’est un subterfuge, car il s'agit de prendre pour finalité ce qui ne devrait être qu'un moyen de l'existence. Notre culture est essentiellement téléologique - c'est-à-dire qu'elle conçoit nos comportements selon une articulation des moyens et des fins. C'est pourquoi les psychologues distinguent très clairement les valeurs instrumentales (les moyens) des valeurs terminales (celles qui ont leur fin en soi). Ainsi la fonctionnalité, la rapidité et la sécurité sont du ressort instrumental alors que l'amour, l'amitié et la liberté sont du ressort terminal. Or Milton Rokeach, qui fut le premier à établir cette distinction dans les années 60, signifia clairement que le confort était une valeur terminale, une fin en soi. C'est justement en considérant le confort comme une finalité que la société de consommation a pu transformer le bien-être en marchandises… en le faisant passer pour du bonheur, alors qu'il s'agit de vendre du plaisir. »

Figarovox : « Le bien-être est également devenu un objectif des politiques publiques, aussi bien qu'une notion-clé du management en entreprise. Vous le déplorez : pourquoi ? »

Benoît Heilbrunn : « L’idéologie du bien-être prend notamment source dans la charte fondatrice de l'OMS, qui date de 1948, et qui étend le registre de la santé en considérant le bien-être dans sa dimension physique, psychologique et sociale. La conséquence de cette extension du domaine du bien-être est une psychologisation à outrance de la notion. Le bien-être devient un horizon indépassable de toute politique publique de santé et de société. D'où par exemple le déploiement d'une idéologie du care (mot anglais pour «sollicitude» ou «soin») dont certains ont même voulu faire un programme politique. 

Que la décence ordinaire et l'attention à autrui soient des idéaux politiques incontournables ne me semble pas discutable ! Par contre, ne nous leurrons pas sur l'instrumentalisation de cette idéologie par les organisations marchandes. La croyance selon laquelle les entreprises se préoccuperaient désormais du bonheur de leurs salariés (comme de l'environnement, d'ailleurs) est une fable, qui a pour seul objectif de suspendre notre incrédulité. Le bien-être a d'abord une valeur marchande, car c'est une marchandise émotionnelle dont on peut accroître la valeur économique dans une économie de l'expérience. Mais c'est aussi un moyen d'accroître l'efficience et la productivité des salariés. Un salarié qui se sent bien dans son environnement professionnel sera plus coopératif, plus performant et moins revendicatif. L'emprise du bien-être s'adosse bien évidemment à une idéologie de la performance. Le bien-être n'est pas le nouvel opium du peuple, mais il permet d'endormir les salariés et de désamorcer toute velléité d'opposition, car ce qui caractérise l'idéologie du bien-être, c'est bien l'horizon d'une société n'opposant plus guère de résistance. Le bien-être est le plus puissant des anesthésiants quand il devient une idéologie dominante. »

Figarovox : « Qu’est-ce que la “yogaïsation de l'Ouest” ? Et quels sont vos griefs à l'encontre du yoga ? »

Benoît Heilbrunn : « Je n’ai absolument aucun grief à l'encontre du yoga ; je questionne l’usage qu’en fait notre société rongée par le stress, le narcissisme et la vacuité. J’observe simplement, comme l’ont fait d’autres avant moi, qu'il est une pratique importée de l’Orient qui a été digérée par la culture occidentale en le travestissant de son sens originel. Le yoga a d'abord été vidé de sa dimension spirituelle et philosophique quand il a été importé en Occident à la fin des années 40. Or la “yogaïsation” fait partie de ces pratiques qui ne découplent pas le corps et l'esprit. Même si le yoga a été dans un second temps respiritualisé en Occident, il demeure une pratique quasi-sportive qui est une sorte de parenthèse, de respiration dans la vie de la plupart de ses adeptes. Il est souvent conçu (comme d’ailleurs la méditation) comme une pratique de détente et de décélération, dans une société anxiogène dans laquelle tout s'accélère. On décloisonne donc cette pratique de la vie séculière, ce qui est totalement aux antipodes de sa signification originelle. »

Figarovox : « L’arrivée du New Age souligne aussi un paradoxe: alors que l'Occident s'est largement sécularisé, nos contemporains semblent aspirés par une quête frénétique de spiritualité. En somme, c'est comme si le bien-être était une manière de faire descendre la promesse chrétienne du Ciel, mais sur Terre ? »

Benoît Heilbrunn : « L’idéologie du bien-être est en effet une des conséquences de l’orientalisation de l'Occident. L'un des dispositifs de transfert culturel de cette pratique est sans conteste le New Age qui postule une spiritualisation de l'existence. Il s'agit de retrouver une sorte de source originaire, un soi qui serait authentique en se dégageant des affres de la matière et des perversions de la société de consommation. Donc c'est une quête d'un sacré, mais d'un sacré qui aurait exclu toute idée de transcendance et d'extériorité d’un Dieu tout-puissant. 

Pour les adeptes du New Age, nous faisons partie d'un tout du fait d'une sorte d'équivalence de tous les êtres qui sont faits de la même matière. La conséquence de ce principe d'équivalence est que le sacré - et donc dieu - se loge en chacun de nous, en toute chose de l'existence. Tel est le principe des religions immanentes dont procède celle du bien-être. Mais à la différence du christianisme, il ne saurait y avoir de promesse et a fortiori de vie éternelle car c‘est une religion sans origine, sans récit et sans promesse. C'est pourquoi les adeptes de cette religion ne peuvent croire à l'immortalité et se focalisent sur la longévité. Quel terreau idéologique serait plus fertile pour nous vanter les mérites de la santé connectée…? »

Figarovox : « Selon vous enfin, le bien-être nous plonge dans une expérience intérieure, qui nous isole de l'Autre et renforce l'individualisme ? »

Benoît Heilbrunn : « L’emprise du bien-être nous confronte à un monde sans autre dans lequel compte la seule expérience sensorielle et solipsiste. L'emprise du bien-être signe l’apologie d'un monde sans bord, dans lequel tout est finalement indifférencié car tout se vaut. C’est un monde qui délite justement l'individu au sens où l'autonomie de jugement, la pensée critique et la résistance caractériseraient justement ce qu'est un individu. C'est finalement l'ultime tour de passe-passe de l'économie du bien-être que de faire passer ce qui est en définitive de l'égoïsme pour de l’individualisme... »

Figarovox : « Qu’opposer au bien-être ? C’est tout de même difficile de souhaiter moins de confort ! »

Benoît Heilbrunn : « Le bien-être n'est pas répréhensible en soi. Le problème n'est pas le bien-être mais le fait qu'il soit devenu une finalité et un horizon indépassable. Or il n'est pas envisageable de construire un projet de société sur le confort ou le bien-être ! Le bien-être sacrifie l'impulsion vitale à la conservation de soi. Il joue le repos de l'âme et du corps contre l'exploration et l'envie que quelque chose nous arrive. 

C'est cette puissance de dépense et d'action qui seule caractérise la grande vie, si l'on en croit Nietzsche. »

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