L'Appel du 19 juin

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L'Appel du 19 juin

20 juin 2002 – Nous proposons dans cette analyse l'hypothèse de l'importance à la fois symbolique et révélatrice de l'appel de Jean-Paul Béchat (PDG de la SNECMA) et de Felix Rohatyn (ancien ambassadeur US à Paris) dans l'IHT du 19 juin. Il s'agit d'un appel en faveur de la coopération transatlantique dans le domaine de l'industrie de l'armement. En d'autres temps, ou en temps normal si cette chose existe, cet appel aurait pu être apprécié comme un appel constructif, relance épisodique des ambitions transatlantiques de coopération ; au contraire, il devrait résonner essentiellement comme un ''appel au secours''. Cet aspect alarmiste n'est pas dissimulé. Il se greffe sur la présentation d'une initiative, par les deux personnalités qui en sont les vice-présidents, de l'activation d'une Commission transatlantique sur la question de la coopération transatlantique des armements. La Commission doit étudier le problème de la coopération transatlantique et donner des recommandations dans les six mois. Il s'agit même de l'axe principal de la présentation. (C'est certes cette Commission qui nous intéresse.)

« Growing differences between U.S. and European policies and capabilities could have serious consequences for future relations. To reverse this trend, we have established a Commission on Trans-Atlantic Security and Industrial Cooperation, with participation from across the policy and industrial spectrum.

» The commission is committed to reinforcing the core strengths of the trans-Atlantic relationship, and containing current differences. We fear that failure to do so might leave both sides of the Atlantic increasingly isolated from each other, and less able to meet common security challenges.

» Economic intimacy, political commonalities and security ties between America and Europe create mutual dependencies that need to be nurtured. Indeed, the tragic events of Sept. 11, as well as their dangerous aftermath of complex military campaigns and political crises, confirm that we need to act. We no longer possess the luxury of time between the recognition of a security problem and the launching of an appropriate response. In short, a true trans-Atlantic partnership is urgently needed. »

Voilà pour une première lecture de l'Appel du 19 juin. Prenons le problème différemment : l'initiative est-elle réellement sérieuse par rapport aux buts qu'elle affiche officiellement ? Les auteurs (plutôt les porte-parole et, derrière eux, la Commission et ceux qui la soutiennent) espèrent-ils réellement obtenir des résultats d'une telle information, et, aussi, des effets des recommandations qui seront faites par la Commission dans les six mois ? Ils parlent de la coopération transatlantique comme si elle existait jusqu'alors, et maintenant encore, dans un état assez satisfaisant («  to reinforcing the core strengths of the trans-Atlantic relationship, and containing current differences ») ; comme si elle se trouvait menacée dans cette substance, notamment en fonction de sa mission essentielle qui serait de s'adapter aux besoins communs de sécurité («  failure to do so might leave both sides of the Atlantic increasingly isolated from each other, and less able to meet common security challenges. »).

L'état zéro de la coopération transatlantique

La réalité est différente. Si l'on s'en tient aux faits de la coopération transatlantique en matière d'armements, cette coopération prise dans le sens noble et substantiel de sa définition, la situation est proche du zéro constant. Il y a des courants d'achat du DoD vers des entreprises européennes, d'ailleurs préalablement américanisées pour permettre un contrôle sans faille (cas de BAe dans sa branche US). Il y a des joint ventures, au coup par coup par définition, dont certains jugent d'ailleurs qu'elles servent surtout de cheval de Troie US vers des entreprises européennes. A part cela, la situation est caractérisée par les points suivants, qui marquent tous une puissance et un interventionnisme US, basés sur les moyens de la pression et de l'influence, et qui sont bien entendu le contraire de la coopération :

• une entreprise majeure de main-mise officielle des USA sur l'activité avions de combat vers tous les pays européens annexes du domaine, avec l'aide habituelle, donc habituellement ambiguë, des Britannique (cas du JSF, largement connu sur ce site) ;

• une affirmation sans précédent de l'intervention américaine sur certains marchés extérieurs, dont la perception de plus en plus répandue et de plus en plus confirmée est qu'elle est au moins illégale par rapport aux lois de la concurrence (cas de la compétition FX en Corée du Sud, avec choix du F-15K) ;

• une pression montante de renforcement de la base technologique US, appuyée sur la dénonciation d'une soi-disant menace européenne, comme dans le cas du projet de loi du député Larson.

• une entreprise dissimulée (covert) d'investissement des sociétés européennes de hautes technologies, dont l'exemple le plus récent et le plus spectaculaire est celui de la société allemande HDW, qui a fait l'objet d'une offensive de rachat camouflée par General Dynamics et/puis Northrop Grumman, et qui est actuellement bloquée au ministère allemand de la justice, grâce à une intervention accidentelle et involontaire, mais notablement avisée, de la Commission européenne...

Sur ce dernier point de la prise de contrôle de l'industrie européenne d'armement, le journal La Tribune du 19 juin publie un article reprenant les déclarations de général Favrier-Lévêque, président du GICAT (associations des industries d'armement terrestre française), à l'occasion de l'ouverture du Salon Eurosatory :

« Les attentats du 11 septembre et la guerre en Afghanistan ont brutalement bouleversé l'échiquier. A commencer par la formidable augmentation du budget de la défense US (à 380 milliards de dollars). Et par la prise de pouvoir des entreprises américaines chez les industriels du Vieux Continent: citons celle d'United Defense sur le suédois Bofors Weapons Systems, celles de General Dynamics sur l'espagnol Santa Barbara et sur l'autrichien Steyr Daimler Puch. Ou encore celle de General Motors sur le suisse Mowag. Depuis deux ans, cette prise de contrôle prend la forme de joint-ventures, comme celles d'ATK avec Rheinmetall, de Lokheed Martin avec Diehl et de Boeing avec Krauss Maffei Wegmann.

« ''A ce rythme, les Américains contrôleront l'industrie européenne de l'armement conventionnel d'ici 2010-2015. Cela ne se verra pas tout de suite. Mais une chose est sûre: ils ne nous laisseront fabriquer que ce qu'ils voudront bien...'', avertit le général Jacques Favier-Lévêque. »

Quelques détails sur ''l'Appel du 19 juin''

Revenons-en précisément à l'Appel du 19 juin. La Commission citée dans ce texte s'appuie, du point de vue du soutien logistique et autre, sur le CSIS (Center for Strategic and International Studies) de Georgetown University, Washington D.C. Le CSIS consacre une page importante de son site à l'organisation (CSIS, Europe Program) qu'il destine à l'étude des questions européennes et aux rapports transatlantiques, et dans le cadre de laquelle nous pouvons mettre cette Commission. C'est sur cette page que sont publiés des documents issus de la Commission. (La présentation que fait le CSIS de la Commission est la suivante, — et l'on notera que cette présentation renvoie à une déclaration commune, qui n'est autre que notre fameux Appel du 19 juin, c'est-à-dire que l'article de l'IHT n'est qu'une reprise sous forme journalistique de cette déclaration commune :

The Commission on Transatlantic Security and Industrial Cooperation in the 21st Century. The purpose of this Commission will be to examine past and current examples of successful transatlantic defense industrial cooperation and to try to determine what lessons can be learned and what new incentives and reforms can be instituted to enable other successful ventures to take place in the future.

The Commission will be composed of senior business leaders and former policy makers. Guided by the Commission, CSIS staff will draft and then publish a report in the fall of 2002 detailing the specific lessons learned and proposing recommendations for both businesses and governments interested in widening the circle of successful examples of transatlantic defense cooperation.

Le Europe Program du CSIS est dirigé par Simon Serfaty. D'origine pied-noir marocaine (donc française au départ), Serfaty est actif depuis le début des années quatre-vingts, comme l'un des interlocuteurs privilégiés de l'establishment washingtonien pour tout ce qui est français et approchant. Serfaty a notamment la vertu de parler un français superbe, ce qui est normal vu son origine mais pas automatique, avec une voix douce et convaincante (ceux qui l'aiment moins disent : mieilleuse, mais bah ...). Serfaty succède, au CSIS, dans une forme structurée qui n'existait pas auparavant, aux activités transatlantiques (question armement notamment) toujours suivies dans ce think tank>D>, et auparavant coordonnées (à partir de 1985) par l'ancien ambassadeur US à l'OTAN David Abshire.

La Commission qu'abrite le Europe Program du CSIS et que présentent Béchat-Rohatyn est largement oecuménique, comme on le voit dans la liste jointe au texte Commission paru sur le site CSIS/Europ Program : Co-présidents, : Jean-Paul Béchat et Felix Rohatyn. Membres : Dan Burnham, Philippe Camus, Vance Coffman, William Cohen, Philip Condit, Henri Conze, George David, Werner Dornisch, Henry Driesse, Charles Guthrie, Bengt Halse, John Hamre, Rainer Hertrich, Paul Kaminski, John Kornblum, Jacques Lanxade, Alberto Lina, Klaus Naumann, Bernard Rétat, John Rose, Brent Scowcroft, Michael Turner, Aad Veenman.)

(Il faut noter qu'on retrouve certains des membres de la Commission [Lanxade, Naumann] comme signataires d'un article récemment paru dans l'IHT, qui plaide pour une « balanced NATO », et qui prévoit notamment pour cette OTAN rajeunie :

« There is need for closer cooperation of defense industries across the Atlantic. The policy should not be to buy American or buy European but to buy trans-Atlantic, procuring the most advanced systems at the lowest cost. Political will in Washington to share U.S. technology with European allies is a precondition for trans-Atlantic defense consolidation. »)

A quoi sert l'Appel du 19 juin?

Dans ce contexte, à quoi correspond l'Appel du 19 juin, qu'est-ce qu'il signifie ? Il faut bien chercher une réponse un peu plus réaliste que les habituels communiqués officiels. On pourrait proposer, de la part de la partie américaine de cette entreprise évidemment, l'idée d'une tactique d'occupation de terrain.

Le réseau des think tanks US constitue un puissant appareil d'influence. Concurrence entre eux, certes, mais répartition quasi-coordonnée des tâches face à l'extérieur, cela en reconnaissance des forces qui alimentent effectivement ces institutions (principalement le business). Le CSIS entre, dans ce réseau, dans la partie modérée, soft, surtout dans cette tentative d'établir une liaison d'influence vers l'Europe. La cible visée est la France, qui est aussi la cible de la Brookings Institution, autre think tank qui paraît plus fréquentable aux connaisseurs français. Effectivement, dans la Commission dont il est question ici, on retrouve des acteurs de l'administration Clinton (Cohen, Hamre, Kaminski, Kornblum, Rohatyn), supposée modérée en regard des positions de l'administration GW, et avec les nuances qu'il faut (de Kaminski, chargé de la vertu d'être un sincère partisan de la coopération transatlantique, à Kornblum, dont les diplomates européens gardent le souvenir le plus cuisant). Peu importe, certes, que cette administration Clinton n'ait pas, en huit ans, fait avancer d'un pouce cette coopération transatlantique ; importe surtout l'image qu'on en a gardée. Là-dessus, cerise sur le gâteau, la présence de Coffman (CEO Lockheed Martin) et Condit (CEO Boeing) renforce l'aspect sérieux de l'entreprise et nous en dit long.

(De l'autre côté du spectre des agents d'influence, on trouve les think tanks durs, tels Heritage Foundation et AEI. Leurs contacts sont surtout réservés aux Britanniques durs, aux thatchériens qui exercent leur continuelle pression pour appuyer sur la ligne pro-US de Tony Blair. Parmi les interlocuteurs de ces durs de l'establishment, les petites associations semi-officielles des Britanniques ultra-conservateurs, un Ian Duncan-Smith lui-même, — le président du parti conservateur étant un habitué de ces visites aux temples du dogme de l'américanisme, en général reçu fastueusement et tous frais payés.)

C'est dans ce contexte qu'il faut placer l'action de cette Commission, effectivement chargée de traiter les Français, qui sont le morceau dur de la ''forteresse européenne''. On n'espère pas grand'chose, sinon cette occupation tactique. L'entretien de la rhétorique de la coopération transatlantique permet de modérer les jugements, voire de désamorcer certaines réactions européennes (françaises) qui pourraient être dommageables. C'est faire miroiter une perspective pour au moins en freiner une autre.

Là-dessus et pour s'y retrouver, et redevenir sérieux, on peut toujours consulter l'article de William Pfaff qui nous dit, dans l'IHT du 15 juin, quatre jours avant Béchat-Rohatyn, que « the Trans-Atlantic differences deepens ».