La quête de la légitimité 

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 1991

La quête de la légitimité

Les exportations d’armements (“de hautes technologies”) sont en train de changer de substance, paradoxalement sous la poussée américaniste, — et la France, pionnière en la matière, n’y voit que du feu. Texte extrait de dedefensa & eurostratégie, Rubrique Analyse, Volume 23 n°01 du 10 septembre 2007.

Rappelons ici plusieurs événements récents ou en cours. Nous tenterons de les réunir sous une définition commune qui nous conduira à présenter une hypothèse nouvelle pour définir le domaine de l’exportation des armements. Nous parlons évidemment d’un type particulier d’“armements” (à ce point, les guillemets s’imposent), évidemment de hautes technologies, avec des capacités, une puissance et une image spécifiques, etc., — qui font de ces armements, dans leurs pays d’origine, des instruments de la souveraineté nationale, des moyens majeurs de l’indépendance, voire des facteurs non négligeables de l’identité nationale.

Voici ces événements:

• La mise en évidence de l’importance des contrats Yamamah entre BAE (UK) et l’Arabie Saoudite, leur dimension politique et corruptrice structurelle, leur durée extraordinaire (depuis 1985) et la menace que les enquêtes à leur propos font peser sur les relations stratégiques entre UK et Arabie.

• L’évolution du programme JSF fondé sur un engagement sollicité, voire exigé des USA auprès d’un certain nombre de pays. Certains accords ont été obtenus au prix d’exigences politiques clairement identifiées par les USA.

• L’affaire Japon-F-22 Raptor, avec la volonté affichée par les Japonais d’obtenir le F-22. C’est une affaire politique fondamentale entre les deux nations, traitée par le Premier ministre japonais lui-même. Un officiel de l’USAF, cité dans Aviation Week & Space Technology (6 août 2007) observe: «It becomes a significant discussion between the leadership of the two countries [that is] tied to the future strength of the alliance. I’ve advised our leadership that [the decision to sell or not to sell] has policy implications that can’t be igored. We are signed up to defend Japan at the same level as the continental US. F-22 is a big issue.»

• La décision US, annoncée en juillet par le département d’Etat, de livrer plus de $80 milliards d’armements au Moyen-Orient dans les dix prochaines années : à Israël ($30 milliards), à l’Arabie Saoudite (plus de $10 milliards), aux pays du Golfe (plus de $10 milliards), à l’Egypte ($13 milliards) notamment.

Que représentent ces armements? 

Plusieurs caractéristiques importantes distinguent ces différents événements. Nous ne dirons pas que ces caractéristiques sont nées de rien, qu’elles sont apparues comme “un éclair dans le ciel bleu”. Elles ont “maturé”, elles se sont développées, elles ont évolué. Aujourd’hui, elles apparaissent, coordonnées, intégrées les unes aux autres pour produire un événement nouveau.

Nous tentons de présenter et de définir ces caractéristiques nouvelles. Il faut lire ces définitions en tentant de s’abstraire des exemples donnés et des amitiés ou des inimitiés politiques qu’ils suscitent, en écartant les approbations ou les condamnations morales qu’ils appellent. Restons-en pour l’instant à une description factuelle du phénomène.

• Il s’agit de “marchés” au sens le plus large du terme et dans lequel l’aspect commercial est certainement le moins important (même s’il est considéré avec intérêt, avidité, etc.). Ces “marchés” sont mieux définis si l’on dit qu’ils engagent des armements très avancés et présentés dans un contexte politique très large mais précis, pour permettre l’application d’une politique, l’installation d’une alliance, l’affirmation d’une solidarité et d’une vision commune. La valeur réelle immédiate de ces transactions concerne moins l’aspect militaire (la capacité de défense) que le processus politique qu’elles suscitent, appuient, accélèrent, etc., voire créent de toutes pièces.

• Ils ne sont guère l’objet d’appels d’offre ou du processus normal de l’équipement en armements. Ils ne sont guère inscrits dans les aléas et les nécessités d’une programmation de l’un ou l’autre des partenaires. Les questions budgétaires sont secondaires. Ils sont dégagés des contingences commerciales même si de nombreux intermédiaires et missi dominici divers en profitent souvent grassement.

• On ne mesure pas leur utilité et leur succès en parts de marché (même si c’est le cas) mais en contribution(s) à une stratégie générale qui dépasse largement l’aspect militaire et de défense.

• Ils sont définis le plus précisément et le plus décisivement par tout ce qui n’est en général, dans de tels “marchés”, qu’accidentel, accessoire, imprévu, secondaire, etc. Ils ne sont importants que par ce qui, d’habitude, ne mesure pas leur importance initiale (même si, sur le terme, ces divers facteurs secondaires apparaissent de plus en plus importants au point qu’on mesure historiquement l’importance d’un marché à partir de ces mêmes facteurs). Ce qui détermine l’importance de ces marchés, voire la décision de les proposer et de les accepter, c’est une circonstance politique, une circonstance budgétaire, une circonstance stratégique non liée au marché lui-même (la participation du Japon au réseau anti-missiles US), voire une circonstance judiciaire (les enquêtes de corruption contre BAE), etc.

• Si les capacités militaires sont mentionnées, voire mises en évidence dans certains cas assez rares, elles ne sont nullement décisives ni déterminantes lorsqu’on observe le phénomène dans son entièreté. Au mieux peut-on dire, et c’est encore douteux, que ces capacités sont “nécessaires mais absolument pas suffisantes”. Si l’on prend le cas du F-22/Japon, où les capacités militaires sont mises en avant au point où l’on affirme pour l’instant (cela changera à notre avis) qu’elles sont presque exclusivement déterminantes (dans la volonté du Japon d’acquérir l’avion et dans la résistance US d’accepter cette vente), il faut noter que tout l’argumentaire concernant ces capacités finit par un seul enjeu déterminant: l’alliance des USA et du Japon (la négociation sur le transfert du F-22 est devenue «...a significant discussion between the leadership of the two countries [that is] tied to the future strength of the alliance»).

A partir de toutes ces remarques, on peut avancer l’hypothèse qu’il existe bien des arguments pour qu’on puisse parler d’une substance nouvelle de la question de l’exportation/du transfert des armements de hautes technologies. Le qualificatif “nouvelle” est essentiel. D’une façon traditionnelle, les exportations d’armements ont toujours été une composante parmi d’autres d’une politique, souvent plus d’une politique militaire que d’une politique générale. Dans les cas que nous présentons, elles tendent à devenir l’essentiel de cette politique, son détonateur, sa substance, sa raison d’être, etc. Il ne s’agit pas seulement de l’habituel constat sur les “marchands de canons”, sur leurs profits, etc., toute cette complainte connue de l’antimilitarisme traditionnel. Lorsqu’on parle de substance “nouvelle” pour observer que l’exportation d’armements devient une politique elle-même, on implique que, ce faisant, l’exportation d’armements elle-même, et l’armement par conséquent cela va de soi, ont changé de substance.

Nous devons également observer que ces démarches que nous décrivons se font alors que deux faits se dégagent de la situation générale aujourd’hui. Ici et là, on goûtera certainement un paradoxe considérable de proposer ces deux faits à l’occasion d’une analyse concernant la place considérable et la forme nouvelle que prennent les exportations d’armements. C’est pour en venir alors à d’autres réflexions, que nous présenterons plus loin.

En attendant, les deux faits dont nous voulons parler ici sont ceux-ci:

• La politique étrangère a, dans sa représentation diplomatique, dans sa véritable richesse intellectuelle, dans sa virtuosité conceptuelle et dans sa noblesse de savoir marier les réalités aux principes en acceptant les premières sans trop déformer les seconds, — cette politique étrangère a atteint un degré zéro dans les relations internationales actuelles. Cette situation est due essentiellement à la puissance qui domine ces relations internationales, et qui ne sait plus exprimer ces relations que par le poids des armes. C’est ce que l’historien Gabriel Kolko nomme, le 9 août dernier: «Mechanistic Destruction: American Foreign Policy at Point Zero.»

• Le paradoxe est que ce vide n’est nullement remplacé par le fracas des armes mais par le seul fracas des livraisons d’armes. Ces exportations qui concernent des armements de très hautes technologies, de très grande puissance de feu, de très grandes capacités, n’alimentent nullement des conflits conventionnels de haut niveau, que tout le monde évite comme la peste. Les seuls à y croire sont les Américains, qui n’ont pas encore noté que le temps de ces conflits est passé.

Les armements de hautes technologies, valeur régalienne

Face à ces diverses situations et intentions d’exportation, est-il utile de s’exclamer en se référant au concept classique de la course aux armements? L’apparence y inclinerait mais ce ne serait à notre sens qu’une apparence, le rappel rassurant (!) d’une situation passée.

Comme nous l’avons souvent signalé, la situation militaire a notablement évolué ces vingt dernières années. Nous sommes entrés dans l’ère du conflit de quatrième génération (G4G). La “deuxième guerre du Liban”, entre Israël et le Hezbollah à l’été 2006, a montré combien les matériels et les méthodes de guerre avancée étaient inadaptés à la G4G à un point jusqu’ici peu imaginable même par les théoriciens de la G4G (même la précision de guidage de munitions lancées par avions devient un handicap à cause de la faiblesse antinomique des capacités d’information). Les guerres de l’Irak et de l’Afghanistan nous démontrent quotidiennement cette situation révolutionnaire.

D’autre part, il nous semble tout à fait improbable que ces armements de hautes technologies dont on active la livraison seront utilisés en combat de grande ampleur, dans des guerres conventionnelles de haut niveau, dans un futur prévisible, — si cette chose, le “futur prévisible”, peut prétendre encore exister. Ce type de guerre est devenu aujourd’hui hautement improbable, malgré toutes les prévisions alarmistes qui sont devenues plus une activité d’influence virtualiste qu’une activité d’information. Ces guerres sont devenues si effrayantes du point de vue des destructions que plus personne ne tient à s’y risquer, — sauf peut-être les USA, et encore on peut en douter devant un adversaire d’un réel poids militaire conventionnel. Il importe donc, pour expliquer d’une façon satisfaisante l’existence et le développement de ces systèmes d’arme avancés autant que leur exportation, de s’abstraire de toute pensée militaire pure.

Pour autant, il est inutile et peu raisonnable de verser dans le travers inverse. S’exclamer en arguant de l’inutilité de ces systèmes n’a guère de sens, sinon dans un cadre logique qui enjoint de s’exclamer en arguant plus généralement de l’absurdité du système en général dans lequel se débat notre civilisation. Ce ne sont pas les systèmes d’arme qui sont absurdes mais le système général dans lequel ils évoluent et qui conduit à leur développement. Cela n’a aucun sens de décréter, par exemple dans un pays, l’abandon du développement de ces systèmes, parce que ce pays restera toujours dans le système général que nous décrivons comme absurde, où il sera ainsi perdant, réduit à la dépendance des autres. En d’autres termes plus précis pour le sens politique du propos, nous dirons que, tant que les USA qui, pour l’instant, imposent l’essentiel des règles de notre système, fabriqueront des avions de combat, il sera absurde et politiquement criminel pour les autres pays qui en fabriquent d’envisager l’abandon de cette fabrication. Voilà pour l’aspect négatif inévitable que le jugement doit porter sur ces systèmes d’arme dont l’inadaptation à la réalité est évidente.

Un phénomène nouveau qui est en train d’apparaître avec cette nouvelle forme d’exportation qu’on a décrite est, celui-là, potentiellement positif, — selon qui se trouve dans le jeu, et selon l’usage qu’il fait de ce qui lui est attribué. Ces systèmes d’arme et leur exportation servent tout de même à quelque chose, si l’on tient compte (c’est préférable) des réalités de l’étrange temps historique que nous vivons.

Ils prennent de plus en plus l’allure de réalisations qui affirment et concrétisent une puissance technologique aux effets indirects plutôt que directs. Au lieu d’être nécessairement utilisés dans des conflits dont le déclenchement est de plus en plus improbable, ils servent à affirmer le poids d’une puissance, à assurer son influence. Dans les cas les plus extrêmes où l’image de puissance du système qui fait l’objet de la transaction est considérable, comme c’est le cas avec l’hypothèse des USA vendant le F-22 aux Japonais, le Japon en recevrait un bénéfice politique important au niveau de l’image de sa puissance qui est une image de représentation plus que d’action. Dans ce cas, le bénéfice au niveau de l’image de la puissance supplante largement l’élément négatif qui est constitué par la dépendance et le contrôle des USA. (Le cas est inverse de celui du JSF, où l’élément majoritaire dans la perception de l’importance politique du marché est négativement influencé par le contrôle des USA. L’élément de puissance fourni aux acheteurs par le système d’arme est largement dilué par le fait que le JSF sera accessible à un maximum de pays.)

Pour les fournisseurs, cette nouvelle forme d’exportation de systèmes d’arme qui porte essentiellement sur la représentation de la puissance plus que sur l’action de la puissance est un moyen important d’affirmer une légitimité de la puissance qui est en train, — pour le cas des deux pays anglo-saxons, sans aucun doute, — de s’étioler par ailleurs dans une politique extérieure catastrophique et dans des enlisements guerriers qui le sont tout autant. Il n’est pas assuré que les deux pays en question, les USA particulièrement, interprètent ces exportations de cette façon.

La nouveauté que nous impose de considérer la forme des transactions que nous avons signalées au début de cette analyse ne porte pas sur la puissance militaire brute et tout ce qui peut en découler. Elle porte sur la question de la légitimité et sur tous les grands thèmes qui sont associés à la légitimité: souveraineté, indépendance nationale, identité nationale. Bien évidemment, la diversité des cas cités entraîne une diversité de situations où les avantages évoluent de l’un à l’autre (du fournisseur à l’acheteur). Dans le cas de BAE et de cette situation extraordinaire maintenant vieille d’un quart de siècle, l’enseignement est loin d’être évident. On a quelques difficultés à accepter l’idée simpliste que suggèrent le sens des exportations (du Royaume-Uni vers l’Arabie) et les bénéfices directs qu’en ont retirés les Britanniques (mais essentiellement BAE). Le résultat net, historique dirait-on, est une influence extraordinaire acquise par l’Arabie sur la direction politique, voire sur l’establishment britannique, approchant la manipulation directe de la souveraineté nationale britannique par l’Arabie. Dans ce cas, le paradoxe est complet: les marchés Yamamah ont fourni un regain de légitimité au régime archi-corrompu de l’Arabie.

Le cas évidemment exceptionnel de la France

Pour encore mieux définir l’ampleur et l’importance du problème et de sa nouveauté, nous allons nous attacher au cas français. Il est complètement paradoxal. Les Français ont été sans aucun doute les pionniers de cette approche des systèmes d’arme et de leur exportation. Ils ont, à l’époque gaulliste (1958-69) intégré ces activités dans un plus vaste concept d’affirmation de la souveraineté et de l’indépendance nationales (et du renforcement de l’identité nationale). Ce faisant, ils ont donné une légitimité inattendue à l’activité de l’armement de haute technologie (production et exportation), — une dimension de haute politique qui accompagne toute légitimation. Plus encore, ils ont débarrassé, pour ceux qui veulent bien voir, l’armement de sa dimension mercantile et belliciste en lui donnant une dimension politique qui permettait à la France elle-même, et à certains de ceux qui coopéraient avec elle par le biais des exportations, de faire de cette sorte d’armement de haute technologie un attribut de cette chose essentielle qu’on nomme en partage légitimité et souveraineté. Il serait simplement logique, sinon impératif, que les Français soient à la pointe de ce mouvement que nous décrivons ici. Or, ils ne le sont pas. Aucun des cas rappelés ici n’implique la France.

On répondra: l’omniprésence anglo-saxonne, la puissance américaniste, qui s’est déchaînée dans le domaine des exportations à partir de la fin de la Guerre froide. C’est une explication mais ce n’est qu’une partie de l’explication et peut-être pas la plus marquante. Nous soupçonnons même que ce qui est incontestablement une explication soit souvent, également, avancé et présenté comme une excuse qui fait bien l’affaire.

Depuis la fin de la Guerre froide particulièrement, la France est confrontée à diverses incertitudes (essentiellement l’évolution européenne et la globalisation) qui mettent en cause le sens même de sa politique. Comme l’ont révélé deux événements récents (le “non” du référendum sur la Constitution européenne de mai 2005 et la campagne présidentielle de 2007), il ne s’agit de rien moins que d’une crise de l’identité nationale. La décadence du personnel politique a suivi cette décadence politique, elle l’a même accompagnée et accélérée. Ce déclin de la conscience française, — et nullement de la puissance française pour autant, ce qui est un remarquable exploit, — s’est répercuté sur tous les domaines de la politique nationale. La politique de défense s’est repliée sur certains domaines intangibles (l’indépendance nationale, le nucléaire, etc.) mais a cédé sur d’autres domaines plus malléables et, en apparence, moins essentiels. Les effets combinés de difficultés budgétaires et de l’incertitude sur l’orientation fondamentale de la politique (maintien d’une politique nationale? Orientation vers une politique européenne?) ont considérablement miné la politique de développement technologique de certains systèmes d’arme en corrélation avec une politique volontariste à l’exportation.

L’exemple du système d’arme Rafale est significatif. Cet appareil représente un succès technologique unique en son genre, et maintenu dans des normes de coûts exceptionnelles par rapport à ses concurrents. (Le site defense-aerospace.com de Giovanni de Brigandi donne le Rafale au même prix que le Gripen, à $65 millions, contre le F-18E/F d’une génération précédente à $95 millions et tous les autres, — Typhoon, JSF, F-15E, F-22, — largement à plus de $100 millions.) Le Rafale a été ralenti continuellement par des décisions budgétaires à courte vue et il n’a bénéficié d’aucune grande politique à l’exportation suivie et coordonnée. Les gouvernements successifs se sont à la fois plaints du Rafale pour des problèmes qu’eux-mêmes lui infligeaient, et ont déploré son manque de succès à l’exportation alors qu’ils ne le firent bénéficier que d’efforts épisodiques et sans coordination, et parfois lui ont imposé des blocages arbitraires selon les à-coups d’une politique nationale erratique. Il y a eu, au-delà, des exemples édifiants d’occasions ratées. La France s’est opposée aux USA à l’ONU, dans le cas de la guerre contre l’Irak, et cela lui valut un grand prestige auprès de nombre de pays. A-t-elle utilisé ce capital politique pour donner une substance à une grande politique de l’exportation des systèmes d’armes liée à une certaine conception de la souveraineté et de la légitimité? En aucune façon. On attend encore de comprendre pourquoi, alors que la légende d’un Chirac acharné anti-américain, — ce qu’il ne fut jamais, évidemment, — a survécu jusqu’à l’élection de Sarkozy. De ce point de vue, la France a eu tous les désavantages de cette opposition légitime aux USA sans en rien récolter en fait d’avantages concrets là où il était évident qu’elle le pouvait. Elle a également raté l’utilisation de moyens susceptibles de renforcer sa position politique, c’est-à-dire une politique destinée naturellement à combattre les hégémonies prédatrices des souverainetés.

C’est une étrange circonstance, alors que la France est par définition le pays apte à comprendre, à sentir, et donc à promouvoir une politique d’exportation des systèmes d’arme fondée sur des arguments de politique, et même de grande politique, — souveraineté et légitimité, dans ce cas aussi bien pour le vendeur que pour l’acheteur. Les arguments autour de la quincaillerie et des “marchands de mort” n’ont plus aucun sens aujourd’hui. Le véritable argument de la moralité dans cette question des exportations est d’avancer qu’il serait catastrophique qu’un système général militaro-politique manifestement hors de contrôle comme l’est le Pentagone devienne quasiment l’exportateur exclusif de systèmes d’arme dont la finalité est le renforcement des Etats et de leur souveraineté bien plus que des ambitions guerrières. Alors que les exportations prennent effectivement cette forme, comme on l’a vu, il y a dans cette situation une contradiction inhérente qui est effectivement immorale.

La France n’a à aucun moment mesuré l’ampleur du problème, ni même, peut-être, réalisé qu’il y avait un problème. On pourrait suggérer que la nouvelle présidence, réputée à la fois pour son dynamisme, son sens national, son affirmation de l’identité nationale et son goût pour le “patriotisme économique” sous un autre nom, s’intéresse à cette question. Elle retrouverait ainsi un de ces réflexes gaulliens dont Sarkozy s’est montré si zélé à les désigner comme références de son action future. «Sarkozy has big global ambitions for France», écrit le Times du 12 août. En voici une.

Les armements face à l’enjeu de la légitimité

La véritable bataille de notre temps historique se fait entre les forces de déstructuration et les forces de structuration. L’enjeu en est l’identité, c’est-à-dire par définition la conscience d’exister en tant que phénomène spécifique. La légitimité d’une communauté, d’un gouvernement, d’une nation, est ce qui rassemble par des références communes des identités en une identité commune librement acceptée. Il y a des références immémoriales, dont celle d’appartenir à une même histoire, vécue dans un même espace et selon des traditions communes. Ce cimier immuable de la légitimité trouve dans chaque époque des spécificités du temps pour l’exprimer, “au goût du jour” si l’on veut. Notre temps historique, réglé par l’américanisme, a ses propres spécificités qui doivent servir à exprimer la légitimité. Nous avons tenté de montrer comment le monde de la haute technologie et des systèmes d’arme en est une.

La grande ambiguïté de cette circonstance est que certaines forces tentent d’établir leur légitimité sur ces seules références présentes, dont elles disposent en nombre et puissamment. C’est le cas du système de l’américanisme, qui présente ainsi l’exemple d’une légitimité contestable, mais qui tente néanmoins de l’imposer par sa puissance pour appuyer son hégémonie. D’autres forces qui possèdent l’accès à ces spécificités temporelles et éphémères mais qui disposent également de la légitimité intemporelle, devraient d’autant mieux imposer leur propre légitimité au travers de ces activités de l’époque.

La France du général de Gaulle l’avait compris, elle qui avait réalisé la synthèse entre légitimité intemporelle et spécificités de l’époque. Depuis de Gaulle, cet art de l’intégration du moderne et de l’ancien s’est perdu. Retrouver cette formule superbe parce qu’elle marie le temporel immédiat et l’intemporel, voilà un beau chantier pour ceux qui ne cessent de réclamer une réforme de la France. L’élection du président le 6 mai s’est faite sur l’idée de l’identité nationale et sur l’idée de la réforme. C’est plus qu’une suggestion, c’est un impératif de l’Histoire.