Joseph de Maistre travaille-t-il pour Stratfor?

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 1996

Joseph de Maistre travaille-t-il pour Stratfor?

On lit par ailleurs, ce même 15 octobre 2012, le texte de George Friedman (en accès libre), directeur de la société d’analyse stratégique Sratfor sur “la doctrine émergente des États-Unis”. Il faut entendre par là une “nouvelle” doctrine, qui se dessine à la suite des diverses mésaventures du “printemps arabe”, et notamment les mésaventures libyenne et syrienne. Friedman, qui a la vision particulièrement vaste et historique, voire métahistorique sans le vouloir c’est selon, y ajoute les enseignements des campagnes passées depuis 9/11, et principalement l’Irak. Il ne repousse, on le voit en passant et nous le signalerons marginalement, ni la candeur ni le mode de raisonnement type-Bouvard & Pécuchet. (D’où une alternative possible : nous proposons comme nom de cette nouvelle doctrine “doctrine Joseph de Maistre”, mais ce pourrait être “doctrine Bouvard and Pécuchet”.)

On connaît bien Stratfor. L'on se rappelle, pas si lointaines, les mésaventures, – du fait d’Anonymous et de WikiLeaks, – que connut cette société et ce que révélèrent ces mésaventures. (Voir principalement le 25 décembre 2011, le 27 février 2012 et le 29 février 2012.) C’est donc avec un brin d’ironie qu’on lit l’analyse de Friedman, en sachant 1) qu’il s’agit d’une source non-officielle qui est bien proche d’être officielle, 2) que cet esprit fort, comme ceux qui peuplent Stratfor ne dédaigne pas l’art d’enfoncer les portes ouvertes avec toute la sophistication et la complexité de langage voulues, et 3) qu’il s’agit d’une voix absolument américaniste, absolument soumise au Système, – et d’ailleurs, fort bien rémunérée pour cela.

Maintenant, pour présenter et susciter notre argument principal, nous citons quelques extraits du texte de Friedman. Il faut dire que sa nouvelle “doctrine” n’est rien d’autre que la reconnaissance implicite, avec parfois quelques remarques explicites, d’abord des échecs complets des précédentes interventions des USA depuis 9/11 (il aurait pu parler d’avant, mais soit), ensuite de l’incompréhension des USA des évènements du monde, enfin de l’impuissance (qu'on jugera éventuellement nouvelle) des USA à imposer leurs interventions par manque de moyens. Après avoir habillé ces évidences d’une dialectique sophistiqué quoique extrêmement transparente, il nous offre cette charmante définition de cette “nouvelle doctrine”, qui permet de garder complètement intacte la vertu américaniste-Système : « This is a maturation of U.S. foreign policy, not a degradation.» (Bigre ! Après 236 ans d’existence, des interventions incessantes et dans tous les sens, un American Century, un complet désintérêt pour les lois internationales et la souveraineté des autres, une domination affirmée comme impériale et comparable seulement à celle de l’empire romain, – et encore, – voilà qu’on arrive à maturité, et que cette maturité n’est pas biodégradable. Leur croyance est inoxydable.)

Type de constats de cette doctrine d’enfonçage des portes ouvertes, mais parvenue à maturité… «Libya and Iraq taught us two lessons. The first was that campaigns designed to topple brutal dictators do not necessarily yield better regimes. Instead of the brutality of tyrants, the brutality of chaos and smaller tyrants emerged. The second lesson, well learned in Iraq, is that the world does not necessarily admire interventions for the sake of human rights. The United States also learned that the world's position can shift with startling rapidity from demanding U.S. action to condemning U.S. action. Moreover, Washington discovered that intervention can unleash virulently anti-American forces that will kill U.S. diplomats. Once the United States enters the campaign, however reluctantly and in however marginal a role, it will be the United States that will be held accountable by much of the world – certainly by the inhabitants of the country experiencing the intervention. As in Iraq, on a vastly smaller scale, intervention carries with it unexpected consequences.»

Mais restons-en là pour le sarcasme et introduisons les extraits qui nous intéressent, à la fin du texte, avec, soulignés en gras par nous, les mots qui nous intéressent. Friedman vient donc de démonter la “nouvelle doctrine” US qui consiste à dire “je m’en lave les mains” sauf de ce qui est vraiment important, et d’observer que personne ne semble prêts à reprendre à son compte les projets (interventions militaires) et autres sottises américanistes-Système ainsi abandonnés, notamment pour la Syrie (et même pour l’Iran), parce que les Européens sont exsangues, les Israéliens pas loin de l’être en plus d'être détestés de tous, les autres acteurs régionaux (Turquie, Arabie), prudents, pas vraiment puissants, pas vraiment héroïques et ainsi de suite… Bref, on comprend : everybody se défile. Et Friedman de musarder et de conclure… Il nous donne alors les principaux éléments de la “nouvelle doctrine”, avec nos propres soulignés en gras pour préparer notre propos :

«United States is not prepared to engage in a war with Iran, nor is it prepared to underwrite the Israeli attack with added military support. It is using an inefficient means of pressure – sanctions – which appears to have had some effect with the rapid depreciation of the Iranian currency. But the United States is not looking to resolve the Iranian issue, nor is it prepared to take primary responsibility for it unless Iran becomes a threat to fundamental U.S. interests. It is content to let events unfold and act only when there is no other choice… […]

»Given that there is a U.S. presidential election under way, this doctrine, which has quietly emerged under Obama, appears to conflict with the views of Mitt Romney, a point I made in a previous article. My core argument on foreign policy is that reality, not presidents or policy papers, makes foreign policy. The United States has entered a period in which it must move from military domination to more subtle manipulation, and more important, allow events to take their course. This is a maturation of U.S. foreign policy, not a degradation. Most important, it is happening out of impersonal forces that will shape whoever wins the U.S. presidential election and whatever he might want. Whether he wishes to increase U.S. assertiveness out of national interest, or to protect human rights, the United States is changing the model by which it operates. Overextended, it is redesigning its operating system to focus on the essentials and accept that much of the world, unessential to the United States, will be free to evolve as it will. […]

»The important point is that no one decided this new doctrine. It is emerging from the reality the United States faces. That is how powerful doctrines emerge. They manifest themselves first and are announced when everyone realizes that that is how things work.»

“Des forces impersonnelles” qui changent à leur guise les politiques étrangères (dont celle des USA, mazette !, le monde (l’histoire, ou l’Histoire, non ?) “libre d’évoluer selon sa volonté”, les doctrines “se manifest[a]nt d’elles-mêmes d’abord”, etc... Etranges appréciations de la part d’un apologiste de son pays comme l’est Friedman, et de quel pays, toujours considéré comme libre de lui-même et assez puissant pour faire l'Histoire à sa guise, – les USA, rien que cela ! Friedman n’a pas toujours écrit ce genre d’appréciations accréditant ainsi des “forces impersonnelles”, lui qui fut évidemment un soutien indéfectible de la politique US des années 2001-2008, par exemple, et particulièrement de ces années 2001-2004. En octobre 2004 un chroniqueur (Ron Suskind) pouvait rapporter ces propos d’un officiel de l’administration Bush, datant de l’été 2002, que nous rappelions encore récemment, qui montrent qu’alors les USA n’avaient pas besoin de “forces impersonnelles” pour prétendre “créer l’histoire” à leur guise : «We're an empire now, and when we act, we create our own reality. And while you’re studying that reality – judiciously, as you will – we'll act again, creating other new realities, which you can study too, and that's how things will sort out. We're history’s actors… and you, all of you, will be left to just study what we do.»

George Friedman, le géopoliticien froid et rationnel qui vous décrit le jeu des antagonismes, des intérêts, des calculs réalistes et impitoyables des acteurs très humains des différents “Grand Jeux” toujours sollicités pour expliquer les grands évènements, l’homme qui a toujours affiché sa croyance dans la maîtrise humaine (c’est-à-dire américaniste) du destin historique du monde le cède soudain, dans son interprétation, à des forces mystérieuses, aux grands courants de l’Histoire, aux évènements se formant d’eux-mêmes et imposant leurs volontés, et imposant “leurs” doctrines aux puissances… Bienvenu au club, George ! Prenez la citation fameuse de Maistre sur la Révolution, et mettez-y, par exemple, “printemps arabe” à la place de “révolution française”, et vous aurez du Friedman new age, version “nouvelle doctrine US”, Friedman le néo-maistrien pur sucre, abandonnant sa défroque de géopoliticien contrôlant tout pour son nouveau credo de métahistorien accordant toute leur puissance aux forces déchaînées de la métaHistoire :

«On a remarqué, avec grande raison, que [le printemps arabe] mène les hommes plus que les hommes[le] mènent. Cette observation est de la plus grande justesse... [...] Les scélérats mêmes qui paraissent conduire [le printemps arabe], n'y entrent que comme de simples instruments; et dès qu'ils ont la prétention de la dominer, ils tombent ignoblement.» (Notez bien que le terme “scélérat” pourrait, par exemple, s’appliquer à Erdogan, selon Guy Bechor, de Gplanet.co.il, le 14 octobre 2012, selon cette citation en aimable traduction de l’hébreu : « …There is nothing new about that. The Middle East doesn’t like it when someone has designs to seize control over it. Many have tried and failed: Gamal Nasser tried, Saddam Hussein tried, Ariel Sharon tried and Hassan Nasrallah tried. They all fell flat and paid dearly. Recep Tayyip Erdogan also tried, and instead of Turkey entering Syria, Syria ended up entering Turkey.» Ainsi voit-on que la “doctrine” néo-maistrienne ne cesse de faire des adeptes.)

Ainsi enregistre-t-on, à mesure qu’avancent à une stupéfiante vitesse des évènements incontrôlables et incompréhensibles selon les plates équations d’une raison subvertie par la modernité, des ralliements intellectuels implicites et peut-être honteux à la pure doctrine transcendante de la métahistoire. Une fois admis qu’en fait de puissance et d’importance de l’événement, le déchaînement actuel vaut bien celui de la Révolution française, le Maistre métahistorien triomphe. Nous sommes dans un temps où la transcendance de la métaphysique de l’histoire intervient directement, pour se manifester sans autre intermédiaire, et faire de notre histoire une métaHistoire. («[…I]l fallait que le métal français dégagé de ses scories aigres et impures, parvînt plus net et plus malléable entre les mains du Roi futur. Sans doute, la Providence n’a pas besoin de punir dans le temps pour justifier ses voies ; mais, à cette époque, elle se met à notre portée, et punit comme un tribunal humain.») A cours d’arguments et de schémas pour tenter de nous convaincre de l’habileté des USA et d’Israël, et de leur puissance, George Friedman accepte la chose, baisse les bras et rentre sous sa tente en nous avertissant : les USA, acceptant les règles de la transcendance, vont faire de même (rentrer sous leur tente)… Et là, patatras, il se trompe complètement.

C’est la cerise sur le gâteau, le paradoxe du paradoxe. Friedman nous dit : les USA se soumettent aux évènements et à leur course autonome, et ils se retirent du jeu… Mais ils ne peuvent pas, George ! Si les USA décident de laisser faire, ou plus justement dit laissent faire puisque rien d'autre n'est possible, eh bien ils seront impliqués partout, contre leur gré, jusqu’à leur épuisement total et leur effondrement total, parce qu’ils sont engagés partout. Eux-mêmes prisonniers depuis longtemps d’une autre force autonome, qui est celle du Système, ils sont prisonniers de leurs engagements, de cette espèce de diarrhée sans fin de bases par centaines à l’étranger, de déploiements multiples et intrusifs, d’incursions plus ou moins secrètes, d’“agressions douces”, de mépris pour toutes les souverainetés, de drones-tueurs, de porte-avions maîtres des détroits, d’avions violant tous les espaces aériens comme s’ils étaient leurs. Paralysés par les évènements et par les forces hautes qui les animent et les contrôlent, ils le sont, mais partout dans une posture d’agresseurs et d’interventionnistes haïs. C’est pour se retirer qu’il leur faudrait cette volonté de fer, cette autonomie de décision et d’action dont Friedman reconnaît qu’ils ne les ont plus (qu’ils ne les ont jamais eues, à notre sens, bien entendu). Ainsi les USA, victimes de leurs ambitions et de leur hubris, désormais sans force ni volonté, sont-ils posés partout, comme des sitting ducks, attendant le verdict de la métaHistoire. Voilà la “nouvelle doctrine” des USA en train de prendre forme, ce qu'il désigne, Friedman, comme l’âge de la maturité.


Mis en ligne le 15 octobre 2012 à 05H10

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