Good Bye to All That

Ouverture libre

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Good Bye to All That

L’expression, qui est très belle par sa charge nostalgique intense, doit rester en anglais : c’est le titre du livre fameux de 1927 de Robert Graves, retraçant son expérience de la Grande Guerre et combien cette terrible événement, d’essence eschatologique, s’inscrit dans la mémoire comme une rupture épouvantable, comme la fin d’un monde. Au reste les interprétations du sens du titre, – nous pourrions dire “Adieu à Tout Cela”, ou bien “Adieu à Toutes ces Choses”,  – ne manquent pas, comme le signale le Wikipédia (« The title may also point to the passing of an old order following the cataclysm of the First World War; the inadequacies of patriotism, the rise of atheism, feminism, socialism and pacifism, the changes to traditional married life, and not least the emergence of new styles of literary expression... »). Cela fait que l’on pourrait admettre que James Howard Kunstler aurait pu choisir ce titre à la place de celui qu’il met sur son texte du 31 août 2015 (déjà une autre époque), Say Goodbye to Normal, sur son site Kunstler.com. Le site Le Saker Francophone a eu l’heureuse idée de traduire ce texte de Kunstler en français, pour le publier sur son propre site le 13 septembre, et nous nous permettons de le lui emprunter pour cette Ouverture libre.

A quoi Kunstler nous convie-t-il de dire adieu ? Très logiquement, comme le suggère le titre, à tout ce qui nous paraît normal et constitue notre vie quotidienne, à nous autres particulièrement, soi-disant nantis des pays du bloc BAO avec sa civilisation globalisée en bandouillère. Le texte de Kunstler ne nous révèle rien que nous ne sentions déjà depuis plusieurs années, voire de nombreuses années, selon cette perception de la Fin d’un temps, sinon des Temps, la fin d’un monde, la fin d’un Système et d’une civilisation. Il ne fait que développer l’hypothèse selon laquelle nous sommes entrés dans un monde de contraction permanente parce que, pour nous aussi, Dieu est mort ; “Dieu” selon cette liturgie-là, c’est l’expansion sans fin de la modernité que l’on voulut fixer dans une sorte d’infini très tendance en lui offrant la recette fameuse de “la postmodernité”, sorte de faux-nez de la fameuse exhortation “Circulez, il n’y a [plus] rien à voir” ; c’est-à-dire, pour définir la postmodernité, qu’il n’y a plus lieu de discuter, qu’il n’y a plus motif de contester, que le temps s’est amarré dans le présent et que le présent c’est aussi le futur (par conséquent big Now et No Future mélangés en une sauce d’un goût incertain nommée “éternel présent”) ; enfin, que le passé n’existe plus même s’il exista paraît-il, selon certains exégèses des Textes Saints d’autres temps dont on découvre parfois un exemplaire égaré dans les ruines d’un temple que Daesh a fait exploser ou qu’un investisseur qatari vient de racheter ... Ces idées postmodernes sont à peu près celles des “cornucopiens” comme on le voit dans le texte et, franchement, à vrai dire, Good Bye to All That et bon débarras...

Kunstler n’est pas du tout un économiste nous semble-t-il, ainsi est-il d’autant plus qualifié pour nous parler de l’économie puisqu’aujourd’hui l’économie est sortie de ses gonds et a complètement échappé à la “science” économique désormais vide de toute substance. Écrivain, il est aussi de la catégorie dite de la Social critic et s’est intéressé dans ses premiers livres (The Geography of Nowhere, 1993) à l’évolution entropique accélérée du paysage urbain aux USA comme créatrice du cadre social correspondant à l’expansion de la Grande Crise du Système (de l’Effondrement du Système), – tout cela selon notre perception et nos conceptions. Ainsi son interprétation de notre évolution “économique” va-t-elle dans le sens du constat de ce que nommerions l’autodestruction du Système, avec la fin de l’expansion, le développement de ce que l’on pourrait nommer la Grande Contraction, comme un double terrible et cette fois-ci décisif et sans retour, de la Grande Dépression ; si l’on veut, une Grande Dépression qui serait en train de “réussir” son œuvre de destruction massive, au contraire de l’originale qui fut sauvée par les efforts conjugués du très-grand magicien de la communication (FDR) et de la très-vertueuse Good War. (A la différence des Russes qui l’appellent “La Grande guerre Patriotique”, les Américains devenus américanistes nomment la Deuxième Guerre mondiale The Good War. On sent bien qu’ils ne parlent pas de la même chose, comme l’on s’en aperçoit désormais dans les innombrables querelles sur la commémoration.)

Bref, Kunstler se moque bien des économistes, de la Federal Reserve (qui devrait nous annoncer aujourd’hui une nouvelle importante, sinon bouleversante, concernant les taux d’intérêt) et tutti quanti dans le monde des économistes. (Sauf que, tout de même, les économistes eux-mêmes qui s’y mettent... Robert Schiller, qui vient de recevoir le Nobel de l’économie, semble commenter presque ironiquement sa haute distinction venue d’un des organes de promotion du Système par l’annonce que “la bulle financière US” est sur le point d’exploser.) Non, Kunstler prend la chose d’une autre façon, nous annonçant simplement que nous allons revenir à peu près au niveau du Moyen Âge, mais avec Dante et les cathédrales en moins, et que cela ne va pas être de la tarte ... « Au contraire, nous retournons au Moyen Âge, et nous le faisons à la dure parce qu’il n’y a juste pas assez pour tout le monde, et les populations en augmentation dans le monde se battront pour ce qui reste. En fait, nous serons heureux si nous pouvons retourner au Moyen Âge, parce qu’il n’y a aucune garantie que la contraction va s’arrêter là... »

Par conséquent, il n’y a plus d’économie, il n’y a plus d’économiste, il n’y a plus que des lambeaux de leurs structures-simulacre, il n’y a plus rien qui retienne encore les derniers vestiges de notre croyance dans cette époque, ce monde, ce Système incroyablement tordus, pervers, dyslexiques, autodestructeurs, noyés dans un hybris à deux sous qu’on trouverait en vente, et même en solde ces derniers temps, dans toutes les officines extrêmement-louches des souks de l’UE, du Financial Times et de la Federal Reserve. Par contraste, le récit de Kunstler, qui n’est pas exempt d’expressions et de jugements dans ce sens, nous fait apprécier une fois de plus sur le fond l’exceptionnelle vacuité de notre monde-Système, de notre civilisation à la fois surpuissante et totalement, infiniment vide de sens (à-la-Toynbee).

Cette sorte de réflexion à l’emporte-pièce mérite de figurer comme un exemple de l’inspiration que nous donne notre époque, à ceux qui gardent les yeux ouverts, quelles que soient l’orientation de leur esprit et les humeurs qui entretiennent leur fureur. Nous avons choisi de donner un autre titre que l’original (« Say Goodbye to the Normal ») et que l’adaptation qu’en avait fait Le Saker Francophone dans sa traduction par “ par Diane, relu par JJ” (« Dites adieu à l’ancienne normalité : avoir toujours Plus de tout, c’est fini »). Nous croyons qu’ils ne nous en voudrons pas... Notre “Adieu au Nouveau-Monde” renvoie à ce processus général d’inversion, inversion maléfique du Système né de la rupture de 1776-1825 dans lequel s’inscrit l’institutionnalisation de la Grande République comme représentante du Nouveau-Monde, inversion vertueuse désormais, consistant à attaquer l’inversion enfantée par le Système.

dedefensa.org

 

Adieu au Nouveau-Monde

Les secousses qui agitent les marchés ne sont pas exactement ce qu’elles paraissent. Un paradigme prévaut que ces mouvements représentent une sorte de péristaltisme financier – le fonctionnement ondulatoire régulier du progrès permanent vers un épique plus de tout, en particulier des bénéfices! Vous pouvez oublier les cycles supposés normaux de l’arrangement techno-industriel, ce qui signifie, en particulier, le cycle standard des affaires enseigné dans les manuels d’économie. Ces cycles agonisent.

Ils meurent parce qu’il y a vraiment des limites à la croissance et nous sommes maintenant solidement pris dans ces limites. Seulement, nous ne pouvons pas reconnaître la manière dont cela se manifeste, notamment en termes politiques. Ce qui est en cours n’est pas une récession mais une contraction permanente de ce qui a été normal pendant un peu plus de deux cents ans. Il ne va pas y avoir plus de tout, et en particulier de profits. L’orgie de rachat d’actions qui a animé les séances des conseils de direction des sociétés multinationales sera reconnu dans peu de temps pour ce qu’elle est : une opération de dépouillement d’actifs.

Ce qui se passe maintenant, est une contraction permanente. Bon, évidemment, rien ne dure éternellement, et la contraction est une phase dans une plus grande transition. Les cornucopiens [les adeptes de la corne d’abondance, ceux qui croient à la croissance illimitée et aux innovations permanentes qui permettront de résoudre tous les problèmes rencontrés par l’humanité, NdT] et les techno-narcissiques aimeraient penser que nous sommes en transition vers une ère encore plus somptueuse de techno-miracles – la vie dans un fauteuil rembourré en pianotant sur une tablette pour tout! Je ne pense pas. Au contraire, nous retournons au Moyen Âge, et nous le faisons à la dure parce qu’il n’y a juste pas assez pour tout le monde, et les populations en augmentation dans le monde se battront pour ce qui reste.

En fait, nous serons heureux si nous pouvons retourner au Moyen Âge, parce qu’il n’y a aucune garantie que la contraction va s’arrêter là, surtout si nous nous comportons vraiment mal sur ce plan – et si on se réfère à la manière dont nous agissons aujourd’hui, il est difficile d’être optimiste quant à l’amélioration de notre comportement. Retourner au Moyen Âge impliquerait de vivre avec la ressource de l’énergie solaire de la planète, et par là je ne veux pas parler de panneaux photo-voltaïques, mais plutôt de ce que la planète peut fournir comme revenu végétal et animal pour une population humaine considérablement plus petite. Cela plus une opération de préservation des ressources à long terme.

Tous les grands mouvements des indices boursiers et des banques centrales ne sont qu’une sorte de mise en scène au sein du spectacle plus grand de cette contraction. Les gouverneurs de la réserve fédérale jouent le rôle de vizirs dans ce mélodrame comique. Autrement dit, ce sont des personnages exaltés vêtus de robes de coton magique de chez Brooks Brothers qui prétendent avoir des pouvoirs surnaturels pour contrôler les événements. Vous pouvez dire à partir de leur récente assemblée dans l’Ouest – des enfoirés de chez enfoiré – qu’ils doutent vraiment beaucoup que leurs pouvoirs continuent à être pris au sérieux. Cette insistance incessante sur un misérable déplacement d’un quart de point du taux d’intérêt est comme une querelle entre des alchimistes sur la question de savoir si une élévation d’un quart de degré de la température pourrait transformer une motte d’argile en pépite d’or.

Ce qu’ils font est sans importance. Ce qui importe, c’est que beaucoup de la richesse théorique qu’ils ont évoquée ces dernières décennies ou à peu près est sur le point de disparaître – pffft! Peut-être que ça ressemblera à un tour de magie noire. Cette richesse semblait si réelle! Les portefeuilles gonflés avec leurs bonus exquis! Les options intelligentes! Les shorts rusés. Et surtout les paris habiles sur les dérivés dans les marchés opaques [marchés privés de gré à gré sans aucun contrôle, NdT]! Tout parti en fumée. La triste vérité, pour commencer, étant qu’elle n’a jamais existé. C’était seulement une hallucination induite par la manipulation des marchés et la présentation faussée et criminelle des statistiques, et en particulier des chiffres du chômage.

Il y a des rumeurs que la Grande Viziresse de tout cela, Mme Yellen [matronne de la Fed, NdT], flirte avec une possible accusation d’avoir fait fuiter des informations précieuses hors de son cercle interne vers des profiteurs potentiels. Oups!! Il se peut que cela ne mène nulle part, mais pour moi c’est un indice de sa perte de crédibilité plus générale. Toute l’année, elle débite des absurdités surnaturelles fallacieuses sur la façon dont les informations guident les décisions de la Fed. Seulement ses données sont contraires à ce qui se passe effectivement dans la pathétique machine de Rube Goldberg qu’est devenue ce qu’on appelle l’économie des Etats-Unis (Walmart + subventions). Ses directives se résument à des roulements de tambour futiles venant d’un des donjons du château de la Fed, dans l’espoir de faire pleuvoir la prospérité. Jusqu’à récemment, ses oracles énigmatiques ont maintenu les marchés financiers sur une voie étroite.

Je dirais qu’elle a perdu son charme magique, et que les vizirs de moindre rang au conseil de la Fed ressemblent de plus en plus aux gogols larvaires et rachitiques qu’ils sont vraiment. Alors où va le pays? Pourquoi, se tourne-t-il vers ce grand fanfaron de Trump, avec ses vantardises grandiloquentes à propos de «rendre sa grandeur à l’Amérique, on peut le faire»? Qu’est-ce que cela signifie exactement? Faire redevenir l’Amérique comme elle était en 1958? Génial : imaginez le retour des grandes aciéries le long des rives du Monongahela (et ainsi de suite)! Laissez tomber,  ça risque pas d’arriver.

Je le répète : préparez-vous à devenir plus petit et plus local. Les choses à un haut niveau ne fonctionnent pas. Gagnez votre merde ensemble localement, et faites-le à un endroit qui offre certaines chances de durer : une petite ville quelque part où de la nourriture peut être cultivée et en particulier des endroits proches des voies navigables intérieures où certains échanges commerciaux pourraient continuer en l’absence des transports routiers. Ça sonne bizarrement? Bon. Continuez à acheter des actions Tesla et à faire la fête, les gars. Saluez les vizirs dans leurs accoutrement étoiles-et-planètes de Merlin l’Enchanteur. Serrez les fesses et priez.

James Howard Kunstler