DIALOGUES-23 : De l’angoisse constructive

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DIALOGUES-23 : De l’angoisse constructive

En lisant, mon cher Philippe, votre dernière participation à nos Dialogues, intitulée «De l'angoisse du monde», je suis moi-même incité à m'interroger sur les raisons qui m'empêchent d'être optimiste face à l'évolution du monde telle que je l'observe. Ne pas être optimiste, pour moi, signifie ne pas imaginer d'issues heureuses, dont je pourrais me réjouir sans arrière-pensées et qui me rendraient euphorique. Je ne dirais pas que cet état prend la forme de l'angoisse au sens de la psychiatrie. J'ai connu des exemples de telles angoisses dans mes relations. Elles paralysent toute forme d'action et même de pensée, ce qui n'est ni mon cas jusqu'à présent ni bien sûr le vôtre.

Néanmoins je m'interroge sur le pessimisme fondamental que je ressens et qui semble épargner, tant mieux pour eux, beaucoup des personnes que je connais. Je ne peux pas exclure des raisons découlant de mon organisation psycho-corporelle, à l'âge que j'ai atteint. Je suppose que mon cerveau génère dorénavant de moins grandes quantités de ces médiateurs poussant les jeunes gens à l'optimisme, testostérone, adrénaline ou autres moins bien connus. La pharmacie propose dans ce cas des euphorisants, afin de voir la vie un peu plus en rose. Je n'essaye pas ces remèdes car je suis persuadé qu'ils ne modifieraient pas en profondeur mon regard sur le monde.

Une autre cause, plus fondamentale, générant du pessimisme, me paraît inhérente au regard scientifique. Ce que celui-ci nous apprend, relativement à l'avenir du monde, est peu agréable à considérer même si cet avenir ne nous affectera pas personnellement. Dans quelques milliards d'années le système solaire aura disparu. Certes certains futurologues bien pourvus en adrénaline veulent nous persuader que dans quelques centaines d'années au plus tard, avec l'explosion exponentielle des sciences et des techniques, les successeurs des humains actuels auront transportés ailleurs que sur Terre l'essentiel de nos civilisations. Mais aucun scientifique sérieux ne tirera le moindre réconfort d'une hypothèse aussi hasardée.

Quant au passé, la science n'est guère plus réconfortante. Lorsque l'on regarde le fossile d'un dinosaure disparu sans autres traces alors qu'il nous valait bien, ou l'église de Val d'Isère telle qu'elle servait de réconfort aux courageux montagnards du 18e siècle, accablés de mille maux et eux aussi à jamais disparu, on ne peut oublier que comme ces êtres, nous aussi disparaîtront irrémédiablement. Pour les croyants, tout cela n'a pas d'importance, car leur royaume n'est pas sur terre. Mais pour ceux qui comme moi considèrent que lesdits croyants sont des fossiles vivants, je n'ai guère que la philosophie, sur le mode du stoïcisme, pour lutter contre ce que l'on appelait dans mon jeune temps l'angoisse existentielle. Inutile de dire qu'un tel remède n'agit pas.

L'observation scientifique du monde actuel n'est pas plus rassurante. Je dirais même et en cela je pense vous rejoindre, qu'elle est franchement anxiogène. Avec la généralisation des réseaux d'information, il est difficile d'échapper à la perception, plus ou moins fondée certes mais que l'on ne pourrait pas imputer à la seule imagination, du fait que les probabilités de catastrophes s'accumulent. Les gens de mon âge, sous les Trente Glorieuses, pensaient vraiment que le progrès était en marche. Ils ne niaient pas les misères diverses mais les données dont ils disposaient n'étaient pas suffisantes pour leur faire percevoir les mécanismes destructeurs sous-jacents aux évolutions apparemment heureuses qu'ils observaient.

De nos jours, deux types d'observations sont désormais disponibles et seuls les aveugles ne pourraient pas en tenir compte. Les unes viennent des sciences physiques et biologiques. Je les ai amplement répercutées sur le site automates-intelligents: réchauffement climatique, disparition des espèces, épuisement des ressources naturelles. Les autres viennent des sciences politiques, dont vous êtes un observateur bien mieux informé que moi, vu l'attention que vous mettez à décrypter via les médias les grandes évolutions géopolitiques. Or là aussi on ne peut que constater le déroulement de mécanismes aveugles: vertige technologique, attirance sans limites pour le pouvoir, accumulation d'inégalités explosives. Il s'agit, dites vous, si je vous ai bien compris, d' un monde qui se détruit lui-même en avançant et qu'en aucun cas la raison humaine (ce que nous plaçons sous ce nom), ne pourrait empêcher de s'autodétruire. J'avais parlé pour ma part de systèmes anthropotechniques en compétition darwinienne, c'est-à-dire imprévisibles et donc ingouvernables a priori. C'est-à-dire que là aussi je vous retrouve.

Vous évoquez cependant la possibilité d'une pensée métaphysique, d'une “pensée haute”, d'une “pensée collective” qui nous permettrait de sortir de l'emprisonnement dans lequel nous enferme la crise du monde actuel considéré par vous comme un Mal absolu. Vous parlez épisodiquement de “métaphysique”. Je suppose que vous ne faites pas allusion à une fuite dans le religieux ni même à un recours aux consolations philosophiques que j'évoquais plus haut, mais à autre chose encore, au delà des observations de la science actuelle. Pourquoi pas, mais cela supposerait que l'individu que vous êtes, pris sinon englué dans le système, soit capable cependant d'en sortir pour avoir l'intuition de quelques chose d'autre. Cela supposerait aussi que d'autres personnes puissent avoir les mêmes intuitions et les partager avec vous afin de les transformer en actions.

Tout ce que l'on sait du fonctionnement du cerveau ne paraît pas interdire de telles perspectives. Le cerveau sans cesse invente, y compris dans le rêve. Cela ne se traduit pas nécessairement par des idées claires et des formulations précises, mais rien ne permet cependant de dire qu'il s'agisse de fantasmes ne correspondant à aucune perception et ne pouvant aboutir à aucune construction hypothétique. Certains éthologues prétendent que des animaux apparemment moins complexes que les humains actuels, pris dans ce qui leur apparaît intuitivement comme des impasses, peuvent éventuellement inventer puis tester des voies de sortie. Qu'elles aboutissent ou non est une autre affaire. L'essentiel est que ces voies puissent émerger, sinon dans les consciences, du moins dans les comportements.

Concernant les humains, rien n'interdirait de penser que certains d'entre eux soient particulièrement informés de l'évolution du monde pour, au delà de l'angoisse salutaire que celle-ci génère en eux, pressentir que quelque chose d'autre, encore imperceptible à la raison, se trouverait à portée. Alors il leur faudrait être attentifs, afin d'en prendre eux-mêmes conscience, et écoutés pour pouvoir en faire prendre conscience à d'autres moins bien informés. Ce sont ces deux qualités qui sont les vôtres, me semble-t-il.

Jean-Paul Baquiast

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