DIALOGUES-22 : De l’angoisse du monde

Dialogues

   Forum

Un commentaire est associé à cet article. Vous pouvez le consulter et réagir à votre tour.

   Imprimer

 1750

DIALOGUES-22 : De l’angoisse du monde

J’avais commencé ce “DIALOGUES” il y a trois semaines, déjà avec beaucoup de retard à ce moment, lorsque des circonstances chronologiques et autres m’ont amené à le laisser à nouveau de côté. Je le reprends ici en mettant en exergue par le moyen de la citation ce que j’avais initialement écrit pour l’entame du texte. Notez que je n’y rajoute qu’une intervention, qui est de souligner de gras le point qui me paraît le plus important, comme je le développe ensuite.

“Pardonnez-moi d’avoir tant tardé pour poursuivre ce dialogue… D’une part, j’ai longuement hésité sur la forme à donner à ce texte après votre DIALOGUES du 7 janvier 2011 ; d’autre part j’étais dans une “phase” psychologique compliquée et fragile, – cela, qui semble devenir une façon d’être chez moi, peut-être qui l’a toujours été…”

A partir de là, je poursuis le texte d’une façon normale, puisque voilà l’essentiel ainsi introduit. Mais justement, après avoir lu cette introduction, on serait en droit de s’interroger : que vient donc faire cette considération fort personnelle (“j’étais dans une ‘phase’ psychologique compliquée et fragile”) ? Ou bien, c’est un cheveu sur la soupe, ou bien c’est un hasard qui fait bien les choses, et qui n’est pas tant un hasard que cela... Bien, – vous vous doutez que je choisis le deuxième terme de l’alternative.

Mon état psychologique, mon “état d’âme” si vous voulez, joue un très grand rôle dans ma réflexion. Cette évidence est souvent du domaine du non-dit, – tant elle est évidente, certes, – alors qu’elle mériterait fortement d’être dite. Elle le mérite d’autant plus qu’elle constitue une réponse à la question que je me posais (mon hésitation sur la forme à donner à mon texte). En effet, avec des textes récents, le mien et le vôtre successivement, d’il y a un mois et plus, nous atteignons effectivement (vous le dites vous-même) des domaines fondamentaux dans nos positions respectives. Cela mérite de soigner la forme, en cherchant la plus adéquate, éventuellement en introduisant des éléments inhabituels, – comme mon état psychologique ou “état d’âme”.

Mon cas est clair à mes yeux, dans la continuité où je me trouve : ma réflexion est d’abord, je veux dire chronologiquement, suscitée et conduite par mon angoisse, cet état psychologique ou “état d’âme” dont je vous parle. Tout l’art est de faire contre mauvaise fortune bon cœur, et d’utiliser ce qui est manifestement faiblesse et souffrance de l’être d’une façon constructive, comme un enrichissement de la pensée de ce même être. C’est ce que je tente de faire ici.

L’angoisse de la psychologie se transmue nécessairement, pour qui sait protéger au moins et essentiellement sa psychologie de la mystification du “serpent qui persiflait” de notre temps présent, en une angoisse de la pensée. Mais cette angoisse n’est pas une élaboration de l’esprit, une pathologie individuelle, comme on tend à le faire systématiquement pour éviter les mises en cause des choses collectives que nous avons construites ; c’est justement l’effet d’une réalité du monde (puisque venue par la psychologie), de l’“angoisse du monde” si vous voulez, qui s’impose à votre esprit et demande à être expliquée pour qui sait écarter la souffrance et aller à l’essentiel que nous murmure bruyamment cette souffrance. C’est cette situation qui s’est de plus en plus imposée à moi ces dernières années, avec comme conséquence la nécessité de comprendre et d’expliquer cette angoisse. En même temps s’est développé le constat, toujours pour mon compte, que cette connexion directe de la pensée avec l’angoisse du monde constituait une situation nouvelle par son intensité et son automaticité ; nouvelle, autant par les événements eux-mêmes, qui se précipitent, que par l’action du système de la communication, qui conduit cette angoisse à imprégner notre psychologie et permet effectivement à la psychologie d’avoir accès à cette angoisse. Voilà un point important et nouveau par son intensité : le système de la communication a permis à l’angoisse du monde de hurler dans nos psychologies comme on hurle un appel au secours.

Ce n’est pas une psychanalyse ou quoi que ce soit de cette sorte que je fais ici, mais, bien au contraire, le constat de la contrainte de l’esprit par l’angoisse du monde, et la nécessité pour l’esprit, s’il veut se dégager de la poigne de l’angoisse qui fait croire faussement à une souffrance d’origine individuelle, d’aller chercher des explications au-delà des règles de ce monde, – nécessité évidente puisque ce monde-là, avec ses règles, n’est plus capable que de générer une angoisse par définition incompréhensible si l’on n’écarte pas ces règles qui l’emprisonnent. C’est cette quête qui vous conduit vers cette “intuition haute” dont je parle souvent désormais, et cette quête est justifiée par la raison lorsque, et à cette condition impérative seulement, cette raison se débarrasse de la subversion du Système qui la tient enchaînée. Aussi ne verrais-je nullement cette “intuition haute” comme vous la comprenez, comme un «éclair de conscience individuelle ou collective» (je vous cite), mais comme quelque chose de beaucoup plus stable, de beaucoup plus constant, comme si elle apportait une pérennité et une sérénité nouvelles et par définition durables à une pensée plongée dans la confusion du temps présent. A la différence de ce que vous semblez suggérer, l’intuition haute est, pour moi, stabilité même, structuration, pérennité ; le reste, notre pensée, en dessous, chavire dans la tempête de la crise du monde si elle ne parvient pas à se saisir de cette bouée de sauvetage (l’“intuition haute”).

Comprenons-nous bien, en résumant le propos. Il ne s’agit pas de supprimer l’angoisse, chose qui me paraît impossible et d’ailleurs fort peu souhaitable dans les conditions présentes à moins de choisir la voie de l’inconscience et de l’irresponsabilité de la pensée, mais de s’en accommoder d’une façon constructive en allant chercher son explication au-delà du seul “monde” réduit et contraint qui la génère, qui est le monde que nous nous sommes créés nous-mêmes. Par conséquent, la nécessité de se dégager des règles de ce monde est une obligation de survie pour l’esprit. Si je vous parle ainsi, mêlant la crise de l’être à la crise du monde, c’est que je crois l’un et l’autre, –l’être et le monde, – intimement mêlés, et ainsi placés pour se nourrir l’un l’autre d’une démarche commune de sauvegarde.

C’est à la lumière de ces considérations que je me situe dans une situation différente de la vôtre. Je suis “un observateur”, certes, mais les règles que je m’assigne et que je suis pour mon observation doivent impérativement échapper aux contraintes du “monde que nous nous sommes créés nous-mêmes”. C’est une condition sine qua non de la pertinence de mon observation. Je rejette ce monde et je considère que l’angoisse du monde, que je ressens et dont je fais le moteur de ma pensée, légitime entièrement cette démarche ; cette “angoisse du monde” signifiant que ce monde se rejette lui-même, de lui-même, littéralement ne se supportant plus...

La gloire de la raison humaine

“Rejeter ce monde ‘que nous nous sommes créé nous-mêmes’”, ce n’est pas changer de parti politique, changer d’opinion, changer de croyance, – non, c’est changer la forme même de sa pensée (et le reste suit, bien entendu). Le but est évident, à partir de l’implicite conclusion de ce qui précède. Puisque je suis saisi et pénétré par l’angoisse du monde et que cette angoisse signifie que ce monde se rejette lui-même, l’incitation est irrésistible pour me pousser à explorer d’autres visions et d’autres perceptions du monde, et nécessairement au dessus puisque le dessous est devenu chaos pur. Plus rien ne doit m’arrêter, dans l’objurgation furieuse ou soupçonneuse des règles et des lois de ce monde qui se rejette lui-même, que je rejette absolument. Si je comprends bien entendu la “Méthode de Conceptualisation Relativisée” que vous citez, si je ne trouve rien à redire à sa logique dans le contexte où vous la placez, vous comprendrez que j’en écarte le principe originel et, par voie de conséquence nécessaire, les enseignements qui en découlent. Lorsque vous dites que rien ne peut exister qui ne soit “sanctifié” par l’action de l’observateur, vous dites quelque chose qui ne fait pas partie de mon univers mental, surtout tel qu’il a évolué ces dernières années sous la pression de la vérité des événements et tel que je l’ai présenté ci-dessus, si complètement lié à la vérité extérieure du monde avec sa crise et son angoisse qui m’envahit. (Lorsque vous écrivez : «[La] qualification [d’un état du monde] ne renvoie pas à un Etre en soi, appartenant au monde des essences, que l'on pourrait décrire de façon objective. Elle renvoie à une décision préalable de l'observateur, qui décide implicitement de créer tel objet d'observation puis de le préciser en multipliant les observations permises par ses instruments…»).

Je n’ai guère de bases conceptuelles, ni de bagage philosophique pour expliquer ma conception. On m’a parfois dit que ce n’était pas nécessairement un handicap. Je crois que mon activité, ma position d’observateur total du monde (dont toutes les pensées sont exclusivement conduites par l’observation de ce monde, de son angoisse, de sa Chute), mon expérience de plus de quarante années de cet exercice de plus en plus engagé et ma perception grandissante de la Chute qui caractérise ce monde, jusqu’à l’angoisse décrite plus haut qui, passant du monde à moi-même, est devenue une incitation à observer autrement ce monde, je crois que tout cela fournit un ensemble d’outils convenables pour justifier mon approche différente et la conduire d’une façon féconde. Ces “outils” ne me découragent pas, malgré leur radicalité dans certains cas, ou à cause d’elle d’ailleurs ; bien au contraire, ils me conduisent vers des conditions où l’intuition haute peut être atteinte et sollicitée pour éclairer le jugement.

Lorsque, à partir de mon observation sur le constat que ce que je nomme le “Système-en-soi”, qui est une chose bien définie dont nous voyons chaque jour les basses œuvres, les fallacieuses promesses et les tromperies mystificatrices, représente “le Mal absolu”, vous objectez en jugeant cette démarche risquée, – «qui garantirait que ce ne serait pas un “Mal encore plus absolu” qui succéderait à l'actuel Mal incarné par le système?», – je suis obligé de vous répondre que votre objection est d’une prudence encore plus risquée que mon audace. Nous savons ou nous devrions savoir, tous, où nous en sommes ; nous savons que le “Système-en-soi” détruit en les déstructurant notre univers général aussi bien que notre univers mental, que son action est désormais eschatologique, donc hors du contrôle humain, ce qui justifie d’ailleurs complètement de l’apprécier comme un “‘Système-en-soi” que nous ne pourrons plus changer par nos observations. Je ne vois pas qu’on puisse trouver Mal plus absolu que celui-là dès lors qu’on l’a jugé “absolu” dans son action, comme tout dans ses actes nous engage à le faire, et enfin puisqu’il se trouve hors de notre portée… L’“absolu” ne souffre pas de dégradés ni de nuances ; il est ou il n’est pas, – et, dans ce cas, il est d’ores et déjà... Je n’attends donc pas la démonstration par la destruction déstructurante achevée, recoupée et authentifiée par huissier, de l’univers par ce “Mal absolu” ; j’émets l’observation essentielle que m’impose le spectacle du monde sans m’attarder aux outils que j’emploie pour cela ni recouper mes “sources”.

Il se trouve que ces constats se font leur place dans des conceptions qui me sont naturelles, notamment sur la faiblesse de l’être humain plus que sur sa responsabilité fondamentale, et que cette responsabilité fondamentale concerne plutôt des forces extrêmement puissantes, que j’identifie au concept général de matière lorsqu’il est question du “Mal absolu”. Il se trouve également qu’un lecteur devenu un ami très cher me signala, et j’en fis grand usage après l’en avoir remercié, que ces conceptions rejoignaient notamment celles du métaphysicien Plotin, maître de l’école néo-platonicienne. La référence, et quelques-unes des observations vertigineuses de profondeur de Plotin, m’engagent naturellement à me référer à la métaphysique, c’est-à-dire à une hauteur où l’on trouve l’intuition haute. Je n’ai rien trouvé, dans l’action des sapiens et de leur raison, que je crois avec une conviction totale manipulée et subvertie par la matière, ni dans l’exploration du passé à cet égard, ni dans le constat du déchaînement actuel, quoi que ce soit qui me décourageât dans cette tentative et, au contraire, toutes les raisons du monde pour m’engager à poursuivre.

Pour toutes ces raisons qui diminuent aussi bien les responsabilités que les prétentions des sapiens, je suis conduit évidemment à rejeter une représentation de l’univers qui serait d’abord dépendante de la perception qu’en a le cerveau de sapiens. Je pense que rien ne m’interdit d’avoir cette position, et je crois que toute l’histoire de l’ambition du susdit sapiens au moins dans les trois à cinq derniers siècles, la façon dont sa vanité l’a poussé dans les pièges les plus grossiers, me fait un devoir d’explorer effectivement dans cette voie qui repousse le diktat de la supériorité de la raison humaine. Ce n’est nullement réduire cette raison, l’attaquer, la mettre en cause, etc., c’est lui assigner sa vraie place, là où elle est utile, là où elle est glorieuse, dans une situation où elle retrouverait sa lucidité pour accepter ses limites et exercer son talent magnifique dans le respect loyal et sans compromis de ces mêmes limites. Il y a longtemps, pour notre malheur général dont nous goûtons aujourd’hui les fruits d’une épouvantable et catastrophique amertume, que la raison a cédé au vertige de la tentation, aux sirènes de sa vanité, pour se croire maîtresse du monde alors qu’elle ne faisait que capituler sous l’empire de la matière, en acceptant le contrat faustien qui la tient depuis prisonnière de cette force puissante que je nomme “déchaînement de la matière”, que je considère effectivement comme “la source de tous les maux”, – effectivement et en l’occurrence, le Mal absolu.

C’est cette situation qui entretient l’angoisse qui nous habite et l’angoisse du monde telle que je l’ai décrite. En faisant la connexion entre les deux, nous découvrons l’imposture de la situation présente à laquelle notre raison subvertie s’est laissée prendre, et nous trouvons l’énergie de tenter de la dépasser en explorant une pensée haute, grâce à l’intuition haute enfin retrouvée, pour nous sortir de la prison de la crise du monde et pouvoir ainsi la contempler et la mesurer, en dehors d’elle et au dessus d’elle. Notez également, et ceci n’est pas indifférent, qu’“en faisant [cette] connexion entre les deux”, nous brisons une autre prison que nous impose le “Système-en-soi”, qui est la carapace de l’individualisme qui nous emprisonne dans notre angoisse. Il s’agit d’une libération vers la conscience collective que nourrira l’intuition haute, qui nous permettra de maîtriser psychologiquement la compréhension de la crise du monde, d’identifier pour être quitte de ce qu’elle a de si bas la cause et la facture mortifère de l’angoisse du monde. Sans cela, nous sommes emportés par la tempête du monde et les illusions, suscitées par elle, que nous entretenons à son égard. Sans cela, nous sommes perdus, dans le sens où nous ne sommes même pas prêts à accueillir et à comprendre les circonstances radicalement nouvelles qui naîtront évidemment de l’effondrement inéluctable de cette infamie qu’est le “Système-en-soi”.

Philippe Grasset