De l’intérieur vers l’extérieur et vice-versa, ou l’incursion de la politique étrangère dans les débats intérieurs (Chirac vs Sarkozy)

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De l’intérieur vers l’extérieur et vice-versa, ou l’incursion paradoxale de la politique étrangère dans les débats intérieurs (cas de Chirac vs Sarkozy)


A Istanbul, au sommet de l’OTAN, un intéressant phénomène est apparu : les pressions indirectes de la politique intérieure concourrant à renforcer et rendre public un débat de politique extérieure de la plus haute importance, c’est-à-dire les relations transatlantiques. Jusqu’alors, c’était plutôt le contraire qui se manifestait, les questions intérieures tendant à réduire les capacités ou les intentions des dirigeants dans cette question des relations transatlantiques où l’apaisement de façade est en général de mise, et d’ailleurs rendu très aisé par une dialectique convenue parfaitement au point, appuyée sur le sentimentalisme marquant ces relations.

Plusieurs événements doivent être mentionnés dans le sens que nous indiquons.

• Une sortie d’une rudesse exceptionnelle de Chirac contre Bush à Istanbul, sur la question de la Turquie. (L’important est bien la rudesse du propos, pas le sujet à propos duquel cette rudesse se manifeste.)

• Les débats à Paris, devant l’intention ouvertement affichée de Nicolas Sarkozy de devenir le futur président de l’UMP, avec pour objectif les présidentielles de 2007.

• La perception, de plus en plus renforcée, de la déliquescence de l’OTAN à cause de l’opposition actuelle entre Anglo-Américains d’une part, Franco-Allemands d’autre part.

Voyons chacun de ces trois éléments à des lumières différentes.


Occupez-vous donc du Mexique, pas de la Turquie !

C’est une mesure sans précédent de la faiblesse du pouvoir américain qu’un chef d’État, le Français Chirac, puisse dire ces quelques phrases, selon The Guardian au président des Etats-Unis, qui venait de plaider pour l’entrée de la Turquie dans l’UE.


« Jacques Chirac bluntly told George Bush to mind his own business yesterday when the US president urged European leaders to give Turkey a firm date for starting EU membership talks later this year.

» Ignoring the determined effort to celebrate improved transatlantic relations after the Iraq crisis, the French president publicly rebuked Mr Bush at Nato's Istanbul summit for calling for special treatment for the Turks.

« Mr Bush, he complained, “not only went too far but went on to territory which is not his own”. He added: “It's as if I was advising the US on how they should manage their relations with Mexico.” »


Ce qui nous intéresse ici n’est pas le cas sur lequel s’exerce la mésentente (la Turquie dans l’UE), mais, bien sûr, cette sévère rebuffade. C’est le signe que ce type d’interventions avec les USA, désormais une pratique habituelle de Chirac dont l’antipathie pour GW Bush est connue, commence à entrer dans les normes. C’est le signe qu’on peut désormais dire son fait aux Etats-Unis. Cela fait plus de vingt ans que la dialectique pro-turque (pour l’entrée de la Turquie dans la CEE, puis l’UE) se répète invariablement, sans qu’aucun Européen n’ait jamais eu à redire à propos de cette flagrante ingérence. Ce n’est plus le cas.

(Le fait que Bush soit revenu sur le sujet le lendemain, mardi 29, le fait que Chirac ait été parmi ceux qui envisagent l’entrée de la Turquie dans l’UE, ne modifient en rien la remarque ci-dessus. L’intervention de Chirac concernait un principe, pas une position pour ou contre l’entrée de la Turquie dans l’UE. Sa réaction aurait dû être, elle aurait été la même si GW Bush avait recommandé que la Turquie n’entre pas dans l’UE.)

D’autre part, l’intervention de Chirac a des causes intérieures, et cela aussi nous intéresse. La question turque est aujourd’hui un sujet très sensible en France, qui divise aussi bien les électeurs que les partis. Ce point peut être constaté alors que la situation générale politique en France est extrêmement délicate, essentiellement avec l’affrontement entre Chirac et Sarkozy. C’est un autre point intéressant ; pour autant, et quelles que soient les intentions des uns et des autres parmi les acteurs, ce point ne nous paraît pas essentiel si on le prend dans le sens des engagements sur la question posée de l’entrée de la Turquie dans l’UE.)

Premier point à noter : Il est désormais jugé moins dangereux et moins risqué, dans tous les cas pour ce président français, d’adresser de durs reproches au président des USA que, dans certains cas, de mécontenter certaines parties de l’électorat français à l’heure du début de l’affrontement ouvert avec Sarkozy.


Dans la bataille Chirac-Sarkozy, le champ de l’affrontement se situera aussi dans les affaires extérieures (relations transatlantiques)

A Paris, justement, l’affrontement de Chirac avec Sarkozy éclate, tout de même avec une perspective de trois années (élections en 2007) pour qu’il soit mené à son terme. Les étrangers qui suivent les affaires françaises ont bien entendu noté cette ouverture générale et officielle des hostilités. The Independent, par exemple :


« Despite a public facade of unity, M. Sarkozy gave a confident (enemies said “arrogant”) speech at a UMP conference in Paris making clear he regarded himself as 71-year-old M. Chirac's only natural successor (whatever the President may say). The cause of the confrontation between M. Sarkozy and President Chirac — once his political mentor — is the need to elect a new president of the UMP by November. M. Sarkozy, 49, wants the post that would put him in line to become the main candidate for the centre right in the 2007 presidential elections. »


La situation politique française, avec cet affrontement Chirac-Sarkozy, présente, jusqu’à son terme de 2007, un avantage pour Chirac : l’influence de la scène extérieure, et notamment les relations transatlantiques. Le Guardian note fort justement cette particularité qui sépare Blair et Chirac de façon radicale : « Mr Blair has been notably more emollient in the running feud with Paris than Mr Chirac, whose domestic popularity is boosted by it: the exact opposite of Mr Blair's situation at home. »

Il est certain que Chirac, “bête politique” réputée pour son sens de l’opportunité dans la bataille politicienne, réalisera, si ce n’est déjà fait, cet avantage incontestable : sa capacité de faire remonter sa popularité en France en prenant une position ferme contre les Etats-Unis. Outre la conviction qu’il a à ce propos (autre et vaste débat), il détient un avantage de fer : là où il peut agir, Sarkozy ne peut rien faire pour contrer son action parce qu’il est contraint par son rôle (ministre des Finances et/ou président éventuel de l’UMP) à ne pas intervenir, sauf de façon épisodique et risquée, dans les affaires extérieures, et notamment dans les relations transatlantiques. Au contraire, comme on le voit encore plus ci-après...


Les grandioses supputations de William Safire, — de Chirac à Sarkozy, une cure de jouvence pour l’OTAN


… En effet, autant Chirac est de plus en plus l’obsession américaine, parce qu’il est l’homme qui anime et ne cesse d’accentuer l’opposition à GW Bush, autant les Américains ont cru déceler en Sarkozy une “fusée” anti-Chirac de première qualité, avec toutes les caractéristiques de la frappe de grande précision des engins de technologie US.

Il y a, par exemple, ce message, assez lourdingue de quelques tonnes comme c’est l’habitude chez lui, de William Safire, dans un article du New York Times repris par l’International Herald Tribune. Le sujet : l’OTAN qui va de plus en plus mal (à cause de gens comme Chirac) et l’OTAN qui peut être sauvée (on imagine comment), — grâce à des hommes comme Sarkozy, s’il est élu en 2007. Safire est à déguster sur quelques paragraphes.


« Behind this façade [of NATO’s unity], however, exists a hollowed-out alliance. Its previous common purpose — to block the westward march of Soviet imperialism — has not been replaced by a new purpose: to defeat imperial terrorism. Unless the democracies of France and Germany elect leaders capable of grasping that current challenge, NATO will continue to atrophy, supplanted by ad hoc coalitions of the willing to meet emergencies.

» Such a withering of the West's grand alliance is not inevitable. Although savants in the U.S. seem certain that Bush and Blair will be punished by voters for their sin of strangling the worst regime in the cradle of terror, the view I get from London is different.

» Britain's Labor Party is unlikely to thrust aside its eloquent leader and proven vote-getter. Blair has recently flummoxed internal dissenters as well as opposing Tories by proposing referendums not just on giving up economic sovereignty to Continental bankers but also on turning over political sovereignty to the bureaucrats of Brussels in the proposed European constitution. Like a strong majority of Euroskeptical Britons, Blair is now lukewarm on both issues, which snatches the clothes of the Tories.

» Bush should accede to his stalwart ally's request for the release of four British subjects now held in Guantánamo, underscoring the special relationship. And as the interim government in Baghdad puts a nationalistic Iraqi face on its internal battle, Bush and Blair will be bolstered politically by (a) the reality of a shift in the war's fortunes as well as (b) the papering-over of the cracks in the wall of NATO solidarity.

» Presume that Bush wins re-election this year and Blair the next. Further presume (and I know all this is hard to do) that necessary belt-tightening in France and Germany, at a time when unemployment is stuck near double digits, takes its toll at the polls.

» Germany's Schröder is a political zombie, with a Thatcheresque successor in the wings. The sclerotic government of Chirac is desperately trying to block the rise of the charismatic finance minister, Nicolas Sarkozy. This savvy dynamo of Hungarian descent, 49, is tough on immigration, France's sleeper issue. Though he would surely irritate London and Washington in the grand French tradition, Sarkozy would probably not align himself with a German politician to treat the rest of Europe, as does Chirac, as children not well brought up. »


Quand un chroniqueur comme Safire, déjà notablement allumé, vous parle d’une notion comme celle d’« imperial terrorism » (façon de rapprocher le terrorisme de la menace soviétique, en dimension), on peut se dire qu’on se trouve dans un texte alimenté à 100% par la paranoïa et le virtualisme washingtonien.

Pour le reste, dans le passage cité, oubliez Bush, Blair, Schroeder le « political zombie » (hmmm, alors comment appeler Tony Blair aujourd’hui, ou GW dans certaines circonstances ? “the shadow of a political zombie”, par exemple ?) … L’important, c’est bien Chirac, et c’est surtout Sarkozy et son destin national.

(Sarkozy, avec tout de même quelques choses pas mal vues par Safire : « Though he would surely irritate London and Washington in the grand French tradition » ; et d’autres, complètement à côté de la plaque : croire que Sarkozy « would probably not align himself with a German politician to treat the rest of Europe, as des Chirac, as children not well brought up », c’est ne l’avoir pas vu, dans un conseil européen, notamment lorsqu’il était ministre à l’Intérieur, traiter ses collègues et le président de séance comme des élèves d’école primaire dont la récréation a assez duré.)


Au bout du compte, c’est “la force des choses” qui l’emporte, pas le politicien avec ses calculs d’épicier

En bonne logique cartésienne, nous avons gardé le plus important pour la fin. Tout ce qui précède, on le comprend, n’a qu’une importance conjoncturelle, qui fluctuera au gré des situations intérieures, de tous les côtés, dans tous les pays cités.

Ce qui importe est plutôt ceci :

• La politique étrangère fait une entrée massive sur la scène de pays habitués jusqu’alors, même quand ils avaient une politique étrangère conséquente, à traiter les débats intérieurs sur les seuls problèmes intérieurs. On a vu ce phénomène en Allemagne, en Espagne, plus ou moins dans certains autres pays à l’occasion des européennes ou des municipales (Pays-Bas, Italie). On le voit désormais clairement et massivement dans les deux plus importants pays européens, le Royaume-Uni et la France, où la politique extérieure joue même un rôle massif en-dehors de la période électorale.

• Cela signifie que les opinions publiques européennes vont peser de plus en plus dans les politiques étrangères des nations au moment où l’Europe institutionnelle, totalement en déconfiture, aura de moins en moins son mot à dire, malgré toutes les constitutions du monde.

• Cela signifie que tous les politiciens, y compris ceux qui auront soutenu une option pro-US et auront été favoris des US, devront épouser, le moment venu, les grandes tendances de politique extérieure du public. Il n’est pas interdit de penser (on même l’impression que Safire lui-même a quelques doutes à ce sujet) qu’un Sarkozy, dans le scénario idéal pour lui, et connaissant son habileté à suivre les courants qui comptent, se retrouve en 2007 président d’une France pure et dure face aux USA.

• Bref, il y a les calculs des petits hommes et la “force des choses”. Devinez qui l’emporte…