De l'admiration éperdue au contre-pied

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De l'admiration éperdue au contre-pied

Nous avions remarqué, le 17 septembre, après l'annonce de l'acceptation de l'Irak des inspecteurs de l'ONU, combien les Américains étaient peu intéressés par la nouvelle. Peu d'articles, peu ou pas de commentaires. Même des sites mi-oppositionnels, mi-dissidents (Antiwar, Cursor, etc), mentionnaient la chose en citant un ou deux articles, puis passaient à autre chose, ou bien n'y venaient qu'après deux ou trois autres sujets d'abord traités. Le 17 au soir (le matin pour les USA), CNN ne parlait quasiment pas de cette affaire. Cette indifférence alla même jusqu'à nous troubler : n'aurions pas mal compris les nouvelles ?

Nous n'avions pas mal compris. L'acceptation de Saddam, le 16 septembre, représente dans le jeu tactique en cours, quoiqu'il en soit des intentions, des vertus diverses et des pensées détestables des uns et des autres, un coup favorable à l'Irak et (surtout) aux adversaires dissimulés (ils sont légion à l'ONU) de la guerre américaine. Nous dirions même que, depuis l'invasion du Koweït le 1er août 1990, c'est la première fois que Saddam semble faire preuve d'un peu de jugeotte politique. Depuis, comme on le sait, le regroupement que les USA avaient forcé à l'ONU sous la pression de menaces et promesses diverses a connu une fortune diverse.

Donc, nous n'avions pas mal compris. Reste le mystère américain de ce silence, de cette indifférence du 17 septembre. Un article du Guardian du 18 septembre, — entre autres, mais celui-ci est remarquablement disert et clair sur le sujet — nous en donnait une description et tentait de la compléter par une explication vague et générale. Voici une citation :

« The word from the White House was that they had expected this all along. The offer from Iraq to re-admit weapons inspectors was “no surprise”, according to the usual, anonymous, administration sources in their early morning response yesterday. Much of the US media took them at their word: one of the network breakfast shows decided it was such a mundane development that its headline was about the death sentence passed on a California child killer.

» There followed a period of strange silence, not just from George Bush but from opposition politicians. In truth, everyone was trying to digest the implications.

» The president did appear in the White House rose garden after breakfast, but only to mark the 215th anniversary of the signing of the US constitution and lecture the country's schoolchildren on the importance of learning history. As his own presidency has shown most dramatically, this might include a lesson on expecting the unexpected. »

Une bouffée de fascination admirative

Ce premier fait établi sans avancer d'explication (on verra plus loin), passons à un second que le Guardian résume pour nous dans le même article (nous recommandons d'avoir à l'esprit ce qualificatif rapide qui vaut un long discours : « masterful speech ») :

« If Mr Bush really had anticipated this, he would have handled things a little differently. For four and a half days, since his masterful speech last Thursday, he has dominated the global diplomatic agenda in a manner he has not managed since this time last year, in the days after the September 11 attacks.

» Suddenly, with what Colin Powell dismissively described as just “a one and a quarter page letter”, the picture has changed yet again, in a manner that must inevitably delay the administration's plan to topple Saddam Hussein — perhaps only for days if Iraq should suddenly reveal its ifs and buts, but perhaps indefinitely. »

Ce discours du 12 septembre fut assez étrange. Chacun y vit ce qui l'arrangeait. Les Européens et les Arabes y virent un retour des USA dans le circuit multilatéraliste/ONU, donc une concession notable de l'administration GW méritant par conséquent de leur part une évolution vers la thèse américaine (ce qui fut fait promptement). Les Américains y virent pour l'essentiel une habile manoeuvre pour placer l'ONU devant ses responsabilités et l'éliminer définitivement du chemin qui mène à la guerre — ce que l'institut Stratfor, qui développa cette thèse, définit de la sorte : « Bush issues veiled ultimatum to U.N. — Assembly must enforce Iraq resolutions or lose influence on U.S. ».

On trouve dans ce titre la principale remarque qui nous conduit à juger étrangement irréelle cette interprétation US, — c'est-à-dire, ontologiquement irréelle, avec cette manière surprenante de “personnaliser” les organisations et de les créditer d'une vie propre, d'une politique propre, etc. Nul n'ignore que, lorsqu'on on parle de l'OTAN on parle des USA parce que les USA manipulent l'OTAN à leur guise ; et, par les temps qui courent plus que jamais, lorsqu'on parle de l'ONU on parle des USA parce que l'influence US sur l'ONU est absolument considérable aujourd'hui (les quatre jours entre le discours et la lettre de Saddam l'ont montré). Alors, comment est-ce possible : « >MI>Bush issues veiled ultimatum to U.N. » ? Cela signifie-t-il que Bush s'adresse un ultimatum à lui-même ?

Deux ou trois jours après, le conformisme des commentaires avait pris le dessus. Le discours de GW était devenu une formidable habileté diplomatique (voir le Guardian), notamment parce qu'il permettait soi-disant de regrouper le reste de la communauté internationale et de le regrouper derrière les États-Unis. Peu importe à ce jugement que cette issue soit connue d'avance, ONU ou pas ONU (tout le monde sait bien qu'il n'existe pratiquement aucun pays qui veuille résister à un ultimatum des USA pour le soutien à son offensive irakienne, que ce soit par le canal ONU ou ailleurs) ; peu importe que le ralliement des pays alliés et autres ait été obtenu par des moyens qui ont à voir avec tout ce qu'on veut, — pressions terroristes, marchandages, etc, — sauf l'habileté diplomatique, comme en témoignent diverses appréciations documentées sur ce point. La seule version qui demeurait était bien celle du «  masterful speech », qui permettait un regroupement général dans une attitude connue de fascination devant toute initiative américaine. Le réflexe est d'ailleurs humain : ceux qui s'abaissent devant une force qu'ils craignent et qui les fascinent ont la tendance de grandir et de glorifier cette force, ce qui est bon pour leurs relations avec elle et les grandit eux-mêmes, à leurs propres yeux. (Seuls les Français échappent à ce travers, avec leur foutue raison : ils se rallient mais avec une moue sceptique, en laissant à penser qu'ils n'en pensent pas moins.)

Le comble est à mettre du côté américain, pour résumer l'épisode. Il vient du commentateur américain Thomas Friedman, dans un article du 16 septembre. Parmi diverses considérations, il nous livre, en ouverture, celle-ci sur le discours de GW et l'atmosphère qui l'accueillit :

« President George W. Bush made a strong case at the United Nations for why the world community should not allow Iraq to go on flouting UN weapons inspections. But what struck me most about the scene was how intently the UN delegates were waiting for, and listening to, the president's speech. We should listen to their listening — because it is telling us some important things about our world.

» First, for all the noise out there about rising anti-Americanism, America remains the unrivaled leader of the world — the big power, which makes its share of mistakes, but without which nothing good happens. »

Ainsi, voilà l'état de la réflexion : tout le monde écoute avec une extrême attention le discours du président des États-Unis à l'ONU et Friedman en conclut que « tout le tintamarre fait à propos de l'antiaméricanisme montant » est déplacé, que les USA restent cette grande puissance « sans laquelle rien de bon ne peut arriver ». Friedman sait-il que le monde entier écoutait Adolf Hitler lorsqu'il faisait un discours, que cela ne signifiait pas pour autant que l'antinazisme était en recul, qu'on ne croyait pas pour autant que l'Allemagne de Hitler était cette puissance «  sans laquelle rien de bon ne peut arriver ». Bien entendu, la comparaison est déplacée avec l'honorable président américain mais elle est là pour mettre en évidence le sentimentalisme du propos et sa fausseté lorsqu'on connaît les réalités de la politique. Quoiqu'il en soit, le sentiment de Friedman, bien qu'extrême sans aucun doute dans sa façon de schématiser les choses, est complètement exemplaire de la sorte de réflexion que nous entendîmes dans cet intervalle GW-Saddam. Puis intervint la décision de Saddam.

Une erreur stratégique considérable

Revenons sur terre. Même s'il paraît à certains d'une habileté tactique éblouissante alors qu'il n'est que le coup d'envoi à une campagne massive de pression et d'intimidation à l'ONU, le discours du 12 septembre apparaît également comme une fameuse erreur stratégique. On prédit ici que Tony Blair, qui a beaucoup insisté pour que GW fasse des amabilités conditionnelles à l'ONU, rencontrera sur sa propre route de l'alignement inconditionnel sur les USA plus d'un faucons/chickenhaw furieux de son influence. Certains d'entre ces guerriers s'exprimèrent crûment là-dessus, après que Saddam ait accepté l'inspection de l'ONU, notamment dans un article du San Francisco Chronicle du 18 septembre.

« But many U.S. hawks fumed about being, in the words of one, “disarmed” in the current predicament. Some contend that Bush made a key strategic error in reaching out to the United Nations instead of proceeding alone in a war against Iraq. Bush addressed the world body Thursday after a chorus of international and domestic leaders urged him to build a broad base of support before resorting to war.

» “I don't think we underestimated Saddam; I think we overestimated the world community,” said Meyrav Wurmser, director of the Center for Middle East Policy at the Hudson Institute in Washington. “There is a fundamental question: Why was this necessary to go to the United Nations?

» “If American citizens are killed in an attack, then it's a question of sovereignty; you are obliged to protect your citizens,” Wurmser said. “Why it is right to ask Europeans for permission? Why ask Syria for permission?” »

Finalement, l'affaire est simple :

• quoiqu'on pense sur le fond, — et il y a beaucoup à penser, — GW avait choisi une stratégie d'action unilatéraliste pour sa guerre en Irak, en refusant toute implication de l'ONU ;

• toute la logique de son dessein dépend de cette stratégie et s'y inscrit ; céder sur la logique, c'est irrémédiablement affaiblir le dessein qui ne vaut que par sa conception unilatéraliste et qui se trouve alors soumis à l'observation critique des multilatéralistes proposant une logique différente ;

• en allant à l'ONU et en parlant comme il fit (chargez-vous de Saddam sans quoi je m'en charge), GW reconnaissait la légitimité de l'ONU et son droit à traiter en priorité de l'affaire Saddam, — il abandonnait ainsi sa logique unilatéraliste ;

• alors que la perspective de la guerre était droite et belle, selon le sentiment des chickenhawks qui ne se trompent pas pour ce cas, alors que tout le monde aurait fini par suivre, voilà les USA obligés de “gérer” l'interférence onusienne, avec sa bureaucratie, sa machinerie diverse, les raisonnements “apaisants” de ceux qui susurrent à la tribune qu'il faut voir jusqu'où Saddam ira dans sa coopération ;

• doit-on douter pour autant que les USA récupéreront la main, si ce n'est déjà fait, et que, dans tous les cas, ils mèneront tout de même leur guerre comme ils l'entendent ? C'est sans doute ce qui se passera (c'est dans tous les cas l'avis le plus général). Ils devront le faire, si c'est le cas, en forçant une décision de l'ONU d'une façon ou l'autre, en s'imposant un peu plus dans ce nouveau rôle que définit ainsi William Pfaff : « the United States turns itself into a generator of international tension and conflict. »

En un mot, l'épisode onusien a eu comme effet de remettre l'ONU en selle, c'est-à-dire de banaliser l'affaire irakienne, dans tous les cas pour un temps. Jusqu'ici, comme l'explique Wurmser en quelques mots, l'affaire irakienne était purement américaine ; elle dépendait de l'unilatéralisme américain, c'est-à-dire de l'exceptionnalisme américain, et échappait aux encombrantes lois internationales, et les autres n'avaient qu'à s'y rallier et ils s'y rallieraient. Le cas n'est plus aussi simple. Si les USA ne parviennent pas à manipuler l'ONU vers la position de la nécessité inconditionnelle de la guerre et décident de partir en guerre hors de son cadre, ils apparaîtront comme opérant volontairement hors du cadre de ce qu'on nomme “la légalité internationale”. Pour l'instant, ce fait importe peu aux dirigeants américains et aux commentateurs américains, persuadés de leur puissance et du droit que leur confère cette puissance. En d'autres occasions, ils pourraient regretter d'avoir établi, au sein des nations dites civilisées, cette jurisprudence-là, de façon aussi éclatante.


L'unitéralisme washingtonien

Reste, au bout de cette réflexion, à tenter d'expliquer le mystère qu'on a identifié à son début, la description de la surprise, de l'indifférence, du désintérêt, de l'incompréhension américaines devant l'annonce de la décision de Saddam d'autoriser les inspections de l'ONU. Cette épisode est peut-être une bonne illustration de ce qu'est devenue l'Amérique post-9/11, au contraire de tout ce qu'on prévoyait au moment où l'attaque eut lieu.

Ce silence, ce désintérêt, etc, sont le signe, simplement, de l'inexistence du reste du monde (Rest Of the world) pour l'Amérique. La décision de Saddam est apparue si incongrue parce que, littéralement, elle venait rappeler aux analystes et aux hommes politiques de Washington que le reste du monde existe. Même Saddam n'existe pas vraiment pour eux, ce pourquoi l'on entend tant de choses incroyables et surréalistes ; Saddam n'existe pas parce que le Saddam qui est débattu là-bas est l'image qui en est faite et rien d'autre.

L'Amérique n'est même plus unilatéraliste ni même isolationniste. Elle est devenue unique dans le sens d'un phénomène qui se caractérise par l'uniprimauté (« caractère de ce qui est à la fois unique et premier »). Lorsque la nouvelle de la décision de Saddam est arrivée le 16 septembre, elle n'a rencontré qu'incompréhension, indifférence, etc, parce que c'était comme si le monde faisait intrusion dans un espace et un univers qui ne sont pas les siens. Après un moment de flottement, d'ailleurs, les commentaires ont intégré la décision de Saddam dans l'agenda intérieur washingtonien en lui niant la moindre importance de fond, en la réduisant à une manoeuvre habituelle à laquelle il ne faut pas s'attacher. La situation est rapidement rentrée dans l'ordre. On a donc très vite compris, une fois débarrassé de la décision d'acceptation de Saddam de laisser venir les inspecteurs de l'ONU comme on se débarrasse d'une mouche agaçante, que l'essentiel était le débat au Congrès sur la question de l'autorisation donnée à GW de frapper l'Irak.

Cet épisode psychologique qui paraît relever de l'anecdote est peut-être le plus important dans cette affaire. Il révèle la distance qui nous sépare de Washington : littéralement, la distance qui sépare deux mondes. Tout cela ne sera résolu, ni par une motion de l'ONU, ni par une guerre, fût-elle celle du Bien contre le Mal.