De Brexit en Perestroïka

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De Brexit en Perestroïka

Le 23 avril 1972, la France approuva par référendum l’adhésion du Royaume-Uni à la Communauté Européenne. Georges Pompidou plaidait alors que nous voulions nous unir « à un peuple qui a, peut-être plus que tout autre dans le monde, le souci de garder son identité nationale », et avec qui nous avons « en commun une même tradition chrétienne et rationaliste » (1). Autant de qualités aujourd’hui peu valorisées par nos élites. « Pour régler une question de politique intérieure, David Cameron a pris le risque de désintégrer son pays autant que l’Union Européenne. C’est peu responsable […] », nous expliquait la députée européenne Sylvie Goulard (2) avant le référendum du 22 juin sur le Brexit. En clair, l’Union oriente de plus en plus les politiques intérieures mais devrait toujours rester au-dessus de la mêlée, intouchable et sacrée ; le danger pour l’intégrité du Royaume-Uni et de l’UE ne viendrait pas de l’UE elle-même, mais d’un vote d’adhésion démocratique. Des éléments de langage contreproductifs quand le vent se lève. L’ancien Premier ministre Jean-Pierre Raffarin mettait déjà les pieds dans le plat : « On rentre dans un processus de déconstruction. Je crois qu’on ne va pas pouvoir arrêter cette logique de référendums de pays à pays, les Pays-Bas d’abord, peut-être la Pologne ensuite, j’ai vu que même il y avait des candidats aux primaires à droite qui proposaient un référendum […] il y a vraiment une vision historique d’un déclin de l’idée européenne telle qu’elle a été exprimée […] s’il y avait un référendum aujourd’hui je pense que les Français diraient non à l’Union Européenne telle qu’elle est » (3). Il n’y en aura donc pas sans reprise en main préalable par un nouvel exécutif. L’ancien ministre des Affaires Etrangères Hubert Védrine pratiquait sans surprise une communication subtile : « Le vrai problème en Europe, c'est le décrochage des peuples par rapport à la construction européenne », expliquait-t-il. « Ça s'est aggravé depuis le rejet du référendum européen en France et aux Pays-Bas en 2005. Jean-Claude Juncker, le président de la Commission européenne, a dit lui-même que l'Europe s'est rendue détestable auprès du peuple, par son excès d’intrusion et de réglementation […] Il faut s'attaquer au fond du sujet. Le mécontentement des gens peut être lié à trop de promesses exagérées : 'l'Europe sociale', 'l'Europe politique', 'l'Europe des citoyens', avec des résultats concrets très en deçà des attentes. Le président Juncker a raison, il y a eu trop d'intrusions insupportables alors que depuis longtemps Jacques Delors invoquait le principe de subsidiarité. En clair, l'Europe ne devrait être chargée que de ce que les pays ne sont pas capables de faire au niveau national », poursuivait-il (4). De l’art de noyer le poisson dans l’océan de règlements et promesses non tenues.

L’heure serait donc à la « refondation » et au retour aux sources. Comme en 1988 quand sortit simultanément en URSS et aux Etats-Unis le livre-programme de Gorbatchev, intitulé La perestroïka et la nouvelle pensée pour notre pays et le monde entier. Le secrétaire général y définissait la « nouvelle pensée » comme un retour aux sources (comprendre à Lénine), réalisé à la suite de « réflexions déchirantes ». Slogan d’une époque, la nouvelle pensée fut attaquée comme une nouvelle opération de propagande destinée à séduire l’Occident (5). En France, les faux idéologiques fleurissent au gré de l’actualité, structurant tant la pensée que la vie sociale : fascisme et national-socialisme d’extrême-droite (6), Cassius Clay humaniste (7), système éducatif égalitaire (8), modèle social égalitaire et Sécurité Sociale obligatoire (9), économies budgétaires de l’Etat en 2015 (10)... De quoi nourrir un mauvais relativisme, celui qui stipule que « les représentations, les normes et les valeurs sont dépourvues de fondement ; qu’elles sont des constructions humaines inspirées par le milieu, l’esprit du temps, des passions, des intérêts ou des instincts », selon la définition du sociologue Raymond Boudon (11). Mauvais relativisme, trop souvent d’origine institutionnelle, qui finit par nuire à l’idée même de cosmopolitisme.

L’inscription de l’UE dans la durée est révélatrice d’une profonde crise civilisationnelle. L’éditorialiste Franz-Olivier Giesbert regrette ainsi que ce qu’il appelle « l’Europe » soit « un grand corps mou sans tête ni bras ni jambes, qui réglemente à tout-va pour se donner le sentiment d’exister. Depuis qu’elle s’est adonnée à la fièvre de l’élargissement, elle est devenue de plus en plus obèse, podagre et paralytique. Elle a même prétendu, c’est dire son inconséquence, introduire dans sa bergerie le loup turc, complice de Daech dans l’extermination des Kurdes ! » (12). Quand l’UE est selon Alain Finkielkraut « le cheval de Troie de la déseuropéanisation » (13), il faut de fait une bonne dose d’aveuglement ou de mauvaise foi pour se réclamer de l’héritage des Sully, abbé de Saint-Pierre, Saint-Simon et Victor Hugo (14). L’Union est précisément une construction idéologique visant à sortir de l’Histoire. « Je hais les nations, épiphénomène sanglant de l'histoire humaine, et méprise les nationalistes. La «souveraineté nationale», c'est un os à ronger lorsqu'on a perdu la seule souveraineté qui compte : celle de soi-même. […] Oui à la démocratie, non au «peuple», fiction de romancier », écrit Gaspard Kœnig dans la foulée du Brexit (15). Arrière-fond idéologique partagé avec des nuances par le capitalisme et le socialisme. Le philosophe « libéral » fait ensuite l’éloge aux accents communautaristes d’une minorité urbaine, autonome, cosmopolite et nomade. La souveraineté étant avant tout une question de sécurité, elle est aujourd’hui pour l’essentiel étatique et nationale. La méta-communauté de Gaspard Kœnig  aspire-t-elle à une souveraineté supranationale demain, privée après-demain ? « Abattre les murs de l’Etat, ce n’est pas créer un monde sans murs, c‘est créer un millier de petites forteresses », écrivit le philosophe Michael Walzer (16). Les nationalistes corses, la CGT, Google et bien d’autres s’y préparent. Le néolibéral est l’enfant gâté de la Pax Americana, dangereux pour les nations et les peuples, donc pour le libéralisme, la démocratie et la paix. « Le rêve d’une Europe fédérale et universelle bâtie sur le démembrement des nations qui la composent est suicidaire », prévient Nicolas Baverez (17). Un esprit naïf pourrait voir dans la démocratie directe un mode idéal de gouvernement libéral. Mais non, le marché aux idées politiques doit rester la chasse gardée des « combattants de la liberté » certifiés. A défaut, le redécoupage électoral jusqu’à la sécession ou au supranationalisme, l’invective voire l’intimidation se justifient pleinement pour revenir, si ce n’est au bon goût, du moins à l’ordre oligarchique des choses. La pétition en faveur d’une sécession de Londres n’est pas anodine quand les villes concentrent 80 % de la production de richesses dans le monde (18).

L’ambassadeur Eric Danon voit dans la frustration et le sentiment d’urgence des constantes psychologiques du terrorisme (19). Ce sont aussi des ressorts majeurs du vote « populiste » ou favorable au Brexit, le dévoiement des institutions démocratiques ne pouvant se poursuivre longtemps sans péril. « Le sentiment d'exil sur ses propres terres est bien plus traumatisant que l'exil en terre étrangère. Il n'est qu'à lire les témoignages de dissidents des régimes totalitaires du XXe siècle pour en saisir la mesure », analyse l’essayiste Malika Sorel-Sutter (20). En plus de l’islamisme pour quelques décennies encore, Eric Danon pense que trois causes globales pourraient à l’avenir faire l’objet d’un activisme aux méthodes terroristes : la lutte contre la finance et le capitalisme mondialisé ; la défense de l’environnement ; le combat pour la liberté dans le cyberespace (21). En parallèle, la force nouvelle de l’Asie met un terme à l’expansion des valeurs américaines et occidentales. Cette évolution change l’organisation du monde, car nous passons d’une mondialisation américaine sans frontières à une globalisation à la mode chinoise, dissymétrique, fondée sur la régionalisation des économies et la souveraineté nationale (22). Alors que l’actuelle UE partage l’idéologie de l’éminent et courageux dissident chinois Mao Yushi, qui « réfute tranquillement l’idée de nation, affichant sa foi en un monde sans frontières où les droits individuels primeraient sur la raison d’Etat et où l’humanité se partagerait en communautés volontaires » (23). A minima, la future UE devra donner une orientation plus consensuelle au capitalisme, dans un monde fini et régionalisé, aux peuples souverains et informés. N’en déplaise aux partisans du Transatlantic Trade and Investment Partnership, la réponse européenne différera probablement de l’américaine.

Selon Max Planck et la méthode expérimentale, une théorie atteint sa maturité quand, passée du monde de la spéculation à celui de la confrontation avec l’expérience, elle dispose d’une capacité à prédire de nouveaux phénomènes, en accord avec ses observations (24). Si le parallèle entre le soviétisme et l’actuel mondialisme, loin d’être scientifique, n’en est pas moins pertinent, la fin de l’URSS est riche d’enseignements prospectifs. Traduit par « reconstruction », le terme perestroïka désigne l’ensemble des réformes de Gorbatchev qui menèrent, sans que ce soit l’objectif de l’intéressé, à la disparition de l’URSS. D’abord simple slogan comme il en existait déjà beaucoup dans l’histoire soviétique, la pérestroïka acquit progressivement de la consistance en 1987-1988 : ses manifestations furent la libéralisation de la parole (glasnost), qui permit notamment de commencer le processus de désacralisation de l’histoire soviétique ; l’introduction d’éléments de l’économie de marché ; l’introduction officielle de la dimension écologique dans la politique soviétique (avec l’arrêt du 7 janvier 1988) (25). Rappelons ici les causes globales distinguées par Eric Danon : la liberté du cyberespace, défi à toute tentative de sacralisation ; la lutte contre le capitalisme mondialisé, c’est-à-dire l’économie de marché dérégulée ; la défense de l’environnement. Autres époque et systèmes, mais troublante concordance des failles métapolitiques. D’économique et sociale, la pérestroïka devint politique, avec l’autorisation des élections libres. Et internationale, avec la fin de la Guerre froide proclamée en 1989 lors du sommet de Malte. Déstabilisé par les conservateurs du Politburo, débordé par un entourage proche qui demandait des réformes plus radicales, Gorbatchev en appela à l’Occident, ainsi lors de sa visite en France en juillet 1989. A son tour, le président François Mitterrand appela la communauté internationale à soutenir la pérestroïka. En vain : cette dernière signifiait alors, pour la population de l’URSS, d’abord et avant tout le démantèlement du communisme, irréformable (26). Les demandes de référendums en Europe témoignent d’une aspiration à plus de démocratie directe. La Guerre froide hante toujours les Etats-Unis, l’UE et la Russie ; n’est-elle pas au fond encore constitutive de leurs identités respectives (OTAN, dissuasion nucléaire, formation intellectuelle des élites, etc.) ? Les prises de position contraires des Etats-Unis et de la Chine n’empêchèrent pas le Brexit, affirmation d’un sentiment d’irréformabilité de l’UE. Parions alors sur le potentiel déstabilisant du principe de subsidiarité pour les systèmes à vocation fédérale et visée mondialiste.

Sébastien Holué

 

Notes

(1) ORCIVAL (d’) François, « Nous sommes tous sur la liste », Valeurs Actuelles, n°4151, 16 juin 2016, p.3

(2) GOULARD Sylvie, SAINT-ETIENNE Christian, « Faut-il avoir peur du Brexit ? », propos recueillis par Yves Roucaute, Valeurs Actuelles, n°4151, 16 juin 2016, pp.90-91.

(3) RAFFARIN Jean-Pierre, Le Grand Jury, RTL-LCI-Le Figaro, 19 juin 2016

(4) VEDRINE Hubert, « Le Brexit n’est pas le problème principal de l’Europe », Europe1.fr, 20 juin 2016

(5) KOZOVOÏ Andreï, op.cit., entrée « Nouvelle pensée », pp.231-232

(6) ROUCAUTE Yves, « Vers le retour de l’extrême gauche fasciste ? », Valeurs Actuelles, n°4149, 2 juin 2016, pp.84-85. « Les seuls vrais socialistes de l’Allemagne, de toute l’Europe, c’est nous ! » Goebbels (1926).

(7) ROUCAUTE Yves, « Cassius Clay, héros ? Une légende, une vraie », Valeurs Actuelles, n°4151, 16 juin 2016, p.93. « Jusqu’en 1975, le boxeur était raciste, antichrétien, antisémite, homophobe, ami des dictateurs antiaméricains ».

(8) « Le système d’enseignement français est un vaste délit d’initié », TIROLE Jean, Economie du bien commun, PUF, Paris, 2016, p.86. Cité dans Le Grand rendez-vous- Jean Tirole, Europe 1, 8 mai 2016.

(9) LEFEBVRE Frédéric, « La France ne se droitise pas, elle se radicalise », propos recueillis par Raphaël Stainville, Valeurs Actuelles, n°4151, 16 juin 2016, p.21. « Notre modèle social est très inégalitaire. Il faut une nouvelle répartition. En quarante ans, on est passé de 400 000 chômeurs à 6 millions ! […] On paye de plus en plus pour protéger de moins en moins […] Rester au RSI, cotiser au régime général ou s’assurer dans le privé pour 10 fois moins cher avec la même protection doit être un choix. […] Une directive européenne le permet ».

(10) PAYA Frédéric, « Cambon contre Bercy », Valeurs Actuelles, n°4149, 2 juin 2016, p.54. « Cette notion « d’économies » ne correspond pas à l’usage habituel du terme », dénonce la Cour des comptes.

(11) BOUDON Raymond, Le relativisme, Que sais-je ?, PUF, 2008. Cité dans LE FOL Sébastien, « Le véritable agent du complotisme », Le Point, n°2284, 16 juin 2016, p.123

(12) GIESBERT Franz-Olivier, « Au revoir, la Grande-Bretagne. Bonjour, la Petite Angleterre », Le Point, n°2286, 30 juin 2016, p.5

(13) FINKIELKRAUT Alain, « Nul n’est prêt à mourir pour l’Europe », propos recueillis par Saïd Mahrane, Le Point, n°2286, 30 juin 2016, pp.54-57

(14) GUIEU Jean-Michel, « De Charlemagne à Maastricht, le destin d’une idée », propos recueillis par François-Guillaume Lorrain, Le Point, n°2286, 30 juin 2016, pp.107-110

(15) Kœnig Gaspard, « Brexit : le coup de gueule de Gaspard Kœnig », lefigaro.fr, 24 juin 2016

(16) Cité dans FINKIELKRAUT Alain, op.cit.

(17) BAVEREZ Nicolas, « Un tournant pour l’Europe », Le Point, n°2285, 23 juin 2016, pp.10-11

(18) DELHOMMAIS Pierre-Antoine, « Le bonheur est en ville », Le Point, n°2285, 23 juin 2016, pp.11-12

(19) DANON Eric, « Anticiper les nouveaux terrorismes », Conférence « Terrorisme-antiterrorisme : prévenir ou subir ? », Institut Jean Lecanuet, Palais du Luxembourg, Paris, 14 juin 2016

(20) SOREL-SUTTER Malika, « Nos élites mettent en péril un édifice de plus de mille ans », propos recueillis par Alexandre Devecchio, Le Figaro Magazine, 17 juin 2016

(21) DANON Eric, op.cit. « C’est le grand phénomène de notre époque que la violence de la poussée islamique […] analogiquement comparable aux débuts du communisme du temps de Lénine », écrivit Malraux dans une note à de Gaulle datée de juin 1956, cité par Gérard Bardy dans De Gaulle avait raison (Editions Télémaque, Paris, 2016). Dans un tout autre registre, 185 militants écologistes furent assassinés en 2015 dans le monde. Soit 59 % de plus qu’en 2014, selon le rapport de Global Witness. Pays les plus dangereux pour les défenseurs de l’environnement : le Brésil, les Philippines et la Colombie. Source : « Chiffres », Le Point, n°2286, 30 juin 2016, p.20

(22) EL KAROUI Hakim, « L’Europe dans un monde désoccidentalisé », France Forum, n°44, décembre 2011, pp.14-17

(23) Kœnig Gaspard, « Un libéral nommé Mao », Le Point, n°2284, 16 juin 2016, pp.123-127

(24) RAUFER Xavier, « Les jeux de construction de M. Hobbs, ou : Bourdieu chez les (grands) Bretons », Sécurité Globale, n°2, Automne 2015, pp.91-108

(25) KOZOVOÏ Andreï, Russie – Dictionnaire d’histoire et de civilisation, entrée « Perestroïka », Ellipses, Paris, 2010, pp.255-256

(26) KOZOVOÏ Andreï, entrée « Perestroïka », op.cit.

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