Chronique du 19 courant… La métaphore de Steiner

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Chronique du 19 courant… La métaphore de Steiner

19 juillet 2013... Encore la psychologie, l’angoisse, la compagne coutumière, sujet sans fin et un sujet bien plus fécond qu’on peut croire et qu'on craint en général. Le détour pour y revenir passe par George Steiner, 84 ans, professeur, philosophe, linguiste, prodigieux survivant d’une Europe cosmopolite dans le meilleur sens du terme, de Vienne à Paris avec un nombre prodigieux de langues à son actif. Il faut écouter Steiner, sa voix sarcastique et métallique, s’exprimant dans un français impeccable, comme en anglais, comme en allemand, etc.

... Je l’écoutais justement, cette voix, le 23 mai 1997, sur France 2, lors d’une émission du Bernard Pivot post-Apostrophe, dans son émission Bouillon de culture. Je m’en souvins lors d’une très récente interview du même Steiner, au Monde. Ceci et cela ouvrent une parenthèse de citations à la suite de laquelle je poursuivrai mon propos.

Paroles de Steiner

• Dans de defensa & eurostratégie, Volume 16, numéro 18 du 10 juin 1997, rubrique Analyse : «La question de Steiner»…

«Lors de l’émision Bouillon de culture, le 23 mai, sur la chaîne France 2, alors que l’on parlait accessoirement des rapports de La Fontaine et de Louis XIV (à propos du livre ‘Le poète et le roi’, de Marc Fumaroli), l’écrivain et philosophe, et véritable “agitateur d’idées” George Steiner jeta cette phrase qui parut inattendue, explosive, à peu près comme un pavé dans la mare : “Est-ce que la très grande poésie, la très grande pensée ne fleurissent pas précisément sous la pression du roi absolu [de l’absolutisme politique] ? Est-ce que la démocratie n’est pas l’ennemie même de l’excellence ? C’est un des sujets tabous, les plus tabous dans la théorie actuelle de la culture et de l’histoire”. L’acteur Fabrice Lucchini, qui a l’esprit vif, remarqua aussitôt, s’adressant métaphoriquement au présentateur de l’émission : “C’est important, ça, M’sieur Pivot, ce qu’il dit à cette seconde”… […]

» …Steiner rappelle ce mot de Borges, pressé par des émissaires de l’université de Harvard de rejoindre une chaire confortable avec un salaire plantureux, tout cela dans la grande Amérique qui est terre de liberté comme chacun est tenu de savoir, et fuir cette horrible dictature de Juan Peron… […] : “Mais vous ne comprenez pas, répondit Borges aux émissaires américains, le despotisme est la mère de toutes les métaphores.” Et encore, rapporte Stener, James Joyce répondant à ceux qui le pressaient de ne plus supporter cette affreuse censure catholique en s’expatriant par exemple (ce qu’il fit d’ailleurs, mais il fut alors comme en exil, ce qui vaut bien la position du résistant) : “Mais vous ne comprenez rien, répondait Joyce. Je suis une olive, pressez-moi…”»

• Le 10 mai 2013, dans Le Monde (Culture & Idées), paraissait une interview de ce même George Steiner. Il s’agit ici de l'avant-dernier question-réponse de l’interview…

Question : «“Ce n'est pas un hasard si les poètes louent les tyrans”. Cela veut-il dire que la démocratie ne crée pas un contexte favorable au génie littéraire ni à la tragédie comme genre ? Antigone ou Abraham sont-ils encore envisageables à l'ère démocratique ?»

George Steiner : «Quand les péronistes sont revenus au pouvoir en Argentine, l'ambassadeur américain a proposé à José-Luis Borges, qui était bibliothécaire à Buenos Aires, de venir aux Etats-Unis et d'occuper à Harvard la grande chaire qui porte le nom du poète Charles Eliot Norton. Borges a souri comme seul un aveugle peut sourire et répondu : “Vous ne comprenez pas, monsieur l'ambassadeur, la torture est la mère de la métaphore.” C'est terrible comme phrase, mais c’est vrai. Le grand poète, l’écrivain est l’opposant par excellence. Il oppose ce qui pourrait être à ce qui est. Mais dans une société où, selon le mot du philosophe américain Richard Rorty, “anything goes”, il devient difficile au poète de créer un contre-monde. J'ai eu une altercation cinglante avec Joseph Brodsky [Prix Nobel américain d'origine russe, déporté par le régime soviétique puis contraint à l'exil, en 1972]. Lui trouvait que le prix payé pour son œuvre avait été trop élevé. Aucune ne vaut la souffrance et Brodsky a toute la légitimité pour l'affirmer. Je n'ai pas le droit moral de soutenir le contraire. Et pourtant, je le ressens. La démocratie sait-elle favoriser cet acte de rébellion, de révolte intérieure qui est au cœur de la grande littérature et de l’art ?»

Steiner et le “19 courant…”

Permettez au chroniqueur, d’abord, quelques considérations sur l’auteur. Par là, nous en viendrons au principal. Steiner est, comme Jean-François Mattei, comme Lucien Jerphagnon, un de ces formidables érudits, un de ces visiteurs superbes du passé, de sa grandeur incontestable, un explorateur des méthodologies et des beautés intellectuelles de notre héritage, avec l’appréciation implicite, de facto irais-je jusqu’à dire, que tout cela est trahi, réduit, pulvérisé par notre destin courant. (Steiner a eu diverses interventions magnifiques, dont j'ai retenu, un favori pour mon compte, un texte sur Les Logogrates, – Cahiers de l’Herne, 2003, – où il explore les origines du langage à l’aide des hypothèses transcendantales.) Pourtant, cette sorte d’intellectuels se révèlent souvent, comme dans une incompréhensible inversion, comme impuissants à extrapoler un jugement audacieux par rapport au conformisme, un jugement “libéré” sur notre présent et sur leur époque par conséquent, qui soient appréciés avec rigueur d'une façon relative au passé dont ils arpentent les merveilles extraordinaires. On trouve un exemple du cas, avec la première question du Monde, évidemment sur l’Europe, puis la réponse, fort bien dite et assistée de références irrécusables qui concernent les deux guerres (certes, la Shoah, les 40.000 morts du premier jour de la bataille de Passchendaele, en 1917) …

Le Monde : «On assiste à un recul de l'idée d'Europe. Ce reflux vous inquiète-t-il ?»

Steiner : «Bien sûr, mais mon pessimisme est mitigé. Car l'Europe telle que nous la connaissons en 2013 tient aussi du miracle. Nous parlons là, assis ensemble à Cambridge, alors que deux guerres mondiales ont ravagé le continent…»

Ainsi cette célébration de l’Europe d’aujourd’hui qualifiée de “miracle”, dans les conditions que nous connaissons, parce qu’il y eut hier des conditions pires dans des contextes fort différents, qui ne furent d’ailleurs rendues possibles que grâce à la machinerie du progrès (le professeur Rubenstein l’a bien montré pour la Shoah dans La cruauté de l’histoire), relève-t-elle d’une extraordinaire banalité à laquelle se trouve contraint un tel talent, – à cause de quoi, à cause de je ne sais quoi en vérité. De même pour la citation qui m’intéresse, – deux dans le même sens, si l’on ajoute celle de Joyce, – qui est d’un extraordinaire intérêt en elle-même telle que l’a révélée Steiner et telle qu’il l’envisage, mais qui est bientôt compromise par une vision si convenue de la démocratie…

«Le grand poète, l'écrivain est l'opposant par excellence, dit Steiner. Il oppose ce qui pourrait être à ce qui est. Mais dans une société où, selon le mot du philosophe américain Richard Rorty, “anything goes”, il devient difficile au poète de créer un contre-monde.»

Comment cela peut-il être dit par un si brillant esprit à l’heure de nos démocraties sinistres, terrifiantes, à la fois vermoulues et monstrueuses, créations difformes et quasiment sataniques qui prêchent l’inversion de toute création de civilisation, qui alimentent de mensonges construits, structurées, presque industriels à force de répétition, tous les sens du pseudo-citoyen ? Steiner pense-t-il qu’il n’y a là-dedans aucune place pour un “opposant par excellence”, et surtout aucune justification pour un “opposant par excellence” ? Croie-t-il à notre impuissance à “créer un contre-monde” (c’est-à-dire à l’imaginer) alors que n’importe quelle monde autre que celui que nous avons, aujourd’hui, dans ces conditions que nous considérons objectivement, oui n’importe quel autre monde ferait l’affaire en fait de “contre-monde” ? (Le problème est simplement que cette “démocratie”-là s’arrange parfaitement, par son empire sur le système de la communication, pour n’offrir aucun relais, ni aux “opposants par excellence”, ni aux “contre-mondes” que ces opposants pourraient proposer, – mais tout de même, il suffit d’aller fouiller sur l’internet pour trouver quelque chose dans ce sens, – mais je me demande si un professeur confortablement installé dans sa chaire de Cambridge peut consentir à s’y mettre...) Comment un esprit si haut peut-il ainsi se dérober à ce qu’il devrait considérer comme son devoir de clairvoyance et d’honneur de la pensée, qui est d'inciter plus que jamais “le poète” à jouer son vrai rôle ?

…Â côté de cela, figurez-vous que l’homme (Steiner) est admirable d’avoir débusqué ces pensées et de les avoir mises dans un contexte qui nous conduit, nous, à penser audacieusement. Ce que nous disent ces citations si justement mises en situation, telles qu’il nous les présente, plus que ce que lui-même en dit, est qu’il existe une nécessité de pression pesant sur les psychologies pour susciter chez celui qui en a les moyens, l’acte de la création. Cette idée, lorsque je l’avais entendue exprimée par Steiner en 1997 m’avait certes arrêté, mais pas aussi fondamentalement que ne l’a fait son rappel, dans son interview du Monde de mai 2013. L’interprétation que j’en avais gardée en 1997 et qui n’a fait que se conforter inconsciemment, s’est ainsi cristallisée. Sans aucun doute, le créateur, cela dans le sens le plus large pourvu que la chose créée renvoie à la tragédie humaine et à ses hauteurs béantes, a besoin de pressions extérieures, qui se traduisent dans sa psychologie en une intense activité névrotique, d’angoisse existentielle, de malaise d’être, pour aller chercher cette force enfouie, la prendre à pleines mains pour l’exhumer, pour la transmuter dans cet acte créateur qui a nécessairement quelque chose de libérateur… Lorsque le créateur a achevé son œuvre, il est vrai qu’il connaît un instant sublime d’exaltation où il lui semble qu’il marche dans les cieux. Cela ne dure pas, certes, et bientôt le voilà redescendu dans ses enfers, et à nouveau le combat entrepris pour en sortir en transmutant cette évasion, à nouveau, en un acte créateur.

(J’emploie le mot “créateur” plutôt que ceux de “poète” ou d’“artiste”, parce que je me méfie de ces mots dans l’emploi qu’on en fait de plus en plus dans le cadre du Système… “Créateur”, c’est-à-dire celui qui produit véritablement une œuvre structurée, où sa pensée éclairée par l’intuition installe effectivement ces formes cohérentes, dans quelque domaine de l’esprit que ce soit, qui vont contribuer à contrebattre l’action déstructurante et dissolvante du Système. Le terme “créateur”, – qui inclue évidemment le poète et l’artiste, – est nécessairement antiSystème et à l’abri de la manipulation du Système. Les termes seuls de “poète” ou d’“artiste” sont solitaires et sans défense contre les attaques faussaires, comme le montre tant et tant de manifestations de l’art de la modernité.)

Cette différence de perception, et surtout de sensibilité entre 1997 et aujourd’hui est évidemment due à l’évolution du temps métahistorique. Jamais la pression exercé sur l’individu, pour le subvertir et le dissoudre, n’a été aussi forte. (Cela, dans notre époque de démocratie proche d’être universelle.) D’un autre côté, cette immense pression génère de l’angoisse à mesure mais aussi ne laisse d’échappatoire que dans l’acte de création, c’est-à-dire au bout du compte dans cet “instant sublime d’exaltation où il lui semble qu’il marche dans les cieux”. Cet instant ne dure qu’un instant, qu’importe. Ce terrible mouvement de balancier entre l’angoisse et le sublime, – et combien plus d’angoisse que de sublime dans le champ quantitatif, mais combien plus de richesse dans le sublime que de tentation morbide dans l’angoisse, dans le champ qualitatif, – ce mouvement-là est l’inévitable rythme présent de notre vie, et un rythme, me semble-t-il, sans précédent dans sa prégnance, dans son universalité.

Cette dernière remarque implique l’interrogation à propos de notre temps par rapport à ceux qui nous ont précédé. Les remarques de Borges et de Joyce, le rapport qu’en fait Steiner, ont-ils une valeur universelle, c’est-à-dire de tous les temps de tous nos temps ? Ne s’agit-il pas d’une faveur extrême que nous fait notre époque, après une extension graduelle de cette situation qu’on décrit, notamment, avec l’accélération décisive du “déchaînement de la Matière” ? Cette nécessité de la pression extérieure et destructrice, reflétée et contenue à la fois par l’angoisse, temporairement écartée par l’acte sublime de la création avant d’affronter à nouveau l’angoisse, n’est-elle pas une spécificité de la Chute, depuis que cette civilisation s’est mise sur son déclin en se transformant en contre-civilisation ? Encore, exista-t-il des temps heureux, dans l’imperfection humaine, dans des régimes que nous jugeons pourtant arbitraires et cruels et dans des civilisations que nous estimons généreusement et généralement moins vertueuses que la nôtres, avec les menaces portées contre lui (le créateur) comme il est inévitable dans toute société humaine, des temps heureux où le créateur fut pourtant plus libre et plus assuré qu’il n’est aujourd’hui ? Enfin, exista-t-il des temps bienheureux où l’angoisse d’être créateur n’existait pas pour le créateur, pour le pousser à accomplir sa mission ? … Des temps bienheureux, en un mot, où il existait malgré tout une solidarité entre la civilisation et la société qu’elle enfante, et le créateur qui cherche à “accomplir sa mission” ?

… Tant, aujourd’hui, à la lumière rectifiée des remarques de Steiner rapportant les mots de Borges et de Joyce, la civilisation semble être devenue l’ennemie absolue de l’être et du monde qui la composent. C’est comme s’il existait un obscur combat à mort, dont nul ne sait la cause réelle ni le but final, entre cette composition dont on fait tant la promotion, qu’on nomme “civilisation”, et l’être vivant, et le monde finalement. Il apparaît alors inévitable que nous cherchions au-delà des explications convenues et des hypothèses rationnelles. C’est dans ce cas qu’un instant l’angoisse cesse de m’étreindre, en songeant qu’avec de tels concepts que sont “le Système” et “le déchaînement de la Matière”, tant de questions sans réponses en trouvent une qui les résument toutes. Finalement, je préfère subir l’angoisse du créateur soumis à la pression d’un monde devenu fou, faussaire et complètement subversif jusqu’à la dissolution, plutôt que de laisser sans réponses tant de questions sur les antagonismes abyssaux de ce temps, et de me retrouver face à l’angoisse, celle-là mortelle et sans retour, du vide final, de notre entropisation accomplie. Plutôt la bataille jusqu’à la mort ou pourtant la mort n’est jamais assurée, que la mort assurée dans l’illusion de l’absence de la bataille.

Philippe Grasset

 

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